Publié le 4 Juillet 2018

La répétition reprend. Lou regagne sa place et sa position, sans enthousiasme. Elle adore ce cours de danse où elle vient depuis quelques années, au moins trois fois par semaine, même quatre quand elle peut. Mais en fin d’année, il y a toujours ce spectacle à préparer. Il faut mémoriser un certain nombre de chorégraphies, superbes certes, d’une élégance et d’un raffinement indéniables, mais souvent complexes. Cela demande beaucoup d’attention, de concentration. Et Lou, par moments, en a un peu assez. Le plaisir qu’elle trouve à danser s’amenuise pour devenir une contrainte, une obligation.

 

Anne-Lise, la professeure, est une femme exceptionnelle que Lou admire beaucoup pour sa rigueur et sa créativité. Très mince, les cheveux relevés en chignon, le visage sévère, sanglée dans un justaucorps couleur chair, elle arpente le studio d’un pas décidé. Pendant les cours, elle est stricte et exigeante, reprenant un port de bras, corrigeant un en-dehors d’un ton sans appel. Mais pendant les répétitions, elle devient intraitable, se met parfois en colère, traitant les élèves d’incapables, leur reprochant leur manque de présence, de motivation. Elle fait recommencer encore et encore des enchaînements très élaborés, car elle n’est jamais satisfaite et demande toujours plus.

 

Lou se sent un peu lasse. A-t-elle eu une bonne idée d’accepter de participer à ce spectacle, ce qu’elle a toujours évité jusqu’ici, prétextant les horaires en partie imprévisibles et la charge de son travail ? En outre, la perspective de monter sur scène, exposer son corps à des spectateurs, même paré d’un beau costume, lui donne un trac fou.

 

Et puis il y a Vincent. Un très beau garçon au demeurant, le rêve de toute jeune fille. Grand, les cheveux bruns bouclés, les yeux bleus. Il est là souvent pendant les cours. Lui et son appareil photo, un Canon haut de gamme avec plein d’objectifs, un pied, des flashes, du matériel de professionnel. Ce qu’il aime, c’est hanter les cours de danse et mitrailler les danseuses. Depuis que les répétitions ont commencé, il ne quitte presque plus le studio, multipliant les points de vue et les angles. Il semble se faufiler avec agilité au milieu des silhouettes mouvantes. Il est là tellement souvent que passés la première surprise, le malaise d’être observées et traquées par son appareil, les jeunes femmes ont fini par ne plus trop prêter attention à lui, se concentrant sur les chorégraphies dont il faut retenir la moindre subtilité, bras couronne, pieds pointés, chassé, relevé… inlassablement. Il semble faire partie du décor, silencieux et mobile durant des heures.

 

Parfois il apporte des tirages de ses photos, en grand format, qu’il montre à Anne-Lise et aux élèves. Elles sont tout simplement magnifiques. La beauté de chaque danseuse, la justesse d’un mouvement y sont révélées par le cadrage, la lumière, la densité d’un noir et blanc ou le chatoiement des couleurs. Anne-Lise en accroche quelques unes sur les murs du studio, et elles sont comme des encouragements, surtout dans les moments difficiles, à persévérer dans cette rude discipline où le corps est parfois mis à mal, poussé aux limites de la douleur.

 

Anne-Lise, pourtant peu encline à accepter la présence d’étrangers dans son cours -elle n’autorise jamais personne à venir « juste pour voir » et impose aux élèves potentiels de suivre un cours d’essai- fait preuve d’une indulgence particulière envers Vincent. Peut-être à cause de sa faculté à sublimer le corps des danseuses, à magnifier leur mouvement. Il ne parle pas, s’éclipse presque toujours dès la fin du cours. Cette ambiance de volière égaillée dans les vestiaires, les fous-rires, les bavardages qui succèdent à l’austérité de la leçon, ce n’est pas pour lui. Après son départ, souvent, les jeunes femmes ne peuvent s’empêcher de parler de lui. Il intrigue, fascine, agace. Certaines sont amoureuses de lui ou le vénèrent surtout si elles ont apprécié les clichés où elles figurent. D’autres le détestent, ne supportent pas son intrusion muette et insistante dans leur petit monde clos. Elles ne comprennent pas ce qu’il vient faire avec une telle obstination, d’aucunes le trouvent voyeur, l’imaginent même pervers, lui prêtent des intentions suspectes. Il est rare qu’il les laisse indifférentes.

Quant à Lou, elle est intriguée et agacée à la fois. Pourquoi Vincent braque-t-il son objectif si souvent sur elle, la suit-il dans ses déplacements, apporte-t-il régulièrement des photos d’elle ? Cela ressemble à une obsession, pas une attirance ou un sentiment. D’ailleurs il ne la regarde pas, quand son œil est dépouillé d’instruments, il ne lui a jamais adressé la parole. Elle ne sait que penser, mais cette insistance accroît un peu plus son malaise.

 

*

**

 

Ce jour-là, la répétition semble plus difficile que jamais. La pièce qu’Anne-Lise leur fait travailler est particulièrement ardue, très physique, avec des sauts, des passages au sol épuisants quand on les reproduit de nombreuses fois. La musique, très contemporaine, a des stridences qui leur écorchent un peu les oreilles.

 

En outre, cela se passe au plus près des conditions du spectacle, avec les éclairages et les costumes. C’est encore plus impressionnant, on sent que la représentation se rapproche, qu’il faut donner encore plus de son énergie et de son enthousiasme.

 

Comme à son habitude ces derniers temps, Vincent arpente la scène en mitraillant les danseuses, parées de tenues moirées, scintillantes. Quatre d’entre elles s’élancent dans des déboulés très rapides, sur un rythme de percussions. Lou, épuisée par la reprise inlassable de ce passage éprouvant, perd la maîtrise de son mouvement et trébuche, heurtant violemment Vincent qui n’a pas eu le temps de reculer. Il tombe et se cogne la tête contre le rebord en bois de la piste. Anne-Lise interrompt aussitôt la répétition et se précipite auprès de lui, entourée rapidement par les élèves, Lou en tête, affolée par l’incident. Vincent est à terre, inanimé, il a du sang sur le visage.

 

Les secours interviennent rapidement, soulageant la panique qui s’est emparée du petit groupe, emportant Vincent qui a repris connaissance, mais est encore sous le choc, vers l’hôpital le plus proche, accompagné de Lou et d’Anne-Lise.

 

Dans la petite chambre aux grandes baies vitrées donnant sur la mer où on l’a installé, Vincent est plus pâle que jamais. Lou est un peu désemparée, intimidée, de se trouver face à lui, maintenant qu’il est dépouillé des objets qui l’ont toujours maintenu en retrait. Et surtout, elle se sent responsable de ce mouvement maladroit aux conséquences démesurées et cela accroît son malaise. Mais Vincent ne semble pas d’humeur à lui en tenir rigueur, il est plus enjoué et détendu que d’habitude. D’ordinaire taciturne -est-ce l’effet des médicaments contre la douleur qu’on lui a administrés ou du choc ?- il parle avec une fébrilité inattendue, s’adressant à Lou comme s’il voulait la rassurer et avait quelque chose d’essentiel à lui révéler, qu’elle va découvrir au fil de son récit.

« Mon grand-père, Félix, était mécanicien. Il possédait un petit garage ; ses journées étaient dures, mais il aimait son métier. Micheline, ma grand-mère, était une femme simple, très enjouée, toujours souriante. Elle avait un petit magasin de fleurs et servait les clients en chantonnant du matin au soir Trenet, Aznavour, Bécaud, Piaf. Mais sa passion dans la vie était la danse. Chaque fois qu’elle le pouvait, car leurs moyens étaient modestes, elle prenait des places à l’opéra pour aller voir un ballet. Parfois, elle réussissait à y entraîner Félix, qui ne partageait pas son engouement, mais l’accompagnait par amour, car c’était un couple très uni.

 

Un jour, ils sont allés voir Giselle et Félix a eu une sorte de révélation devant ce spectacle magique. La chorégraphie, la musique, les décors, les costumes ont été pour lui un enchantement. Cela a changé le cours de sa vie : à peine revenu de son émerveillement, il a décidé d’arrêter le garage. Il a tout vendu et a englouti toutes ses économies pour transformer le lieu en une magnifique salle de danse.

 

Ce fut un succès. Le dimanche, la piste de parquet ciré attirait tous les danseurs amateurs des environs, qui venaient tournoyer pendant des heures au son des tangos, pasos, valses, rumbas, polkas. Et pendant la semaine, pour rentabiliser la salle qui avait coûté une fortune –et le petit magasin de Micheline ne rapportait pas beaucoup- Félix a engagé un professeur de danse de salon, puis une autre pour la danse classique. La salle retentissait des notes du piano ou du phonographe qui accompagnaient les leçons, plus tard de la chaîne stéréo. Toute la jeunesse de la ville se pressait aux cours, car l’école, dotée d’excellents enseignants fut réputée rapidement une des meilleures de la région.

 

Quant à moi, c’est comme si j’y étais né. A peine en âge de marcher, j’y ai usé mes fonds de culotte. Parfois, on m’oubliait dans un coin et je restais immobile, fasciné par les robes tourbillonnantes, les justaucorps pastel, les tutus mousseux. Cela a duré des années, j’ai assisté aux cours, aux répétitions, aux spectacles.

 

Pour ma communion, on m’a offert un appareil photo et c’est ainsi que j’ai commencé à regarder la danse à travers un viseur. Dès l’âge de quinze ans, mon oncle, passionné de photo, m’a transmis les secrets de la technique et j’ai passé des heures dans son labo, à tirer mes clichés. Depuis, je n’ai jamais cessé, même si le numérique a considérablement modifié la façon de travailler ; j’en ai fait mon métier. Je ne peux imaginer ma vie autrement qu’à faire cela, chercher inlassablement le meilleur cadrage, la meilleure lumière, la meilleure façon de traduire le mouvement. Photographier la danse, en tirer les plus belles images est ma raison d’être. Je ne me suis jamais imaginé faire autre chose. »

 

Un jour, mon grand-père a décidé de prendre sa retraite et a vendu la salle. J’ai craint le pire, redouté qu’un acheteur ne la transforme en tout autre chose, ne dénature ce lieu d’exception. Mais Anne-Lise est arrivée et a consacré tout son amour de la musique et de la danse à lui donner une nouvelle vie. Fini les après-midi dansants du dimanche, les plus âgés avaient trouvé d’autres lieux, les plus jeunes allaient en discothèque. La salle a été uniquement dédiée à l’enseignement de tous les arts du mouvement. Anne-Lise a engagé Eva pour la danse contemporaine, Lydie pour la salsa, Blanca pour le flamenco et Abderhamane pour la danse africaine et l’afro-jazz. La salle s’est cette fois emplie des rythmes et mélodies de toutes les époques et des tous les continents.

 

Anne-Lise a accueilli mes images avec enthousiasme et m’a demandé de photographier tous les événements qui rythment la vie du studio. Je suis devenu le compagnon de route de tous ceux qui faisaient vivre ce lieu. »

 

*

**

 

Après quelques semaines de convalescence, Vincent a repris sa place au bord de la piste et sa présence est mieux accueillie, car son histoire a fait le tour des élèves. Lou est soulagée de le voir revenir sans séquelles, mais elle garde ses distances. Elle n’a pas eu de réponse, dans le récit de Vincent, à la question qui la préoccupe le plus et qu’elle n’a pas osé poser. C’est Vincent qui cette fois vient vers elle, s’étonnant de la sentir à nouveau fermée, voire hostile. Lou s’enhardit et lui avoue combien il lui est difficile d’être ainsi traquée, mitraillée, exposée. « Pourquoi moi ? demande-t-elle. Il y a tant de filles qui dansent bien mieux que moi, qui sont plus jolies ». Vincent lui promet de lui apporter la réponse le lendemain, si elle passe le voir à son atelier. Rendez-vous est pris.

 

Passés les formules d’usage et les sujets anodins qui les aident à rompre la réserve qui s’est à nouveau installée entre eux, Vincent apporte un tableau de grande taille recouvert d’un linge. Il annonce à Lou qu’il va lui montrer quelque chose qu’il a toujours gardé pour lui. Il soulève le tissu et laisse apparaître, sur la peinture à l’huile aux teintes légères, délavées, une jeune femme gracile, aux traits doux, au léger sourire, les cheveux relevés en un chignon souple d’où s’échappent quelques boucles brunes. Elle porte un long tutu blanc, des chaussons satinés et semble esquisser une arabesque, les bras écartés, une jambe sur pointe, l’autre relevée. Lou est médusée : la ressemblance est telle qu’elle croit voir son propre portait.

 

« Ce tableau a été peint dans les années cinquante. C’est mon grand-père qui a demandé à un peintre de ses amis de faire le portrait de son épouse en ballerine. Tu peux imaginer mon émotion quand je t’ai aperçue pour la première fois. Les histoires racontées par mon grand-père prenaient vie sous mes yeux. »

 

Monique EHRLICH et Serge THOLOZAN

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Rédigé par Monique & Serge

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Publié le 4 Juillet 2018

 

Elle, c'était une petite fille au doux nom de Carla. Ses parents d'origine modeste étaient gardiens à l'opéra de Nice. C'est dans ce temple de la danse et de la musique qu'elle fit ses premiers pas. Au début, bien sûr à quatre pattes, pas besoin de chausson, elle suivait sa maman qui, le soir venu, nettoyait le plancher. Elle grandit sous les feux de la rampe, les coulisses, les loges, le poulailler étaient son terrain de jeu.

 

Les soirs de représentation, Carla se faisait toute petite, elle se nourrissait de musique classique et enviait les danseuses en tutu blanc. Un jour, je serais l'une d'elles, se disait-elle.

Tous les soirs, quand le silence retombait et que le rideau était baissé, les ombres envahissaient la fosse d'orchestre. L'éclairage de secours jouait avec les nuances de gris et donnait l'impression à Carla de voir les musiciens s'agiter au rythme de la symphonie qu'elle jouait dans sa tête. Le parquet de la scène portait les traces des générations de danseuses qui, sur la pointe de leurs chaussons, avaient exécuté les plus grands ballets. Le rideau rouge, lourd, semblait être le gardien de ce lieu qui ne prenait vie que le jour venu. Tout là-haut, dans les cintres, on pouvait, en tendant l'oreille, entendre le souvenir des voix des grands airs d'opéra. Ce lieu était magique, et pour la petite fille qu'elle était, c'était un monde où son imaginaire pouvait s'exprimer. Sur cette scène elle dansait, dansait, elle danse et virevolte branchée en 220 volts. Telle une marionnette attachée à ses fils elle bougeait ses bras comme des sémaphores envoyant des messages à des spectateurs virtuels. Elle répétait les pas, les entrechats, elle qui voulait devenir petit rat. Elle les connaissait par cœur, pour les avoir observés à travers les trous de souris de sa cachette. C'est drôle on est petit rat, mais jamais petit chat, ni même grand rat. Il se peut que le rat danse quand il est petit et devient danseur étoile sur la constellation qui porte son nom.

Elle venait juste de fêter ses treize ans ; dans le grenier, dans une boite en carton, elle trouva des chaussons et, glissée dans une enveloppe, une vieille photo en noir et blanc d'une danseuse en tutu long. Au dos de la photo un nom : Isadora Duncan. Carla garda précieusement ce trésor, d'autant que les chaussons étaient juste à sa pointure. Un soir où l'orage menaçait et que les nuages gris roulaient au dessus de l'opéra, de grosses gouttes commencèrent à tomber, flic flac floc, et Carla improvisa une danse au rythme de la pluie. Elle ne vit pas, assise sur le bord de la scène, une danseuse qui la regardait.

- Oh pardon, s'écria-t-elle, je ne vous avez pas vue.

- Chut ! Non, tu n'as pas à te faire pardonner, continue, c'est très bien ce que tu fais. Si tu le veux, je pourrais te donner des leçons pour corriger quelques petits défauts.

- Mais, balbutia Carla, je ne pourrai pas vous payer.

- T'inquiète pas pour ça ! La seule chose que je te demande, c'est de n'en parler à personne, de nous retrouver le soir quand l'opéra s'enveloppe de silence, disons... que ça sera notre secret.

Carla promit et la belle danseuse disparut comme elle était venue.

Tous les soirs Carla attendait avec impatience l'heure pour retrouver sa danseuse, son professeur. Avec elle, elle apprit les différentes attitudes, tous les pas de danse, les sauts, le grand écart. Chaque soir Carla progressait et son professeur ne tarissait pas d'éloges et un soir elle lui offrit un tutu pour la féliciter.

Carla cacha son trésor tout-là haut dans le grenier.

Un soir son professeur lui dit :

- Il est temps de t'inscrire au concours d'entrée de l'opéra. Aie confiance en toi, quand le jour viendra, danse comme si c'était un de nos soirs et surtout pense à moi.

Et là, elle disparut comme elle était venue.

Le lendemain matin, sur le panneau d'affichage en face la loge de ses parents, une affiche. L'opéra recrute par voie de concours, des danseuses pour son corps de ballet.

- Maman, Maman je veux m'inscrire c'est important pour moi.

Maman ne pouvait rien refuser à sa fille, elle lui donna son accord en lui précisant :

- C'est difficile, alors si ça ne marche pas, promets-moi de ne pas être déçue.

Le grand jour arriva, Carla avait revêtu le tutu en attendant son tour les yeux fermés. Elle repensait à tous les conseils et surtout à son merveilleux professeur. Toujours dans ses pensées, elle n'entendit pas le jury qui l'appelait.

- Carla c'est à toi, lui dit tendrement sa maman.

Elle rentra sur scène en se récitant son poème favori :

 

La danse en confiance

Je me lève et je danse

Tout est son et cadence

Tout là-haut je me hisse

Le ciel est mon complice

 

Mon sourire je donne

Ma passion aux gens

La danse elle me redonne

La confiance dans le temps

 

Parfois je me demande

La peur d'une réprimande

Je dois l'avouer

M'empêche de me lancer

 

J'invente des chorégraphies

Je danse je tourne je suis

Je monte sur mes pointes

La confiance n'a plus de crainte

 

Carla semblait voler au dessus du plancher enchaînant les sauts de chat, les pas chassés, les échappés, les glissés et termina sa danse par un grand écart face au jury. Le jury marqua un temps et, comme un seul homme, il se leva pour applaudir à tout rompre la prestation. Carla retenait ses larmes, elle avait aperçu dans le coin de la scène son professeur. Et quand les membres du jury lui demandèrent où elle avait appris à danser, Carla répondit:

- Avec Isadora Duncan ici présente, en désignant le coin droit de la scène.

 

Ils se retournèrent mais il n'y avait personne.

Un des membres du jury expliqua alors à Carla que ce n'était pas possible car Isadora Duncan était morte en 1927... Carla savait bien, elle, que le soir venu elle la retrouverait.

Le lendemain Nice-Matin faisait la une de son édition par ce titre accrocheur :

 

"Le fantôme de l'opéra est-il professeur de danse?"

 

Une équipe du laboratoire de la zététique enquête. Et, après plusieurs jours, le résultat s'avère négatif. Rien, pas la moindre piste!

Le soir l'opéra est silencieux. Carla avait-elle inventé ? Les enfants ont parfois un imaginaire débordant. Les journalistes ont interrogé le professeur Brach, imminent directeur du laboratoire de la zététique. Sur ce phénomène, ce dernier avoue :

La jeune Carla n'était pas une jeune fille à problème. Il faut se rendre à l'évidence, elle a gagné le concours d'une façon magistrale.

Est-elle douée? Mais aurait-elle pu toute seule inventer et apprendre ce qu'elle nous a présenté lors du concours ? En tant que directeur du laboratoire de zététique, je dois admettre que seule une danseuse étoile aurait pu lui apprendre, alors fantôme? ou pas...? Il est bon parfois de croire et de garder le mystère sur une chose inexpliquée. Aussi, pour conclure et surtout pour ne pas perturber cette jeune Carla, je dirais merci à Isadora d'avoir passé le relais et de nous avoir fait ce merveilleux cadeau.

 

 

Carla continua, quand le soir l'opéra s'enveloppe de nuit, à danser, à danser.

 

 

Bernard BRUNSTEIN

 

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Rédigé par Bernard

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Publié le 4 Juillet 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui, je suis occupé à ranger ma collection de vieux disques. Voilà qu’apparaît ce 78 tours dans sa pochette poussiéreuse … Je me rappelle… Je me rappelle lorsque ma mère me demandait de passer voir grand-père.

-Prends ton temps, me disait-elle, il t’aime bien tu sais.

Moi, c’était sa grosse voix grave qui m’impressionnait. Je trouvais toujours grand-père dans le salon, enfoncé dans son fauteuil préféré. Une odeur de tabac et de miel, que j’aimais bien, flottait dans la pièce. Lui, après m’avoir salué, m’indiquait le canapé et immanquablement me disait :

-Assieds-toi et écoute cette voix d’or. Cet homme est une merveille de la nature !

Le disque 78 tours, « RCA Victor », tournait sur le phonographe. L’on entendait une voix profonde, chaleureuse. Je ne comprenais pas bien, mais une impression d’harmonie se dégageait de ces chants puissants. C’est ainsi que je découvrais « La cavalleria rusticana » de Pietro Mascagni, « Rigoletto » « La Traviatta » « L’Aïda » de Giuseppe Verdi, « Una furtiva lagrima » de l’Elixir d’amour de Gaetano Donizetti, et tant d’autres. J’étais étourdi, immobile, j’écoutais. La musique et cette voix continuaient, elles remplissaient toute la pièce. Je sentais grandir en moi un sentiment étrange que je ne connaissais pas. Un frisson me parcourait. Je n’avais jamais pensé que la musique pouvait agir ainsi. Grand-père s’en apercevait et me disait :

-Écoute, écoute !

 

Puis le bras du phonographe arrivait au terme de la mélodie et le disque tournait sur son sillon de garage : -Tac… Tac… Tac !

Grand-père avait les yeux fermés et semblait dormir. En fait il était sous le charme des dernières notes. Je me levais et lui disais :

-Grand-père, c’est terminé !

-Oui, oui ! Je sais. Tu te rends compte ! Quelle merveille… C’est Henri, me disait-t-il, comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance de la famille. Un familier que l’on s’attendait à rencontrer à la maison.

Je dépose ce 78 tours sur mon tourne disques et j’écoute « una furtiva lagrima » de Donizetti tout en rêvant …

 

A Naples, quelques années plus tôt, le petit Enrico, issu d’une fratrie nombreuse, commence à travailler comme mécanicien. Pendant ses moments libres, il interprète, à 14 ans, des chansons populaires à l’heure des repas dans les restaurants de la vieille ville.

Un soir, un jeune et riche baryton, Eduardo Missiano, qui aimait bien s’encanailler dans la basse ville, l’entendit. Il l’appela à sa table.

-Tu connais la musique petit ?

-Non monsieur !

-Mais les variations de ta voix, l’émotion que tu fais passer, alors comment ?

-Je ne sais pas, je pense à l’histoire et ça vient tout seul.

-L’histoire ?!? Alors les harmonies, la partition, les instruments qui se répondent ?

Henri regardait Eduardo avec des yeux ronds et ne comprenait rien ; il répétait :

-Mais je chante d’oreille !

 

Missiano décida de s’occuper de son protégé. Il l’envoya suivre les cours de l’école de musique sous la direction du grand Guglielmo Vergine. Là, Henri apprit à maîtriser la technique vocale, à intégrer l’harmonie des instruments, bien qu’il ne sache en jouer d’aucun. Son talent allait en grandissant. Puis le soir du triomphe arriva.

 

Ce soir-là, à 22 ans, il chantait au théâtre de Livourne. Noblesse et bourgeoisie étaient aux fauteuils d’orchestre et dans les loges. Le poulailler débordait de ses amis qui avaient fait le chemin pour l’écouter, ils ne voulaient pas rater cette première.

 

Le brouhaha de la salle s’atténuait. Le chef d’orchestre apparut, se dirigeant vers son pupitre. Aussitôt une salve d’applaudissements retentit. Arrivé sur son estrade, il s’inclina vers le public et se retourna vers ses musiciens. Dans la salle, que des habitués qui connaissaient la valeur de cet orchestre. Pour le petit nouveau chanteur dont on avait tant parlé, on verrait bien. Eduardo avait prévenu ses pairs et ses relations. Tous étaient sceptiques sauf les amis d’Henri qui piaffaient d’impatience. Les lumières du grand lustre central diminuèrent, les rideaux de la scène s’ouvrirent et Henri s’avança au milieu des décors sous de rares encouragements. Le maestro le suivit du regard. Un simple basculement de la tête signifiant « vous êtes prêt ? » suffit. La baguette se leva. L’orchestre entama les premières harmonies. Une voix s’éleva, chaleureuse, puissante à la rencontre du public et… le charme fit le reste.

 

Le chant envoûtant envahissait tout l’espace. Le rêve se déroulait yeux ouverts. Contre toute attente, cette chose admirable que l’on peut qualifier de mystère s’emparait des esprits. Chacun était suspendu, subjugué, séduit par l’harmonie de cette voix d’or.

 

Henri dominait l’orchestre de sa puissance. Il charmait, enchantait, captivait, fascinait. Le mouvement « allegretto grazioso » s’acheva dans un tourbillon d’exaltation qui laissa le public ébahi. Il termina à « mezza voce » avec cette texture de velours d’une sensualité unique. Tous étaient sous le charme. Le tonnerre d’applaudissements ne résonna qu’après quelques brèves secondes d’hésitation. Le public des fauteuils d’orchestre et des loges se leva comme un seul homme. Les « bravos » fusèrent de toutes parts. Des confettis descendaient par brassées entières du poulailler comme si les étoiles voulaient s’associer à cette merveille. Le chef d’orchestre s’inclina et désigna très vite ce chanteur exceptionnel, afin de bien indiquer que les éloges lui étaient destinés. Enfin l’orchestre entier se leva et chacun applaudissait à sa manière. Qui frappait les instruments à corde avec leurs archets. Qui glissait flûtes, hautbois, clarinettes sous le bras et applaudissait des deux mains. Qui cognait les baguettes sur le côté de sa grosse caisse. Les applaudissements redoublaient, le rideau entamait une descente et remontait aussitôt. Le calme s’installa enfin avec le brouhaha de la salle. Les lumières augmentèrent. Chacun voulut féliciter dans sa loge ce jeune prodige. Tous les journaux de l’époque étaient représentés : Il Corriere della sera, La Stampa, la Critica musicale.

 

Un journaliste plus agile que d’autres réussit à approcher Henri et à lui poser les questions que tout le monde se posait :

-Les lecteurs du Corriere della sera voudraient savoir : Henri, ce n’est pas un nom d’artiste ça ! Comment doit-on vous appeler ?

Lui, la carrière, les honneurs, ce n’était pas encore pour lui. Lui qui connaîtra plus tard la Scala de Milan, La Fenice de Venise, Covent Garden de Londres, Le Metropolitan Opéra de New-york, lui qui laissera son nom unique dans l’histoire de l’opéra, répondra avec une grande simplicité :

-Dans mon pays, à Naples, en Campania, on m’appelle Caruso…

 

Le passage « una furtiva lagrima » était terminé depuis longtemps. Je n’avais pas entendu le Tac … Tac … Tac … du disque en fin de course. Je soulève le bras du tourne-disque et je souris à mes souvenirs.

-Oui, oui, je sais, c’est terminé, cette merveille… C’était Henri grand-père !

 

Gérald IOTTI

 

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Rédigé par Gérald

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Publié le 4 Juillet 2018

 

Le jour se lève sur le village de Busseto en Emilie-Romagne. Giuseppe vient de se coucher. Le silence de la nuit lui a été favorable pour composer avec frénésie. Une fois de plus tout s’enchaînait naturellement. Il déroulait la partition avec cette maîtrise qui est la sienne. Le morceau élégant s’élançait, fluide, sans accroc. Les notes solitaires complétaient les accords. Au calme succédait la tempête, entre les deux, une infinie de nuances, pianissimo, fortissimo, a capriccio. Tout se mariait, s’adaptait, se pliait à ses volontés. Il notait, notait, griffonnait ces pages de partitions. Peu à peu ses doigts s’engourdissent, le rythme se calme, ses doigts n’ont plus de force. Il reste ainsi, songeur. La mélodie s’apaise. Il s’endort, épuisé. Rien n’a été vérifié sur le piano-forte qui côtoie son meuble bureau. Giuseppe est sûr de ces envolées qu’il entend dans le silence de la nuit. Il est habité par la musique. Les serviteurs savent que lorsque les volets sont fermés et qu’il n’y a aucun bruit dans la chambre du maître, c’est qu’il s’est couché tard et qu’il faut respecter son repos.

Dino, son fidèle cocher, a préparé le sulky capoté au fauteuil capitonné pour visiter le domaine. Il ne reste plus qu’à atteler Alegria la jument préférée du maître. Il attend …

 

Vincenzo et son équipe de jardiniers ont beaucoup de travail dans le parc qui ceinture la maison. Hier, sont arrivées les nouvelles plantations choisies par le maître. Les instructions qu’il a données seront respectées. Le Laghetto (petit lac) est presque terminé. Le canal de la source qui l’alimente a été aménagé a capriccio (librement) selon les instructions de Giuseppe. Les saules-pleureurs font merveille. Ils oscillent con allegrezza (avec allégresse) sous la légère brise permettant aux rayons de soleil de miroiter con tenerezza (avec tendresse) sur la surface. Partout ailleurs : calme et sérénité. L’équilibre des lumières et des ombres, la réponse des espaces plantés aux larges clairières parsemées de massifs fleuris participent à cette harmonie voulue par le maître. L’appoggiato (l’appuyé) et la sottovoce (le murmuré) répondent à l’accentuato (l’accentué). Une nouvelle idée voulue par le maître pour favoriser repos et inspiration vient d’être terminée. Le sable du Pô transporté ici par charretons entiers a recouvert tous les sentiers du parc assurant ainsi une sérénité perçue par Giuseppe lors de ses promenades. La fantaisie du vert tendre des bananiers apporte une note scherzando (plaisante) qui pourra être transposée par un instrument surprenant sur une création future.

 

Les volets de la chambre de Giuseppe s’ouvrent. La maison s’éveille. Dino attelle la jument. Giuseppe vérifie une dernière fois que les instructions données à Vincenzo ont bien été suivies. Les platanes, Magnolias, Ginkgo-Biloba aux larges feuillages apportent cette ombre indispensable aux promenades. Le maître se dirige vers les écuries et s’installe dans son sulky découvert. Dino lui passe les rênes. Le cabriolet s’élance dans l’allée gravillonnée et franchit le grand portail qui conduit à l’immense domaine de mille hectares accessible après la longue allée de platanes.

 

Giuseppe aime fortissimo (très fort) la terre. Avec son chapeau de paille, on est très loin de l’image universelle connue du célèbre compositeur avec haut de forme et foulard de soie blanche. Ici, c’est l’esprit paysan fortement ancré dans l’âme du compositeur qui s’étale au grand jour. Celle que ne connaissent pas les grands de ce monde. Sollicité par le plus illustre personnage de l’Italie naissante afin de se présenter au parlement, il eut cette réponse :

-Le parlement ? Ce n’est pas pour moi ! Ils discutent, discutent et ne décident rien ! Je préfère par ma musique célébrer la grandeur de notre pays.

Invité par toutes les capitales d’Europe, son passeport indiquait à la rubrique profession : Propriétaire de terrains, Agriculteur ! Alors qu’il était connu comme l’un des plus grands compositeurs du XIXème siècle. Lui, aime se ressourcer ici. Particulièrement généreux, il vérifie sans cesse que ses cent employés avec famille ne manquent de rien. Il a créé une école pour les enfants, un hospice pour les plus vieux, un hôpital pour tous y compris pour les habitants du village de Busseto. Tout cela à sa charge.

La terre c’est sa véritable vocation. Le reste c’est un autre bonheur qu’il vit comme un don du ciel.

Le trot cadenzato (cadencé) de sa jument le porte à la rêverie. La mélodie du chœur des esclaves de Nabucco lui revient en tête :

-Va, pensiero, sull’ali dorate …

-Va, pensée, sur tes ailes dorées,

-Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,

-Où embaument, tièdes et suaves,

-Les douces brises du sol natal …

 

Facile de créer un chef-d’œuvre face à une telle campagne …

Il passera la journée à visiter ses terres, apprécier la qualité des blés, vérifier les vignes, insister pour que l’on enlève ces feuillages qui empêchent les grappes de mûrir. Le vin du domaine sera distribué à l’hospice et apprécié à la table du maître. Au hameau où est logé son personnel, deux naissances ont eu lieu. Giuseppe rencontre les familles, s’inquiète de l’état de santé de chacun puis passe un temps précieux à vérifier l’affinage de ce fromage qu’il aime tant. Il est temps de rentrer. Le soleil se couche dans un flamboiement inoubliable. La jument connaît le chemin, le portail est franchi alors que les lanternes commencent à s’allumer. Dino récupère Alegria. Giuseppe caresse et tapote l’encolure de l’animal. Il vérifie le travail de Vincenzo. Confirme qu’il faut rajouter un bosquet d’impatiences blanches et rouges près de sa fenêtre, ainsi avec leur feuillage vert ce sera le drapeau de son pays, qu’il a tant magnifié, qu’il découvrira en ouvrant ses volets. Toujours le souci du détail, il pense à tout :

-Vous passerez à Bussetto, demander au ferronnier de venir ici. J’ai dessiné le petit pont qui enjambera la laghetto. Je veux bien qu’il comprenne qu’une clé de sol et de fa doivent apparaître sur chaque garde-corps.

 

Les lanternes éclairent le parc et la maison. Les chandeliers sont sur la table. Le maître est installé avec Giuseppina Strepponi, la célèbre cantatrice lyrique. Maria la cuisinière leur a préparé un plat de Bucatini all’Amatriciana qu’il adore. Pâtes avec la farine de blé de la propriété, sauce tomate avec les légumes de la propriété, Parmigiano Reggiano de la propriété, Giuseppe perçoit tout cela comme un bonheur absolu au même titre que cette sensation diffuse, ressentie lorsque le public se lève pour ovationner ses œuvres. Parce que la vie est comme ça, faite de choses fortes qui nous envahissent tout entier et qu’ensuite on ne peux plus oublier.

La soirée avance, le maître décide de se retirer dans sa chambre. Se reposer après la nuit précédente dédiée à la création du premier acte de sa vingt-huitième œuvre. La nuit s’installe sur la campagne d’Emilie-Romagne. Les lumières s’éteignent. Dans la bibliothèque, sa dernière création n’a pas encore rejoint les originaux de la Tosca, Rigoletto, Aïda, Nabucco qui côtoient les œuvres de Puccini, Donizetti, Mozart, Wagner …

 

Au loin, très loin, un chien aboie dans la campagne sans perturber le sommeil des hommes. Appoggiato ma non troppo. Giuseppe Verdi peut être fier de son domaine de Sant’ Agata sull’Arda. C’est une œuvre dont on ne parle jamais : la vingt-neuvième.

 

Gérald IOTTI

 

 

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Publié dans #Musique et Danse

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Publié le 3 Juillet 2018

19 septembre 2017

 

 

Mlle Lara Besque

Rue de l’Opéra

Paris

 

Ma chère Lara,

 

Je suis bien arrivée à Nice. Les cours de danse ont commencé hier. Le professeur est fidèle à sa réputation : ferme et efficace. Je vais progresser rapidement avec lui. Les élèves sont tous d’un très bon niveau. Je crois que j’ai trouvé l’école qu’il me fallait.

J’ai aussi trouvé l’appartement qu’il me fallait, dans un vieil immeuble tranquille, enfin, pour l’instant…

Hier soir, quelqu’un jouait du piano. C’était très doux, très fin. Je n’ai pas pu déterminer d’où cela venait. Le son était un peu étouffé parfois. La musique avait quelque chose de nostalgique, une beauté triste et sereine à la fois. J’ai eu envie de danser dessus, mais à peine avais-je esquissé quelques pas, le piano s’est tu. Dommage, j’étais bien inspirée ! J’espère que le pianiste recommencera le même morceau demain. Cette musique m’a donné des idées pour préparer l’épreuve de danse libre prévue pour la Fête de la Musique. Il faudra que j’y réfléchisse.

En attendant, je travaille mes assouplissements.

Donne-moi vite de tes nouvelles.

 

Je t’embrasse.

 

Harmony

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De Harmony à Lara

 

25 septembre 2017

Chère Lara,

 

Bien sûr que je t’enverrai des photos de mon quartier… dès que j’aurai une connexion internet ! Quelques soucis de mise en route, mais cela devrait s’arranger rapidement.

En attendant, je peux te raconter la vue depuis mon balcon, ce soir au crépuscule. Le regard survole la ville pour aller buter sur la colline, au loin, et sur le vieux fort dressé contre le ciel bleu sombre. Un peu à sa droite, les antennes de communication, tours Eiffel miniatures, s’estompent dans la nuit, oubliant leur phare rouge suspendu au-dessus de la crête. Au-dessous, les forêts tapies dans l’obscurité dévalent la pente jusqu’aux lumières de la route menant à la ville. Là s’éparpillent une multitude de lumignons, ballet de feux follets valsant dans la musique urbaine. D’autres dessinent les fenêtres, scintillent au-dessus des rues, coulent le long des réverbères pour faire miroiter les trottoirs, les guident vers ce vieil immeuble jaune, juste en face de moi. De longues persiennes, parfois à demi ouvertes, laissent apercevoir un petit bout d’intérieur, une silhouette furtive, un vase, un panier de fruits posé sur une table, un petit bout de vie, quoi...

C’est l’heure où tout se calme, les bruits de la ville s’endorment. C’est l’heure où le piano murmure. Sa musique ténue me parvient tous les soirs. Et souvent cet air dont je t’ai parlé dans mon précédent courrier et dont je cherche désespérément le titre et le compositeur. Peut-être est-ce le musicien lui-même qui l’a créé…

J’ai suivi ton conseil, j’ai laissé un message épinglé à côté des boîtes à lettres demandant au pianiste de me contacter, mais pour l’instant, aucune réponse. Affaire à suivre…

 

Bien affectueusement,

 

Harmony

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De Al Egreto

6ème étage

 

02 octobre 2017

Harmony Keuman

3ème étage

 

Chère voisine,

 

J’ai pris connaissance du message que vous avez laissé auprès des boîtes à lettres. Je serais ravi de vous rencontrer et de tenter d’élucider l’énigme du piano avec vous.

Je m’appelle Al Egreto, j’habite au 6ème, je suis saxophoniste et je crois – j’en suis même certain – être l’unique musicien de l’immeuble.

Aussi, ce mystérieux instrument qui vient vous visiter m’intrigue beaucoup. Se pourrait-il que mon talent soit si extraordinaire qu’il tire d’un saxo les sons d’un piano ? Vous m’ouvrez là des perspectives inattendues…

Cela dit, je ne doute pas de votre oreille ; mon saxo swinguant entre feulements rauques et sifflements aigus est bien loin du velouté mélodieux d’un piano. Impossible de les confondre ! Et ce n’est pas ma redoutable voisine du dessous qui me contredira, elle qui, via son plafond, me donne le tempo à contre-temps et à coups de balai dépassant la commune mesure... que je perds aussitôt, précipitant mon jazz en éructations furibondes !

 

Mais revenons à ce piano fantôme dont j’aimerais beaucoup faire la connaissance. Accepteriez-vous de me le présenter ? A l’écouter ensemble, peut-être pourrions-nous découvrir plus facilement où se cache son pianiste… ?

 

En espérant pouvoir vous être utile,

 

Al Egreto


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Billet de Harmony à Al

(glissé dans la boîte à lettres)

 

04 octobre 2017

Cher voisin du 6ème,

Merci d’avoir répondu à mon message. Je serai heureuse de faire votre connaissance. Que diriez-vous d’un apéritif sur mon balcon vendredi vers 19h30 ? C’est l’heure où le piano se manifeste.

Bien cordialement,

 

Harmony Keuman

 

PS : Aimez-vous les sushis ?

 

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Billet de Al à Harmony

(glissé dans la boîte à lettres)

 

05 octobre 2017

Vendredi 19h30, c’est parfait. J’adore les sushis !

A demain,

Al

 

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Texto de Lara à Harmony

06 octobre 2017

Tous mes vœux d’apéro fructueux et de jolie rencontre pour ce soir. J’attends avec impatience la description détaillée de l’individu et le compte-rendu de TOUS les événements de la soirée 😉 Biz. Lara

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De Harmony à Lara

 

16 octobre 2017

Chère Lara,

 

J’ai passé un délicieux moment avec Al. C’est un garçon charmant et plein d’humour.

Nous discutions sur le balcon quand le piano s’est fait entendre. Nous nous sommes tus aussitôt et avons réellement tendu l’oreille, pavillon grand ouvert, pour tenter de déterminer d’où provenait le son. La musique s’échappait parfois d’ici, parfois de là-bas, insaisissable, assourdie, fuyante comme une anguille. Nous l’avons traquée de tous nos sens sans parvenir à débusquer le pianiste.

Alors, Al a saisi son saxo et reproduit la phrase musicale. Elle a pris une dimension flamboyante. Les notes giclaient, puissantes, riches, pleines, éclatantes. L’instrument chantait, son chant s’enroulait autour de moi, mon corps dessinait la musique. Une danse vibrante, comme un hymne à… je ne sais pas, quelque chose de grand, bien plus grand que moi, que nous, que tout.

Puis vint la douceur. Une apaisante langueur étira la mélodie, la berçant jusqu’au murmure, jusqu’au goût d’un sanglot retenu. A contre-jour sur le crépuscule, l’homme au saxo emplissait tout le ciel pendant que les derniers rayons de soleil explosaient sur le cuivre en éclats d’or.

Enfin vint le silence, trop long. On s’est regardés, immobiles. Il a souri et m’a tendu un verre de vin. Les paroles sont revenues avec l’alcool. Il a aimé ma chorégraphie improvisée. On va travailler ensemble, il accepte d’être mon musicien pour le gala du 21 juin. Mieux, il va enquêter avec moi pour trouver cet intrigant pianiste que nous avons très envie de rencontrer et dont nous aimerions connaître la partition car ce qui nous en parvient est vraiment ténu.

L’idéal pour moi serait de les avoir tous les deux pour m’accompagner. On ferait un sacré trio, je crois !

 

En attendant me voici détective ! Souhaite-moi bon flair…

 

Harmony

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Mail de Harmony à Lara

 

19 octobre 2017

Bonjour Lara,

Internet a été enfin activé. Voici les photos de mon appartement, la vue de ma fenêtre, et de mon quartier plutôt chouette. Je m’y plais beaucoup. Je t’écrirai plus longuement dès qu’on aura mis la main sur le pianiste.

Bises

Harmony

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Mail de Lara à Harmony

 

20 octobre 2017

Coucou détective,

Ravie de te savoir enfin connectée ! J’ai bien reçu les photos, sympa ton quartier en effet ! Et instructif… Pour trouver ton pianiste examine la photo de l’immeuble jaune. En contre-plongée, 3eme fenêtre, derrière un rideau vert, une ombre sombre… un piano ?

Ne me remercie pas, envoie-moi plutôt une photo de Al. Beau garçon ? Quel âge ? Tu ne m’as pas dit grand-chose sur lui, c’est louche !

Je t’embrasse

Lara

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Texto de Harmony à Lara

 

21 octobre 2017

Merci œil de lynx ! Je te raconte tout dans le prochain courrier. Bises. Harmony

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De Harmony à Lara

 

21 novembre 2017

Chère Lara,

 

J’ai, grâce à tes indications, trouvé la fenêtre au rideau vert, ou du moins sa porte. J’ai sonné, elle s’est ouverte sur un vieux monsieur, moustache blanche, gilet satin, très élégant, beaucoup d’allure malgré un léger embonpoint. Deux yeux bleus, bienveillants, m’ont souri à travers leurs lunettes. J’entrais chez M. Eston, professeur de musique, aujourd’hui à la retraite.

Ma requête l’a étonné et touché. Il pensait que sa musique restait confinée dans son salon et n’intéressait plus personne. Il s’est assis au piano, a interprété cet énigmatique morceau de sa composition. Les notes ont empli la pièce, aériennes : elles m’ont raconté l’envol au-dessus de la ville, la lumière, la liberté… Al, qui m’avait accompagnée, a dégainé son saxo. Les sons de l’instrument, comme une bourrasque, tourbillonnèrent autour du piano, donnant à la musique de ce dernier une dimension éblouissante. M. Eston a accepté de participer au projet. Depuis, on répète régulièrement tous les trois ensemble. J’affine la chorégraphie, j’imagine le vol d’un oiseau, la danse flamboyante, l’ivresse jusqu’à la chute. M. Eston est ravi de cette idée, il avait baptisé ce morceau « ENVOL ».

Quant à Al, il adore M. Eston qui le lui rend bien. Ils s’entendent aussi bien musicalement qu’humainement sur beaucoup de sujets.

Mais je sens que tu trépignes… Alors, voilà :

Al est est un beau jeune homme, cheveux bruns à peine bouclés, grand, mince. Un visage osseux, une mâchoire solide, des yeux noisette hésitant entre douceur et malice, et une bouche admirablement dessinée. Pour tout dire, je le trouve assez séduisant, parfois, j’ai l’impression que c’est réciproque, mais pour l’heure nous sommes surtout focalisés sur notre art.

Nous en sommes là, chère curieuse. Je te quitte, Al m’attend…

 

Bien affectueusement

 

Harmony

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De Harmony à Lara

 

22 juin 2018

Chère Lara,

 

Hier, pour la Fête de la Musique, le Gala Danse et Musique a eu lieu à l’opéra de Nice. Mon interprétation a beaucoup plu, je suis ravie. Le chorégraphe de l’opéra souhaite me revoir, c’est plutôt bon signe.

M. Eston et Al se sont surpassés, la musique s’est envolée comme l’oiseau et m’a « envolée » avec elle. Nous avons même eu les honneurs de la presse ! J’ai découpé l’article pour toi. Tu y découvriras l’histoire de M. Eston Le pauvre homme n’a pas eu la même chance que Al et moi. Je suis vraiment heureuse de lui avoir permis de retrouver pour un soir la place qu’il aurait dû occuper.

Autre grande nouvelle, tu es invitée à mon mariage. Al a officiellement demandé ma main à M. Eston qui la lui a accordée. Il est venu avec un bouquet de fleurs et des gants blancs, j’avais l’impression d’être dans les années 60 ! Tout cela avait un petit côté désuet très charmant. J’ai adoré !

Tu recevras bientôt le carton d’invitation.

J’ai décidément fait le bon choix en venant ici. Je vis en ce moment les plus belles choses de mon existence. Il ne manque que toi, mon amie. Rejoins-moi dès que tu peux.

 

Je t’embrasse

 

Harmony

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GALA DANSE & MUSIQUE à l’Opéra de Nice

 

Le retour d’un pianiste et la naissance d’une étoile !

 

A près de 80 ans, Charles Eston, professeur de musique à la retraite, réalise son rêve de jeunesse.

 

« Je ne pensais pas qu’un jour, je reviendrai jouer ici, devant un public ! C’est à Harmony que je dois ce bonheur ! »

 

Charles Eston a 20 ans dans les années 60. Sorti major du conservatoire de Nice, pianiste talentueux promis à un bel avenir, il venait d’intégrer l’orchestre de l’Opéra de Nice quand il fut appelé sous les drapeaux et envoyé en Algérie. Grièvement blessé à la main droite, il dut renoncer à son rêve et gagna modestement sa vie en donnant des cours de musique. Aujourd’hui, à près de 80 ans, ce rêve s’est enfin réalisé. Charles Eston nous a ébloui par une de ses compositions, « ENVOL », accompagné par Al Egreto dont le saxophone ébouriffant en soutient admirablement le souffle poétique. La musique, matérialisée par les arabesques de la jeune danseuse Harmony Keuman, a enchanté tout le public.

 

L’envol d’un trio

 

Harmony Keuman, Charles Eston et Al Egreto, nous offrent une œuvre singulière, magnifique et touchante.

 

« Quand j’ai entendu Charles et Al jouer « Envol », j’ai su. C’est sur cette musique que je danserai ! »

 

La chorégraphie de Harmony Keuman laisse présager un brillant avenir. Sa prestation lumineuse nous transporte dans la poésie d’un univers où l’émotion affleure. Harmony ne danse pas le vol d’un oiseau, elle le devient. Du grand Art !

 

M.C.

 

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Rédigé par Mado

Publié dans #Musique et Danse

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Publié le 3 Juillet 2018

RÉVÉLATION

 

Georges Laforêt se souvenait encore de ce jour où son copain Pierre lui avait fait découvrir pour la première fois une émission à la TSF. Ils étaient élèves tous les deux au conservatoire de musique et tout ce qui touchait aux sons musicaux les intéressaient.

Nous étions en 1925 et quelques familles seulement possédaient ces fameux postes de TSF.

-Je te préviens, lui avait dit Pierre, ce que tu vas entendre tu ne dois en parler à personne !

-Même pas à mon père ?

-Surtout pas à ton père ! Il ne pense que solfège, gammes, piano et violon, il ne comprendrait pas !

Il mentirait donc à son père en lui disant qu’il allait répéter chez son copain, un morceau à deux pour l’examen de fin d’année.

Georges était né dans une famille de musiciens. Son père violoniste dans l’orchestre philharmonique de la ville avait placé beaucoup d’espoirs dans les talents de son fils qu’il voyait s’affirmer au fil des ans. Il ne faudrait pas qu’il apprenne que son fils s’intéressait à autre chose qu’à la musique classique, tout se serait effondré. Son fils « musicien de foire » comme il disait, alors qu’il le pressentait comme un grand concertiste !

 

Emission enregistrée diffusée à dix-neuf heures, une fois par semaine. La grande musique remplacée par de nouveaux rythmes venant d’autres horizons. Les parents de Pierre, différents, ouverts à tous les courants artistiques essayaient de transmettre à leur fils les mêmes orientations.

-Tu dois apprendre correctement la musique, mais tu dois aussi t’imprégner de ce qui se passe ailleurs. Plus tard tu choisiras ta propre voie.

 

Cet après midi là Georges pénétrait pour la première fois dans la maison de Pierre. Des livres de partout. Dans les bibliothèques bien sûr, mais aussi sur des étagères, sur les tables, même sur le canapé, laissés tel quel, ouvert en attente que quelqu’un en reprenne la lecture. Dans le salon sur un guéridon, le poste de TSF avec son haut-parleur protégé par un tissu à mailles. Le bouton moleté pour chercher les stations et le son irréel qui en sortait. C’est ainsi qu’il découvrit les orchestres de Marion Cook, Jelly Roll Morton, un certain Sidney Bechet, Thomas Fats Waller, Buddy Gilmore, l’incroyable Art Tatum et tant d’autres. Ces rythmes nouveaux le fascinaient. La liberté de création improvisée, la richesse d’invention, la réponse des instruments les uns aux autres, cela allait le marquer pour toute sa vie. Le père de Pierre lui disait :

-Il n’y a pas de bonne et de mauvaise littérature, il y a une littérature qui parle à notre émotion, à notre imaginaire, qui bouscule notre logique et l’autre qui ne nous apporte rien. Et bien, en musique c’est pareil : des harmonies, des mélodies qui nous émeuvent et d’autres qui ne sont que des bruits de casseroles.

Mais pour en arriver à saisir ces nuances, travaillez vos examens tous les deux, après vous choisirez !

Les deux compères répéteront donc à la cave de la grande maison, se laisseront envelopper par le sortilège de cette nouvelle musique, essaieront d’en maîtriser les rouages jusqu’au moment où, les doigts fatigués, ils s’allongeront dans de vieux fauteuils écouter les rumeurs de la ville entrer par un vieux vasistas branlant…

 

CAFÉ DES ARTS

 

Le cuisinier du Café des Arts, place de la Contrescarpe, termine sa vaisselle en fixant la fenêtre.

L’averse vient de s’arrêter. Sur la vitre les dernières gouttes glissent les unes dans le sillage des autres. Le ciel est gris, bas. Temps habituel pour Paris un mois de novembre.

Le patron du bar essuie le comptoir sans grande conviction. Ce temps ne lui amène pas foule. Il balaye du regard la salle à moitié vide. Personne sur l’estrade. Piano fermé. Surprenant, car habituellement musiciens de passage et artistes en tout genre s’y produisent. Le Café des Arts est une pépinière de nouveaux talents.

Dans le fond de la salle, une fille seule attablée face à son café. Regard fixé sur le petit noir, mains de chaque côté de la tasse, plongée dans des idées de la même couleur. Quelques tables plus loin un jeune homme subit les reproches de son amoureuse assise, face à lui, sur la banquette de cuir. Lui, endure, attend que cet orage passe aussi. Trois copains à l’extrémité du comptoir, verres de bière vides, écoutent, la tête soutenue par une main, une radio qui déverse des informations consternantes…

A l’extérieur, sous les arcades, Georges Laforêt se dirige d’un pas décidé vers la place. Quelques personnes pressées de rentrer chez elles, cols relevés et mains dans les poches, le croisent en le bousculant. Sa trompette dans son étui en bandoulière il descend du trottoir et poursuit ses enjambées sous une voûte de nuages filants.

Trente ans. Un premier prix de piano au conservatoire, et voilà que la trompette l’avait fasciné. Il en jouait aussi bien. Ça faisait longtemps qu’il essayait de percer. Sûr que ce rythme allait devenir la référence, mais la chance tardait à se présenter.

Il marche, plongé dans son monde imaginaire, rêve de nouveaux accords. La lumière des vitrines se reflète sur les trottoirs mouillés. Après la pluie, les façades en pierre blanches reprennent des couleurs. Les tâches humides s’envolent sous les rayons d’un timide soleil de fin de journée. Il traverse le carrefour du Panthéon et arrive près des remparts de la vieille Lutèce. La litanie des cloches de Sainte-Geneviève scande l’écho de ses pas. Les effluves de restaurants remontent la rue de l’Estrapade.

La place de la Contrescarpe se présente face à lui. Il croise deux musiciens installés sous une porte cochère. Remarque leur casquette vide sur le trottoir.

-Je ne voudrais pas en arriver là quand même ! pense-t-il.

Arrivé au Café des Arts, il pousse la porte. Le patron le reconnaît :

-Alors Georges, de retour ? Toujours pas vedette ?

Lui, fait non de la tête et désigne du menton l’estrade. Le patron comprend de suite et accepte d’un hochement. Georges s’installe. Dégaine sa trompette et entame sa mélodie.

Aussitôt les regards se tournent vers lui ! Les amoureux cessent de se disputer, un sourire apparaît sur chaque visage. La fille seule face à son café, soulève les sourcils et se redresse sur sa chaise. Les trois copains qui écoutaient la radio pivotent sur leurs tabourets et croisent les bras, interpellés.

Georges, concentré, poursuit son envolée, mélange de musique classique revisitée, rythmée. Les accords succèdent aux accords. Le son enfle, les notes impossibles interpellent. La virtuosité du musicien est évidente.

Les deux musiciens de rue pénètrent dans la salle et saisissent aussitôt le rythme. Contrebasse et guitare se glissent dans la mélodie.

Le cuistot, musicien amateur, sort un vieux saxo de son placard et répond aux solos de Georges.

Les clients présents commencent à se trémousser sur les banquettes. Un couple se lève et entame une danse syncopée. La musique bouscule tout, envahit la salle, s’échappe par les fenêtres ouvertes, apostrophe les passants intrigués qui entrent, s’installent, tapent du pied en suivant le rythme.

Le patron du bar sert bière sur bière, pivote vers ses étagères vitrées et se retourne en remplissant les verres alignés sur son comptoir. La musique s’apaise et se termine sous les applaudissements.

Parmi les clients, un petit homme se lève et s’approche de Georges :

-Je n’ai jamais entendu ça ? C’est ce qu’on appelle Jazz peut-être ?

-C’est du Swing, inspiré du Ragtime que je joue à ma façon !

-Ça alors ! C’est une expérience que vous m’avez fait vivre ! Vous savez faire la même chose au piano ?

-Oui, oui ! Je suis premier prix de piano du conservatoire vous savez !

Le petit homme regarde fixement Georges et pense qu’il a trouvé la perle rare.

-Je me présente : je suis commissaire de bord du « Manhattan », un navire de la Cie Générale Transatlantique. Nous assurons la ligne Saint-Nazaire / New-York. Je recherche un musicien pour assurer l’animation de la prochaine traversée. On lève l’ancre dans trois jours, ça vous dit ?

 

LA TRAVERSÉE

 

Le Manhattan traverse l’océan à 23 nœuds. Mer calme. Sur la passerelle supérieure, l’officier de quart surveille l’horizon avec ses jumelles.

Le commissaire de bord enregistre les demandes des élégantes pour dîner ce soir à la table du Commandant. Il est presque midi. Une douce lueur environne le paquebot. Les chaises longues sont alignées sur les ponts supérieurs. Les serveurs de coursives distribuent couvertures et cousins aux adeptes du grand air. Plus bas, sur le pont des troisièmes classes, les familles préparent un repas sur de petits réchauds.

Dans le grand salon Georges a terminé sa répétition pour l’animation de la soirée. Il s’approche du bar et saisit une conversation (à la Gabriel Chevallier). Un important négociant en vins de Bordeaux, chevalier de la légion d’honneur, ruban rouge à la boutonnière de sa veste, et face à lui un représentant en lingerie (les plus fines de Paris !) adepte de l’interdiction de vente d’alcools. N’oublions pas que la prohibition règne en Amérique à cette époque.

Impressionné par la distinction de son interlocuteur, obtenue pour mérite éminent dans l’agriculture, le représentant en lingerie fine se hasarde timidement :

-Vous devriez comprendre Monsieur le Chevalier, malgré tout le respect que je vous dois, que la prohibition en Amérique est une bonne chose. L’abus d’alcool doit être sanctionné !

-Ah ! Évidemment, vu sous cet angle… Je vais vous dire : ce ne sont pas les alcools violents et j’ajouterai trafiqués, qui se boivent là-bas en Amérique, mais le fruit de nos récoltes Françaises que j’essaie de leur faire découvrir. Auriez-vous quelque chose contre nos braves vignerons qui s’investissent toute l’année afin de produire un nectar des Dieux ?

-Pas le moins du monde Monsieur le Chevalier !

-A la bonne heure. Je vais vous servir un verre de Saint Emilion béni par l’évêque de Bordeaux. D’ailleurs tous nos vins sont sous la protection de Saints : Saint Emilion, Saint Esthèphe, Saint Julien, Sainte-croix-du-mont et j’en oublie certainement, le saviez-vous ?

-Euh… Pas spécialement !

-Allons buvez ! Pensez à nos braves vignerons qui se lèvent à quatre heures du matin tous les jours, affrontent givre, grêle, canicule, bestioles diverses pour notre plus grand plaisir. Ils ne ménagent pas leur peine et leur consommation, Plusieurs litres par jour !

-Ah ! Tout de même !

-Allez, allez, finissez votre verre !

A peine reposé, le verre est à nouveau rempli. Le vigneron-Chevalier s’adresse au barman :

-Maurice, pourriez-vous servir à Monsieur un verre de ma barrique personnelle ?

Se penchant vers son invité il lui confirme un secret :

-Le fleuron des Bordeaux, vous m’en direz des nouvelles !

-Je ne sais pas si je dois ?

-Mais si, mais si ! Un liquide divin comme celui-ci, ça ne se refuse pas ! Savez-vous que vous faites partie de mes privilégiés ?

Le marchand de petites culottes subjugué par le ruban rouge qui envahit tout son espace, goûte du bout des lèvres. La discussion continue. Les verres se succèdent. Le navire commence à rouler bord sur bord. Les ballons de rouge débordants glissent sur le comptoir. Lorsqu’il veut en saisir un, il s’aperçoit qu’il est à côté ! Pourtant c’est bien le même.

Les bouteilles alignées derrière le bar subissent un sérieux tangage telle une houle de grande marée d’équinoxe. Les paroles du Vigneron-Chevalier lui parviennent au travers d’un chuintement précédant l’arrivée d’une bourrasque des 30ème hurlants. Il décide de se lever.

Les parois du grand salon valsent, tourbillonnent, autant que son sens de l’orientation. Les déferlantes des 40ème rugissants ne sont pas loin. Le naufrage tout près. Il se rattrape au Vigneron-Chevalier qui se propose de le guider vers sa cabine. Parvenu à l’extrémité d’une coursive intérieure l’homme-de-la-prohibition arrête son guide d’un ton péremptoire :

-C’est là !

La porte ouverte laisse échapper le cri déchirant d’une femme tranquillement allongée sur son lit, livre en mains…

-Excusez-le Madame, c’est un buveur d’eau rattrapé par une cohorte de Saints !

Le vigneron-Chevalier est bien embêté :

- Bon ce n’est pas tout ça, mais j’en fais quoi, moi, de ce marchand de caleçon ?

Se présente un garçon du service :

-Voilà mon ami, je vous confie cet homme perdu pour que vous le remettiez dans la direction de sa cabine…

Le Manhattan poursuit sa traversée vers l’ouest. Mer calme, coucher de soleil flamboyant.

Georges, accoudé au bastingage, cheveux au vent, sourire aux lèvres, repense à cette musique de mots qu’il vient d’entendre. Il verrait bien la percussion pour la persuasion du négociant en vins, la flûte pour les réponses légères du buveur d’eau, les cuivres pour chaque verre absorbé, l’orchestre tout entier pour la tempête qui s’installe. Il en est étonné lui-même. Il creusera cette piste, plus tard peut-être …

 

HASARD D’UNE RENCONTRE

 

Voilà deux ans que Georges était arrivé à New-York. Il se rappelait le paquebot avec ses sirènes hurlantes, la remontée de l’Hudson, les immeubles au dessus des nuages, la statue de la liberté. New-York capitale du Jazz, il en avait rêvé, il était là. Deux ans qu’il traînait sa carcasse entre les clubs de Harlem et ceux de la cinquante-deuxième rue dans l’espoir de jouer avec « les Grands », ses idoles. Entre temps, il se promenait dans cette ville agitée qui ne s’arrêtait jamais.

Il s’imprégnait comme une éponge de tous ces sons nouveaux pour lui. Trépidants, étourdissants, percutants. Bourdonnement de la rue assimilé à une ruche. Sirènes hurlantes des ambulances. Vacarme d’enfer des monumentaux camions de pompiers, tels des paquebots avec leurs klaxons beuglant aux carrefours. Chanson des essieux sur l’ossature métallique du métro aérien de Harlem répercutant chaque secousse de rails comme si cette mélodie rythmée était l’image exacte des pensées qui se bousculaient dans sa tête.

Un Opéra fortissimo lui aurait précisé son prof du conservatoire. Contraste avec le silence feutré des Book Shop de l’Uper East side qui ne laissaient rien passer. Mais dès que l’on en sortait … agitation, bouillonnement, effervescence, émotion reprenaient. La Symphonie s’incrustait petit à petit dans sa tête. Il en sortirait bien quelque chose…

Cette soirée-là, au Blue Note à Greenwich-village dans le West side, un « Grand » jouait et lui avait promis de l’écouter, voire de l’incorporer dans sa formation. Georges, présent depuis le début, attentif, pénétré par le rythme, suivait les envolées. Il s’abandonnait à ce Jazz nouveau pour lui, flottant, comme suspendu, stupéfiant. La soirée se terminait et personne venu le chercher. « Il commençait à regretter de s’être une fois de plus trompé, la formule ne lui plaisait pas trop mais il pensait quelque chose comme ça… »

Il pensa se lever et sortir s’aérer sur les trottoirs de la troisième rue entre claquements de talons des rares passants, crissement des camions de nettoyage et bientôt la clochette des livreurs de lait, lorsque le contrebassiste le rejoint :

-C’est à toi, le Boss veut t’écouter !

-Ah ! C’est donc vrai !

Il s’approche de la scène. La salle est à moitié vide. Le pianiste se lève et lui laisse la place. Georges glisse quelques mots aux oreilles des membres de l’orchestre. Il s’installe. Les notes se mettent en place dans sa tête. La mélodie se précise. Le Boss lui fait signe. Il s’élance. 1ère, 2ème, 3ème mesure, le rythme s’enracine. Ce n’est pas du Swing, c’est autre chose. Puissant, brillant, inconnu, prenant. Les notes comme des feuilles ballottées par le vent, s’envolent, reviennent au bon moment, là où l’oreille les attend. La contrebasse avec son rythme grave, growl comme ils disent ici, répond au timbre feutré des saxos qui modulent, épaulent le thème central. Le batteur structure la mélodie avec tact, chaque fois que Georges lui adresse un signe de tête. Un véritable Show ! La musique tourbillonne, remplit tout l’espace. Les clients attablés malgré l’heure tardive et les alcools consommés se rendent compte qu’il se passe quelque chose. Comme si, au travers de tant de morceaux écoutés, celui-ci, à l’évidence, laissera son empreinte. Puis le volume baisse, la mélodie s’apaise. Les dernières notes sont absorbées par les murs laissant au final comme le souvenir d’une œuvre inachevée… Les lampes de la salle se rallument. Un deuxième souffle parcourt les présents. Le public se lève. Certains verres sur des tables ébranlées, voltigent. Un tonnerre d’applaudissements retentit. Le Boss s’approche de Georges :

-My God, tu crées une symphonie petit ?

-Une symphonie, je ne sais pas, mais une rhapsodie, pourquoi pas ?

« Le mot juste lui revint. Ce n’était pas s’être trompé une fois de plus, non, le mot juste c’était qu’il avait pensé avoir été berné ! » Mais cette idée s’envola aussi vite qu’elle lui était revenue.

Benny Goodman le prit par les épaules :

-Nous allons travailler ensemble, le Frenchie !

L’ARTICLE DE PRESSE

 

Kyle Eastborn raccroche son combiné téléphonique. Il est songeur. Journaliste-critique-musical de renom au New-York Herald tribune, cette communication qu’il vient d’avoir l’interpelle. Brian Hightway de la compagnie de disques RCA Blue Bird lui demande de passer au siège pour un cas inhabituel. Brian l’appelait rarement pour quelque chose d’anodin. Kyle enfile sa veste, prend son chapeau et descend quatre à quatre les marches de l’escalier du grand hall. Arrivé sur le trottoir, il hèle un taxi jaune, direction la compagnie de disques. Le patron de RCA Blue Bird le reçoit dans son vaste bureau du rez-de-chaussée :

-Ce que je vais te dévoiler devrait intéresser tes lecteurs. Tu te rappelles de ce Frenchie, Georges Laforeste, qui remplissait tous les soirs le Blue Note avec sa musique inspirée ?

-Laforêt, pas Laforeste…

-Oui si tu veux ! Et bien il m’a laissé un enregistrement inachevé, il y a maintenant trois mois. Il était venu ici avec son orchestre. Seize musiciens ! Lui au piano qui dirigeait tout, quatre saxos, une trompette, contrebasse, guitares sèches, clarinette et quelques instruments bizarres. Une mélodie surprenante, une chose que je ne saurais classer : concerto jazz, symphonie, rhapsodie, festival, opéra ? Je ne sais pas ! Enfin une « musique inachevée », il y manque un mouvement m’a-t-il dit. Son thème : l’inventaire en musique des bruits de New-York depuis le lever du jour sur Brooklyn jusqu’au clair de lune sur Central Park !

-Très bien et alors ?

-Figure-toi, depuis je ne l’ai plus revu. Impossible de le joindre. Ses musiciens aussi n’ont aucune nouvelle. Benny Goodman a pris sa suite au Blue Note, il est en passe d’ailleurs de devenir le Roi du Swing. Incompréhensible, disparaître ainsi ! Mais écoute cet enregistrement.

Brian actionne le Pick-up. Une longue plainte modulée à la trompette surgit du soixante-dix-huit tours et symbolise le réveil de New-York. La mélodie s’installe, harmonieuse, rythmée, soutenue, décalée par instant. Du jamais vu, jamais entendu. Kyle lève les sourcils. Un sourire se fige sur son visage. Ça ne ressemblait à rien de connu. Une symphonie-jazz mêlée de musique classique complétée par des instruments cocasses, clochettes, tubas, klaxons. Les différents mouvements s’installent. La vie de la ville transparaît. Le jour se lève avec le piano qui relate la tournée du laitier, la pièce de monnaie qui tombe et qui roule, magnifiquement interprétée par la clarinette. L’orchestre entier résume la foule qui surgit des bouches du métro et envahit les trottoirs. Les cuivres pour les klaxons de voitures, les instruments à cordes, un groupe de jeunes filles qui attirent l’attention de jeunes garçons. La joie transpire à chaque tempo…

Brusquement, la sensation de bien-être qui habitait les auditeurs privilégiés vole en éclats. Kyle cherche à comprendre pourquoi. La réponse est simple. L’enregistrement vient de s’arrêter. Cette mélodie est inachevée. Les dernières notes résonnent encore dans l’air, mais le charme s’est envolé. Kyle réagit :

-My god, ça se finit comme ça ?

Brian enchaîne :

-Drôle d’orchestration hein ? Ce n’est pas commun ça, non ? Pas commun du tout !

Kyle se contente de hocher la tête ne sachant trop quoi répondre, puis :

-Mais vous êtes sûr qu’il est impossible à joindre ce Frenchie ?

-La dernière fois qu’un de ses musiciens l’a aperçu, il était à l’angle de la cinquième avenue et s’engageait sur la cinquante-deuxième rue.

Après plus rien, disparu je te dis !

-Bizarre, et qu’est-ce que tu attends de moi ?

-Écoute, s’il est toujours à New-York, il faut qu’il termine cette œuvre. Je sens qu’elle va faire un tabac, nous allons droit au succès ! Tu dois nous sortir un article dont tu as le secret. S’il le lit, il reviendra !

Kyle enregistre tout, prends des notes et… s’éclipse.

Peu après avoir quitté RCA Blue Bird, il déambule le long du boulevard, mains dans les poches, rêveur… Arrivé au carrefour, il attend… Le feu passe au vert…

Il fait signe à un taxi.

 

Le lendemain, deux colonnes apparaissent à la une du Herald Tribune, signée Kyle Eastborn.

 

« Disparition ou retraite créatrice ? »

Le jazz orphelin

 

Une énigme à résoudre pour les admirateurs (et ils sont si nombreux) de Georges Laforêt élu « The best melodie’s Frenchie ». L’homme aux multiples succès, l’homme de l’inoubliable « Y got Rhythm », l’homme qui collectionne les standings ovations, et bien cet homme a disparu de la scène new-yorkaise.

Mais qu’on se rassure, il y a certainement une raison. Serait-ce une retraite dictée par la création ? Un besoin de calme ? Il faut reconnaître que notre vie trépidante aménage rarement ces instants de tranquillité dont nous sommes tous demandeurs. Georges Laforêt qui nous a toujours étonnés a juste besoin d’un peu de silence, et parfois le silence a du bon.

 

Alors soyons patients, il nous surprendra certainement encore

 

LE CONSEIL

 

Les rumeurs de Katmandou n’étaient plus qu’un souvenir. Les montagnes enneigées de l’Himalaya barrent l’horizon au sud. Georges avec son sac à dos longe la rivière Kyi. Il approche du but de son voyage. Le monastère de Drepung qui commande l’accès de la vallée sacrée apparaît monumental, imposant. Alignés le long de la terrasse, les moulins à prières actionnés par les fidèles diffusent leurs sons cristallins sans cesse renouvelés.

Georges suit le mouvement, capte ces bruits nouveaux, dans l’attente de les transformer en une mélodie dont il ressent déjà la mesure. Arrivé à l’extrémité de l’esplanade, il s’engage sur la piste qui descend vers la rivière. De gros rochers, vestiges d’anciennes crues, sont disposés en chaos, formant une sorte de canyon qu’il convient de franchir avant d’atteindre le gué. Il s’arrête afin d’apprécier l’effort à accomplir pour son ultime étape. Le ciel d’un bleu azur, le col au loin se dessine comme un objectif facile à atteindre.

Il reprend sa marche…

-Non, pas par là !

Georges, interpellé par cette voix qui ne vient de nulle part, s’arrête, se retourne et aperçoit, sur un rocher en surplomb, un gamin immobile assis en tailleur. Un regard sans appel le fixe avec autorité.

-Pas par là, répète-t-il, c’est très dangereux !

Passé l’instant de surprise, Georges se reprend,

-Comment sais-tu que je dois prendre ce chemin ?

-Tu vas à Lhassa ?

-Oui, comment as-tu deviné ?

-Tous les étrangers qui veulent aller au Palais du Potala passent par là. Mais la nuit te surprendra aux falaises. Alors prend l’autre chemin là-bas, tu y seras a la tombée du jour.

Georges dévisage ce gamin si sûr de lui… Tout lui revient en mémoire.

Pourquoi n’avait-t-il pas eu un tel signal lorsqu’il avait tourné sur la 52ème rue ? Combien de douleurs épargnées ! Il aurait évité cette grande salle de concert avec cette affiche de quatre mètres sur cinq. Ce titre accrocheur qui explosait sur Broadway :

« Avant-première mondiale, New-York mis en musique comme jamais auparavant RHAPSODY IN BLUE d’un certain George Gershwin »

Il était entré. Ce qu’il avait découvert l’avait fortement ébranlé. Il en ressortait une heure après, effondré, anéanti. Tout se bousculait dans sa tête. Ses idées éclataient là sous ses yeux, et avec quel talent, mises en valeur par quelqu’un d’autre. Une recherche de plusieurs années effacée d’un coup. Ce soir là, il traîna sans but.

Sa dérive l’amena jusqu’au grand cloaque des quais de Brooklyn face à Upper-Bay. Une détresse sèche, sans appel, l’envahissait et l’attirait vers un gouffre sans fond. Les eaux noires de la baie, éclairées de loin en loin par les lampadaires des entrepôts l’obsédaient. Son obsession tournait en boucle. Le pire l’effleura…

Un beuglement puissant déchira la nuit. Un paquebot remontait l’Hudson… A cet instant précis il décida de tout abandonner…

Au loin, face au soleil couchant dans la vallée de Lhassa, les façades rouges du palais Potala le guident.Les Dungchen, ces cors en bronze longs de trois mètres résonnent de leurs sons envoûtants, diffusant calme et sérénité.

Georges reprend sa marche sourire aux lèvres …

Gérald IOTTI

 

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Rédigé par Atelier Ecriture

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Publié le 3 Juillet 2018

La profusion de sons féconds en tourbillons, comme des papillons, jusqu'au tréfonds de la déraison, produits par un trublion de la chanson, dégage une émotion. Un tango sur un air de bandonéon, langoureux, merveilleux, un violon, un pas de deux, un pas de trois, un pas de roi.

Et allons, dansons, dansons jusqu'au fond de la nuit, puis... L'aube, le petit matin, les cris des pies sur les épis de blés que la première brise fait onduler. Musique nostalgique sur le matin blême, rumeur lointaine de la ville qui s'éveille, j'aime.

 

 

Dans le grand salon d'un palace niçois, l'orchestre philharmonique de Bémol sur Dièse joue des airs contrariés, au grand détriment des danseurs qui ne savent plus où placer leurs pieds. Un début de tango langoureux pour attirer les couples, qui se transforme en rock endiablé, suivi d'un paso doble avec cotillons, car c'est la soirée de la redoute en fin de carnaval. Début de soirée guindée, les chiens des clients se regardent en faïence de Sèvres. Après quelques verres, l'atmosphère se réchauffe, les convives (et non le contraire) se détendent. Les couples se forment, se défont, se mélangent ainsi que leurs jambes ne suivant plus la cadence, sous la table aussi. Et au dehors, danse la neige. Les dernières giboulées, les derniers flocons des derniers jours d'hiver virevoltent dans le clair de lune, ressemblant en blanc aux arabesques des étourneaux au mois de novembre.

 

Le violoniste, bûcheron de son état, fit le simulacre de se cracher dans les mains avant de prendre son archet. L'archet du bois. Mais quelle corde crochait-il pour sortir ses hans, hans de bûcheron et les sons du heurt de la hache sur le tronc. Un haut bois aurait mieux fait l'affaire. La ferveur du violoniste porta ses fruits, ocrés, car des nèfles bientôt jonchèrent le sol, la, si, do. Lassitude du dos. Évidemment, un bûcheron violoniste serait plus en accord pour entamer les fûts au lieu des fa, sol, la, si le don n'y est pas. Le violoniste s'en fut au delà de l'orée, mi, fa, sol encombré de résidus tombés des hauts bois.

Moralité: Un violoniste saccageant des bois risque de se retrouver au violon. Un bûcheron, même avec un violon, n'aura jamais son nom au dessus d'un fronton.

 

 

Quel souvenir merveilleux cet intermède dans une soirée presque uniquement jazz. Dans une petite chapelle, un quatuor de cordes féminin interprète des musiques de chambre. Je les revois toutes les quatre. J'écoute et j'essaie en les regardant séparément de reconnaître le son de leur instrument. Pas facile, je ne suis pas mélomane. Trois violons, un violoncelle. Bercé par cette musique, je m'intéresse aux interprètes. Quatre jolies femmes, ce qui ne gâte rien. A gauche, un violon, grande, bien qu'assise comme les trois autres. Des grands yeux bleus, très bleus, impressionnants, peut être des lentilles de contact ! A sa gauche un deuxième violon. Ressemblance, à croire que se sont deux sœurs, pourquoi pas ! Celle-ci a une poitrine un peu plus menue, un sourire intérieur glisse sur ses lèvres. Puis le violoncelle, je le garde pour la fin. Le troisième violon, une brune pétillante, plus petite que les trois autres. Elle donne l'impression de retenir son archet pour rester dans la mesure. Le violoncelle, ah ! le violoncelle ! Je l'ai de suite remarqué. Assise, son instrument entre les jambes écartées, sensation érotique, le fait-elle exprès ? Je me rabroue et lève les yeux sur son visage. Elle me sourit, un petit bout de langue sort de ses lèvres en me fixant effrontément. Je crois bien que j'en rougis. Le concert est terminé, je fais les cent pas devant l'entrée de la chapelle. Elle arrive, me plaque deux baisers sur les joues, me prend par le bras et nous partons enlacés… J'ai vraiment une épouse formidable.

 

Une élucuvibration inspirée par la photo suivante :

 

 

 

C'est le Sénégal, c'est pas mal. Sénégal ou Mali, c'est égal. Un couple uni, noirs en blanc, pieds nus dans le sable. Blancs et noirs, ça s'assemble. Ensemble au même rythme, l'un danse, l'autre mime. Deux noirs le soir, ça pourrait passer inaperçu mais la musique que l'on sous-entend nous aiguise la vue. Deux noirs qui dansent ça sue. Orchestre ou platine, cheveux noirs crépus, dents blanches aperçues entre quatre babines.

Intermède ! La platine patine. Les danseurs stoppés restent bloqués sur un pied, pied à terre, terre de feu car le soleil a tapé plus qu'un peu. Le tam-tam retentit, il rythme au ralenti, puis crescendo, la foule s'approche du duo. Ensemble de liesse, c'est la fête. La fête c'est la richesse du Sénégal, ou du Mali, c'est égal, deux pays amis.

C'eut été le contraire, deux blancs habillés de noir, c'eut été la même affaire, la même histoire dans un autre répertoire, l'amitié entre deux races. Oh races, oh religions, ne venez pas contrarier cette union.

J'aurai pu développer davantage le sujet, si moins maladroit, j'avais regardé la photo à l'endroit 

 

Louis NARDI

 

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Rédigé par Louis

Publié dans #Musique et Danse

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Publié le 3 Juillet 2018

Depuis ma naissance, les hommes les femmes aiment mon physique. Tout petit, quand j'apparaissais quelque part, je sentais les regards qui me détaillaient. Mon corps est un appel à la caresse, je n'y peux rien je suis fait comme ça. Pourtant je suis discret, je me fonds volontiers dans la masse. Bon c'est vrai, il m'arrive parfois de jouer au premier, mais en règle générale je suis timide, je suis et je reste subalterne, surtout quand il y a du vacarme où les autres se mettent ensemble à pétarader, de telle sorte que plus personne ne puisse parler. Je suis d'un naturel conciliant et j'aime voir les gens en accord. Pourtant, j'ai souffert étant jeune d'une forme de racisme, on me faisait sentir que je ne servirais à rien, que j'étais voué à l'échec. Je me suis lancé dans les métiers manuels comme serrurier, il faut dire que ce n'était pas ma tasse de thé, pourtant j'en ai passé des nuits. J'ai même été auxiliaire de justice, de marine. Certains ont cru me rendre plus sympathique, pour me faire découvrir l'amour.

Je ne suis pas solitaire, j'ai et j'ai eu beaucoup d'amis, c'est vrai, des étrangers italiens, allemands, autrichiens et français avec qui j'ai passé des soirées mémorables dans des lieux extraordinaires ; je sais vous allez me dire : de quoi te plains-tu ? De rien ! Juste que, à notre époque en France, avoir un nom étranger... ce n'est pas tous les jours facile de se faire traiter de migrant tout ça parce que je m'appelle Stradivarius !

 

Bernard BRUNSTEIN

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Rédigé par Bernard

Publié dans #Musique et Danse

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Publié le 3 Juillet 2018

I - La berline sombre est arrêtée, portière conducteur ouverte, moteur au ralenti, phares allumés. La grande grille rouillée grince sous la poussée de l’homme. Il remonte dans la voiture. Les phares balaient les hautes herbes du parc non entretenu. Quelques mètres plus loin, la berline stoppe. Le silence revient. L’homme s’engage dans un couloir sombre et ouvre une porte latérale donnant dans le grand hall. Avec sa lampe torche, il balaie l’endroit ; il le connaît si bien qu’une toile d’araignée supplémentaire lui sauterait aussitôt aux yeux. Il remarque que le piano à queue brille comme si la poussière ambiante l’avait épargnée.

Giovanni Orengo est le directeur du Grand Hôtel Orologio à Abano Terme, enfin, était le directeur de ce Palace cinq étoiles Luxe qui a eu ses heures de gloire. Fermé depuis de nombreuses années, le bâtiment et le parc subissent les outrages du temps. Giovanni a tout réglé. Il a emprunté, vendu ses biens, toutes les dettes ont été épongées, si bien que le naufrage prévisible s’est passé en douceur. Les huissiers, ces oiseaux de mauvais augure, se sont éloignées et Giovanni vit à présent avec ses souvenirs.

 

Un souffle d’air traverse le grand hall. La Comtesse Canavesi, avec sa suite, fend l’espace et se dirige vers la réception d’un pas assuré malgré ses soixante-quinze ans. La porte-tambour de l’entrée continue de tourner après le passage des dernières valises. Le directeur attend le premier choc :

-Comtesse Canavesi ! J’espère que vous m’avez réservé la suite du dernier étage comme je l’ai demandé !

-Mais oui Comtesse, tout est prévu !

Giovanni avait même pensé aux bouquets de roses rouges que la Comtesse adorait.

Giovanni oriente sa lampe torche, une chauve-souris le frôle et s’engage dans l’escalier d’apparat vers le premier étage.

Aah ses souvenirs ! C’est tout ce qu’il lui reste. Abano Terme, ville de cure, esprit du bien-être à l’Italienne existait depuis les Romains qui en avaient fait un lieu de détente les plus importants de l’empire. La Dolce-Vita à l’ancienne en quelque sorte. Cette douceur de vivre attirait la clientèle fortunée de toute l’Europe. Le Grand Hôtel Orologio avec ses immenses chambres et salons contigus, baignoires et lavabos à eau chaude, bibliothèques particulières pour les maîtres, logements dans un bâtiment annexe pour le personnel de cette richissime clientèle, coulait de beaux jours. Giovanni Orengo n’avait jamais pensé à faire de la publicité. Le bouche à oreille fonctionnait très bien. Le Grand Hôtel, c’était l’endroit où il fallait se montrer. « The place to be ». Jupiter était à son zénith, pourquoi craindre la chute ? Puis la guerre était arrivée. La clientèle ne venait plus. A la Libération la vie reprenait son cours mais les goûts avaient évolués.

On demandait des chambres avec salles de bains intégrées. On ne se déplaçait plus avec son personnel. On exigeait de l’hôtel des services qu’il ne proposait pas. La mode des grands jardins extérieurs avec fleurs et labyrinthe était dépassée. Maintenant on voulait des endroits où bronzer. Un service de restauration extérieur. Des grands bassins à eau chaude extérieurs, mais aussi intérieurs pour les jours maussades, où se prélasser. Des bains bouillonnants et des endroits de relaxation. Le grand piano à queue et la harpe du grand salon ne suffisaient plus, des orchestres philharmoniques entiers régalaient les salons privés. La clientèle du grand Hôtel avait choisi. Cortina d’Ampezzo dans les Dolomites en hiver et Porto-Cervo en Sardaigne l’été. Il fallait tout casser et tout refaire. Les banquiers, toujours frileux, n’avaient pas cru au projet de Giovanni. Cette affaire s’était éteinte d’elle-même. Voilà dix ans que l’hôtel avait fermé ses portes…

 

Giovanni grimpe à l’étage. Le faisceau de la lampe torche balaie le couloir. Il éteint brusquement sa lampe, un rai de lumière apparaît sous une porte.

-La chambre sur le parc ! pense t-il. Mes souvenirs m’envahissent beaucoup trop, il faudra espacer mes visites ici. Je vais finir par perdre la tête.

Mais le rai de lumière est bien réel. Giovanni n’en croit pas ses yeux. Il s’approche, ouvre lentement le vantail …

 

II - John Allright, expert international en instruments de musique de l’agence « Allright and Son Institute » analyse le violon qui est entre ses mains.

L’état général, la couleur orangée si caractéristique, la longueur du dos, les ouïes, la volute de queue, la qualité du vernis, la caisse de résonance qu’il éclaire dans l’espoir d’y découvrir un signe. Peut-être ce « S » visible là sous le faisceau de sa lampe. Tout semble y porter…

Il teste la sonorité. Un son parfait, mélodieux, aérien, reconnaissable entre tous. Il recommence encore et encore.

Oui ! Pas de doute ! C’est bien un Stradivarius qu’on lui a apporté. Reste à estimer cette œuvre d’art ! Pas facile ! Mais la fourchette est très haute, entre quatre et six millions d’euros ! Il interrogera Christie’s à Londres qui trouvera certainement un acheteur …

 

 

III - L’homme est assis sur un lit parfaitement fait. Chevelure banche, abondante, la veste présente un dos légèrement voûté. La pièce est éclairée par une lampe à pétrole. Près de lui un petit réchaud à gaz prépare un repas.

-Mais qui êtes-vous donc ? demande Giovanni.

L’homme se retourne lentement, pas surpris, comme s’il attendait cette visite depuis longtemps.

-J’étais sûr que vous passeriez un jour ou l’autre, je vous attendais !

Giovanni reconnaît son interlocuteur,

-Gian-Carlo ? Gian-Carlo Periscoli ? Mais que faites-vous ici ? L’hôtel est fermé depuis longtemps !

-Je sais, je sais ! J’y viens de temps en temps. J’ai tellement de bons souvenirs liés à votre hôtel que j’y passe une partie de ma retraite.

Gian-Carlo Periscoli avait été l’un des chefs d’orchestre les plus ovationnés de la prestigieuse Scala de Milan. Chaque fois que ses obligations le lui permettaient, il séjournait au Grand Hôtel Orologio, un mois l’hiver, deux mois l’été. Ses souvenirs affluent :

-Vous rappelez-vous de la Comtesse Canavesi ? Quelle femme ! Dire que je n’ai jamais osé lui déclarer ma flamme !

Giovanni réagit aussitôt :

-La Comtesse Canavesi ? Figurez-vous que pas plus tard que …

Giovanni s’arrête brusquement. Décidément je commence à perdre la tête moi ! Puis il enchaîne :

-Comment un virtuose comme vous peut-il vivre ici dans cet hôtel abandonné ?

-Oh vous savez, je vais tout vous dire. Je possède un appartement à Milan. Ma retraite est bien maigre, mais je sais me contenter de peu.

Un silence s’installe puis :

-Je me rappelle tant de bons moments passés ici que j’ai pris cette décision : j’y viens de temps en temps. Vous savez, je ne dérange rien, j’enlève même la poussière…

Un flash traverse l’esprit de Giovanni : Ah ! L’état du piano dans le grand salon c’était donc lui.

Gian-Carlo poursuit :

-Je regrette simplement l’animation d’autrefois…

Puis :

-Puis-je me permettre une question ?

Face au silence de Giovanni il se lance :

-Comment en êtes-vous arrivé là ?

Giovanni lui raconte ses malheurs, son manque d’anticipation, la clientèle qui a fui le cinq étoiles.

-Mais elle existe toujours cette clientèle, les goûts ont changés simplement. J’ai mes idées. Je sais ce qu’il faudrait réaliser pour la voir revenir, mais quel investissement ! Je n’en ai plus les moyens !

Gian-Carlo écoute. Une idée folle lui vint en tête :

-Vous savez, je pourrais peut-être vous aider !

-Vous ?

-Oui ! Dans la famille on est musiciens de père en fils. J’ai hérité de mon grand-père un objet de grande valeur… J’ai tout eu dans ma vie sauf … Il marque un silence avant de reprendre… que je n’ai pas de descendance… Un nouveau silence, puis : Si je décidais de m’en séparer, ça réglerait peut-être tous les problèmes ! Vous, vous aurez votre hôtel et moi je passerais une retraite dans l’endroit que j’aime le plus au monde !

-Ah bon ! Vous feriez cela ? Mais de quel objet parlez-vous ?

-Un Stradivarius !

 

Gérald IOTTI

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Rédigé par Gérald

Publié dans #Musique et Danse

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Publié le 3 Juillet 2018

 

Les taches sur le mur évoquent la carte d'un monde exponentiel aux bras tentaculaires. Le circuit habituel dans les bars lui a permis d’égayer ses globules à outrance. Les blancs jouent avec les rouges en une valse infernale, entraînant son corps titubant de plaisir. Un circuit effréné qui l'exalte jusqu'à l'effroi, donne vie aux graffiti sur les murs..

Si longtemps qu'il n'a pas ouvert les vannes, donné libre cours à ses rêves, ces chimères d'enfants qui façonnent et fantasment le destin.

La sueur sur son front trouve une voie jusqu'aux paupières, alourdies par le sommeil et l'alcool.

Sinclair secoue la tête comme pour chasser des mouches, auscultant le mur près de lui du bout des doigts, laissant derrière lui des effluves âcres et sirupeuses.

Devant lui, les marches menant à la cave, des marches lustrées par le temps, des marches qui semblent vaciller dans l'obscurité, s'estomper puis renaître, des marches qui le narguent et l’invitent au souvenir.

Il a 7 ans... Il accompagne sa mère à la répétition dans l'austère sacristie de la cathédrale. Elle s'installe au fond, comme d'habitude, et pose ses partitions sur le pupitre noir acheté à la brocante.

Le Requiem de Fauré, qu'elle connaît bien pour l'avoir déjà chanté ailleurs.

Il la regarde, penchée sur ses notes, les yeux plissés comme pour laisser glisser les sons sur ses longs cils.

Les Choristes arrivent peu à peu, se glissent dans la salle obscure, posent leurs affaires, se donnent l'accolade, fredonnent déjà. Comme si La salle endormie prenait un nouveau souffle, heureuse de sortir d'un silence trop pesant.

Sinclair voit sa mère sourire et s’affairer, le laissant un peu désemparé. Il fouille la pièce de ses pupilles malicieuses, et découvre un recoin à l'abri des regards, calé à l'écart, un coin qui semble l’appeler doucement, d’un léger frémissement de rideau velouté.

Les sons semblent se faufiler le long des tentures, onduler sur les vagues veloutées pour enfin s'échouer dans le pavillon de son oreille. Il sourit, yeux et bouche clos.

Il ouvre les bras pour embrasser l'espace, un espace aquatique d’où surgit le silence, impromptu. Il agite son corps, pieds palmés, mime une brasse au milieu des ondes, il s'enfonce, un peu plus loin, le soleil peine à percer les flots, les rais dorés pointent un banc de poissons aux reflets métalliques. Un coup de reins, il plonge encore.

Il ouvre les paupières.

Les notes s'égrènent et glissent sur son buste, sur ses bras, sa main, qu'il referme soudain comme pour capter la magie de l'instant.

In Paradisum. Le paradis... Ce monde ouaté où le silence s’emplit de sons, comme le blanc de couleurs. Il flotte à demi conscient, baguette en l'air, retient son souffle, arrête la course du monde.

Sur scène à nouveau, une autre image. Le didgeridoo entonne son doux feulement, il le tient d'une main ferme et souple à la fois, les yeux emplis de larmes, au bord du gouffre.

Une foule à ses pieds, alanguie de chaleur, yeux rivés vers le ciel. Geste lent du taï-chi, les ombres en mouvement.

Le chant diphonique... la gorge vibre, tressaille, il est transe... Mélopée monotone et sauvage. Un arrière-goût de thé vert au jasmin, très légèrement poivré, son préféré..

Sinclair laisse ses yeux flotter dans l'espace, en quête d'un point d'ancrage possible, comme pour fixer l’errance.

Il discerne au loin un journal, abandonné sur une banquette de velours rouge. Un titre accroche son regard, marqué rageusement par un feutre incisif.

Duel de divas”

Il s'approche et lit l'article, intrigué.

Turbulences à l'Opéra.

Remue-ménage et pas de deux dans les coulisses du célèbre établissement, dus, semble-t-il, à l'arrivée du nouveau chef de chœur.”

Un sourire s'esquisse sur ses lèvres, il poursuit les yeux rêveurs…

Assez peu connu des mélomanes, le nouveau chef, monsieur Ming, est déjà critiqué pour ses choix surprenants qui semblent privilégier le relationnel au détriment de la qualité artistique. C'est une soprano bien connue qui dénonce le manque de professionnalisme du chef de chœur, ce qui n'a pas manqué de provoquer une vive réaction de celui-ci, affirmant sans détour qu’elle-même ferait du play-back au sein du chœur, pour privilégier les parties solistes.

On assiste donc à une venimeuse querelle qui risque de mettre en péril l'équilibre de l'Opéra, déjà mis à mal par des problèmes financiers.

Les deux ego pourront-ils réduire les fausses notes et trouver à terme un terrain d'harmonie, pour le plus grand plaisir du public mélomane…?

Sinclair sent ses yeux le piquer… Il laisse retomber le journal.

Il déteste les ragots récurrents sur Lise, sa mère, même s'il se doute qu’elle n'est pas irréprochable. Ce n'est pas la première fois qu’elle défraie la chronique.

Le fiel se déverse dans les journaux people et sur les réseaux sociaux, où on l'accuse d'avoir la cuisse légère… et la voix haute.

Sinclair ferme les yeux. Ne pas accréditer ces persiflages.

Et continuer à fréquenter le milieu du jazz, celui qu’il a choisi et qui l'enivre. Un milieu festif, du moins veut-il le croire.

Pourtant...

Aujourd'hui est un jour sans pareil. Il doit remplacer le chef de chœur officiel, cloué au lit par une grippe inopportune. Sinclair s'y prépare depuis longtemps déjà.

Au Conservatoire, il a longuement étudié le piano mais aussi la direction d'orchestre. C'est sa mère qui l'a poussé à venir se former auprès de ce chef de chœur, aujourd'hui malade, pour qui elle éprouve une tendre affection. Un homme au charisme indéfectible, jovial et chaleureux, auprès duquel Sinclair ne pourrait que combattre sa timidité naturelle...

À nouveau ses yeux font le tour de la salle, pour s'arrêter enfin sur le regard confiant de sa mère. Les Choristes se dirigent vers l'autel, se positionnent tranquillement sur les marches du chœur, retrouvant, tout en parlant, leur place habituelle.

C'est à lui. C'est son jour. Aujourd'hui ses doigts ne courront pas mélodieusement sur le clavier. Aujourd'hui, il dirige. Ses mains sont moites, ses yeux se ferment.

La cathédrale accueille quelques touristes égarés, entrés comme par inadvertance pour admirer les splendides fresques baroques.

Sinclair s'avance vers le pied de l'autel, face au pupitre et aux choristes rassemblés. Il lève sa baguette. Ce n'est plus un rêve.

 

Nadine LEFEBVRE

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Rédigé par Nadine

Publié dans #Musique et Danse

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