LA VOIX

Publié le 4 Juillet 2018

 

 

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui, je suis occupé à ranger ma collection de vieux disques. Voilà qu’apparaît ce 78 tours dans sa pochette poussiéreuse … Je me rappelle… Je me rappelle lorsque ma mère me demandait de passer voir grand-père.

-Prends ton temps, me disait-elle, il t’aime bien tu sais.

Moi, c’était sa grosse voix grave qui m’impressionnait. Je trouvais toujours grand-père dans le salon, enfoncé dans son fauteuil préféré. Une odeur de tabac et de miel, que j’aimais bien, flottait dans la pièce. Lui, après m’avoir salué, m’indiquait le canapé et immanquablement me disait :

-Assieds-toi et écoute cette voix d’or. Cet homme est une merveille de la nature !

Le disque 78 tours, « RCA Victor », tournait sur le phonographe. L’on entendait une voix profonde, chaleureuse. Je ne comprenais pas bien, mais une impression d’harmonie se dégageait de ces chants puissants. C’est ainsi que je découvrais « La cavalleria rusticana » de Pietro Mascagni, « Rigoletto » « La Traviatta » « L’Aïda » de Giuseppe Verdi, « Una furtiva lagrima » de l’Elixir d’amour de Gaetano Donizetti, et tant d’autres. J’étais étourdi, immobile, j’écoutais. La musique et cette voix continuaient, elles remplissaient toute la pièce. Je sentais grandir en moi un sentiment étrange que je ne connaissais pas. Un frisson me parcourait. Je n’avais jamais pensé que la musique pouvait agir ainsi. Grand-père s’en apercevait et me disait :

-Écoute, écoute !

 

Puis le bras du phonographe arrivait au terme de la mélodie et le disque tournait sur son sillon de garage : -Tac… Tac… Tac !

Grand-père avait les yeux fermés et semblait dormir. En fait il était sous le charme des dernières notes. Je me levais et lui disais :

-Grand-père, c’est terminé !

-Oui, oui ! Je sais. Tu te rends compte ! Quelle merveille… C’est Henri, me disait-t-il, comme s’il s’agissait d’une vieille connaissance de la famille. Un familier que l’on s’attendait à rencontrer à la maison.

Je dépose ce 78 tours sur mon tourne disques et j’écoute « una furtiva lagrima » de Donizetti tout en rêvant …

 

A Naples, quelques années plus tôt, le petit Enrico, issu d’une fratrie nombreuse, commence à travailler comme mécanicien. Pendant ses moments libres, il interprète, à 14 ans, des chansons populaires à l’heure des repas dans les restaurants de la vieille ville.

Un soir, un jeune et riche baryton, Eduardo Missiano, qui aimait bien s’encanailler dans la basse ville, l’entendit. Il l’appela à sa table.

-Tu connais la musique petit ?

-Non monsieur !

-Mais les variations de ta voix, l’émotion que tu fais passer, alors comment ?

-Je ne sais pas, je pense à l’histoire et ça vient tout seul.

-L’histoire ?!? Alors les harmonies, la partition, les instruments qui se répondent ?

Henri regardait Eduardo avec des yeux ronds et ne comprenait rien ; il répétait :

-Mais je chante d’oreille !

 

Missiano décida de s’occuper de son protégé. Il l’envoya suivre les cours de l’école de musique sous la direction du grand Guglielmo Vergine. Là, Henri apprit à maîtriser la technique vocale, à intégrer l’harmonie des instruments, bien qu’il ne sache en jouer d’aucun. Son talent allait en grandissant. Puis le soir du triomphe arriva.

 

Ce soir-là, à 22 ans, il chantait au théâtre de Livourne. Noblesse et bourgeoisie étaient aux fauteuils d’orchestre et dans les loges. Le poulailler débordait de ses amis qui avaient fait le chemin pour l’écouter, ils ne voulaient pas rater cette première.

 

Le brouhaha de la salle s’atténuait. Le chef d’orchestre apparut, se dirigeant vers son pupitre. Aussitôt une salve d’applaudissements retentit. Arrivé sur son estrade, il s’inclina vers le public et se retourna vers ses musiciens. Dans la salle, que des habitués qui connaissaient la valeur de cet orchestre. Pour le petit nouveau chanteur dont on avait tant parlé, on verrait bien. Eduardo avait prévenu ses pairs et ses relations. Tous étaient sceptiques sauf les amis d’Henri qui piaffaient d’impatience. Les lumières du grand lustre central diminuèrent, les rideaux de la scène s’ouvrirent et Henri s’avança au milieu des décors sous de rares encouragements. Le maestro le suivit du regard. Un simple basculement de la tête signifiant « vous êtes prêt ? » suffit. La baguette se leva. L’orchestre entama les premières harmonies. Une voix s’éleva, chaleureuse, puissante à la rencontre du public et… le charme fit le reste.

 

Le chant envoûtant envahissait tout l’espace. Le rêve se déroulait yeux ouverts. Contre toute attente, cette chose admirable que l’on peut qualifier de mystère s’emparait des esprits. Chacun était suspendu, subjugué, séduit par l’harmonie de cette voix d’or.

 

Henri dominait l’orchestre de sa puissance. Il charmait, enchantait, captivait, fascinait. Le mouvement « allegretto grazioso » s’acheva dans un tourbillon d’exaltation qui laissa le public ébahi. Il termina à « mezza voce » avec cette texture de velours d’une sensualité unique. Tous étaient sous le charme. Le tonnerre d’applaudissements ne résonna qu’après quelques brèves secondes d’hésitation. Le public des fauteuils d’orchestre et des loges se leva comme un seul homme. Les « bravos » fusèrent de toutes parts. Des confettis descendaient par brassées entières du poulailler comme si les étoiles voulaient s’associer à cette merveille. Le chef d’orchestre s’inclina et désigna très vite ce chanteur exceptionnel, afin de bien indiquer que les éloges lui étaient destinés. Enfin l’orchestre entier se leva et chacun applaudissait à sa manière. Qui frappait les instruments à corde avec leurs archets. Qui glissait flûtes, hautbois, clarinettes sous le bras et applaudissait des deux mains. Qui cognait les baguettes sur le côté de sa grosse caisse. Les applaudissements redoublaient, le rideau entamait une descente et remontait aussitôt. Le calme s’installa enfin avec le brouhaha de la salle. Les lumières augmentèrent. Chacun voulut féliciter dans sa loge ce jeune prodige. Tous les journaux de l’époque étaient représentés : Il Corriere della sera, La Stampa, la Critica musicale.

 

Un journaliste plus agile que d’autres réussit à approcher Henri et à lui poser les questions que tout le monde se posait :

-Les lecteurs du Corriere della sera voudraient savoir : Henri, ce n’est pas un nom d’artiste ça ! Comment doit-on vous appeler ?

Lui, la carrière, les honneurs, ce n’était pas encore pour lui. Lui qui connaîtra plus tard la Scala de Milan, La Fenice de Venise, Covent Garden de Londres, Le Metropolitan Opéra de New-york, lui qui laissera son nom unique dans l’histoire de l’opéra, répondra avec une grande simplicité :

-Dans mon pays, à Naples, en Campania, on m’appelle Caruso…

 

Le passage « una furtiva lagrima » était terminé depuis longtemps. Je n’avais pas entendu le Tac … Tac … Tac … du disque en fin de course. Je soulève le bras du tourne-disque et je souris à mes souvenirs.

-Oui, oui, je sais, c’est terminé, cette merveille… C’était Henri grand-père !

 

Gérald IOTTI

 

Rédigé par Gérald

Publié dans #Musique et Danse

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