SACRÉ CHŒUR

Publié le 3 Juillet 2018

 

Les taches sur le mur évoquent la carte d'un monde exponentiel aux bras tentaculaires. Le circuit habituel dans les bars lui a permis d’égayer ses globules à outrance. Les blancs jouent avec les rouges en une valse infernale, entraînant son corps titubant de plaisir. Un circuit effréné qui l'exalte jusqu'à l'effroi, donne vie aux graffiti sur les murs..

Si longtemps qu'il n'a pas ouvert les vannes, donné libre cours à ses rêves, ces chimères d'enfants qui façonnent et fantasment le destin.

La sueur sur son front trouve une voie jusqu'aux paupières, alourdies par le sommeil et l'alcool.

Sinclair secoue la tête comme pour chasser des mouches, auscultant le mur près de lui du bout des doigts, laissant derrière lui des effluves âcres et sirupeuses.

Devant lui, les marches menant à la cave, des marches lustrées par le temps, des marches qui semblent vaciller dans l'obscurité, s'estomper puis renaître, des marches qui le narguent et l’invitent au souvenir.

Il a 7 ans... Il accompagne sa mère à la répétition dans l'austère sacristie de la cathédrale. Elle s'installe au fond, comme d'habitude, et pose ses partitions sur le pupitre noir acheté à la brocante.

Le Requiem de Fauré, qu'elle connaît bien pour l'avoir déjà chanté ailleurs.

Il la regarde, penchée sur ses notes, les yeux plissés comme pour laisser glisser les sons sur ses longs cils.

Les Choristes arrivent peu à peu, se glissent dans la salle obscure, posent leurs affaires, se donnent l'accolade, fredonnent déjà. Comme si La salle endormie prenait un nouveau souffle, heureuse de sortir d'un silence trop pesant.

Sinclair voit sa mère sourire et s’affairer, le laissant un peu désemparé. Il fouille la pièce de ses pupilles malicieuses, et découvre un recoin à l'abri des regards, calé à l'écart, un coin qui semble l’appeler doucement, d’un léger frémissement de rideau velouté.

Les sons semblent se faufiler le long des tentures, onduler sur les vagues veloutées pour enfin s'échouer dans le pavillon de son oreille. Il sourit, yeux et bouche clos.

Il ouvre les bras pour embrasser l'espace, un espace aquatique d’où surgit le silence, impromptu. Il agite son corps, pieds palmés, mime une brasse au milieu des ondes, il s'enfonce, un peu plus loin, le soleil peine à percer les flots, les rais dorés pointent un banc de poissons aux reflets métalliques. Un coup de reins, il plonge encore.

Il ouvre les paupières.

Les notes s'égrènent et glissent sur son buste, sur ses bras, sa main, qu'il referme soudain comme pour capter la magie de l'instant.

In Paradisum. Le paradis... Ce monde ouaté où le silence s’emplit de sons, comme le blanc de couleurs. Il flotte à demi conscient, baguette en l'air, retient son souffle, arrête la course du monde.

Sur scène à nouveau, une autre image. Le didgeridoo entonne son doux feulement, il le tient d'une main ferme et souple à la fois, les yeux emplis de larmes, au bord du gouffre.

Une foule à ses pieds, alanguie de chaleur, yeux rivés vers le ciel. Geste lent du taï-chi, les ombres en mouvement.

Le chant diphonique... la gorge vibre, tressaille, il est transe... Mélopée monotone et sauvage. Un arrière-goût de thé vert au jasmin, très légèrement poivré, son préféré..

Sinclair laisse ses yeux flotter dans l'espace, en quête d'un point d'ancrage possible, comme pour fixer l’errance.

Il discerne au loin un journal, abandonné sur une banquette de velours rouge. Un titre accroche son regard, marqué rageusement par un feutre incisif.

Duel de divas”

Il s'approche et lit l'article, intrigué.

Turbulences à l'Opéra.

Remue-ménage et pas de deux dans les coulisses du célèbre établissement, dus, semble-t-il, à l'arrivée du nouveau chef de chœur.”

Un sourire s'esquisse sur ses lèvres, il poursuit les yeux rêveurs…

Assez peu connu des mélomanes, le nouveau chef, monsieur Ming, est déjà critiqué pour ses choix surprenants qui semblent privilégier le relationnel au détriment de la qualité artistique. C'est une soprano bien connue qui dénonce le manque de professionnalisme du chef de chœur, ce qui n'a pas manqué de provoquer une vive réaction de celui-ci, affirmant sans détour qu’elle-même ferait du play-back au sein du chœur, pour privilégier les parties solistes.

On assiste donc à une venimeuse querelle qui risque de mettre en péril l'équilibre de l'Opéra, déjà mis à mal par des problèmes financiers.

Les deux ego pourront-ils réduire les fausses notes et trouver à terme un terrain d'harmonie, pour le plus grand plaisir du public mélomane…?

Sinclair sent ses yeux le piquer… Il laisse retomber le journal.

Il déteste les ragots récurrents sur Lise, sa mère, même s'il se doute qu’elle n'est pas irréprochable. Ce n'est pas la première fois qu’elle défraie la chronique.

Le fiel se déverse dans les journaux people et sur les réseaux sociaux, où on l'accuse d'avoir la cuisse légère… et la voix haute.

Sinclair ferme les yeux. Ne pas accréditer ces persiflages.

Et continuer à fréquenter le milieu du jazz, celui qu’il a choisi et qui l'enivre. Un milieu festif, du moins veut-il le croire.

Pourtant...

Aujourd'hui est un jour sans pareil. Il doit remplacer le chef de chœur officiel, cloué au lit par une grippe inopportune. Sinclair s'y prépare depuis longtemps déjà.

Au Conservatoire, il a longuement étudié le piano mais aussi la direction d'orchestre. C'est sa mère qui l'a poussé à venir se former auprès de ce chef de chœur, aujourd'hui malade, pour qui elle éprouve une tendre affection. Un homme au charisme indéfectible, jovial et chaleureux, auprès duquel Sinclair ne pourrait que combattre sa timidité naturelle...

À nouveau ses yeux font le tour de la salle, pour s'arrêter enfin sur le regard confiant de sa mère. Les Choristes se dirigent vers l'autel, se positionnent tranquillement sur les marches du chœur, retrouvant, tout en parlant, leur place habituelle.

C'est à lui. C'est son jour. Aujourd'hui ses doigts ne courront pas mélodieusement sur le clavier. Aujourd'hui, il dirige. Ses mains sont moites, ses yeux se ferment.

La cathédrale accueille quelques touristes égarés, entrés comme par inadvertance pour admirer les splendides fresques baroques.

Sinclair s'avance vers le pied de l'autel, face au pupitre et aux choristes rassemblés. Il lève sa baguette. Ce n'est plus un rêve.

 

Nadine LEFEBVRE

Rédigé par Nadine

Publié dans #Musique et Danse

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