Comme chaque jour depuis la rentrée de septembre, Nathalie, de retour de son école d’Arts Appliqués, pousse énergiquement la porte de son immeuble. Le groom automatique oppose décidément trop de résistance ! Elle attend l’occasion d’en parler à Lucien mais le concierge semble toujours absent de sa loge. Ou trop occupé peut-être pour se soucier du bien-être des locataires. Ah ! Si son père habitait là, il y a bien longtemps qu’il aurait lui-même bricolé ce groom. Mais voilà, dorénavant, Nathalie ne peut compter que sur elle-même pour tous ces petits détails de la vie qui peuvent agrémenter ou gâter le quotidien. Et, en l’occurrence, cette porte commence à lui pourrir la vie ! Tout comme l’unique radiateur électrique de son studio, assurément déréglé ou insuffisant.
Un rapide coup d’œil à la boite à lettres, plus par habitude que dans le réel espoir de missives, trop rares à son goût. Surprise : un feuillet délicatement plié attend son retour. Pas d’enveloppe. Pas de destinataire non plus. Encore moins d’expéditeur ou de signature. Un prospectus, sans doute. Un peu déçue, Nathalie regagne son studio bon marché du 2° étage. Elle dépose ses affaires sur son petit bureau bien encombré, se défait de ses chaussures à talons au grand soulagement de ses pieds meurtris, se sert un café et se blottit dans son fauteuil crapaud en jetant un œil distrait au courrier du jour.
A sa grande surprise, il ne s’agit pas de publicité mais d’art : le feuillet ne contient qu’une étrange citation, attribuée au peintre Delacroix. Il y est question de reflets, de tons et de transparence. Intriguée Nathalie lit et relit le message en se posant mille questions. Qui donc a bien pu déposer ce feuillet ? Dans quel but ? Est-elle la seule destinataire ? Qu’attend-on d’elle ? Comment le savoir ? La jeune femme recherche des indices, en vain ; le feuillet ne contient rien d’autre que cette étrange citation. Nathalie prend à nouveau conscience de son isolement dans cet immeuble où elle ne connait pas encore ses voisins, dans cette ville encore étrangère.
Confortablement installée dans son fauteuil crapaud, elle se prend à rêvasser. « Casser le ton du reflet », voilà qui la renvoie à ses études d’infographie, à ses débuts avec ces logiciels graphiques ultra-sophistiqués et tellement difficiles à apprivoiser. Elle aurait bien aimé, aujourd’hui, savoir « casser le ton » et réaliser un reflet à l’aide de Photoshop ; ses figures d’arbres en fond de dessin en seraient bien mieux ressorties. « Modeler par masses tournantes », voilà une expression bien énigmatique. Quoique, appliquée à un feuillage d’automne dans la tourmente, cela prend du sens… Nathalie se remémore les tableaux hyperréalistes du danois Peder Mork Monsted qu’elle a pu admirer lors de la dernière exposition de la Galerie des Ponchettes. En passant d’une peinture à l’autre, elle changeait de saison ; elle pouvait même ressentir le froid des fonds neigeux ou la douceur des rayons de soleil filtrant à travers les feuillages. Quelle merveille, quel travail, quelle maîtrise du coup de pinceau !
Le claquement d’une porte à l’étage supérieur ramène Nathalie à des considérations plus matérielles : son réfrigérateur est vide, l’heure tourne, et les boutiques vont bientôt baisser le rideau. « Si tu ne veux pas mourir de faim, Nath, il est temps de te bouger ! »
Le babillage matinal de France-Inter arrache douloureusement Nathalie des bras de Morphée. Déjà 7 heures ? Assurément, elle n’aurait pas dû rester si tard rivée à ses séries policières, mais la jeune femme n’avait pas su résister à la profusion d’épisodes en replay, tellement efficaces pour combler sa solitude d’un dimanche dans une ville étrangère. Déjà 7 heures, donc. La douche ; les vêtements frais (décidément trop frais en raison du chauffage défaillant). Quels cours, ce matin ? Colorimétrie et fonctions avancées de Photoshop. Nathalie attend beaucoup de l’outil Reflets dont elle a pu entrevoir les possibilités dans une vidéo Youtube. Ce matin, pas le temps de griller la tartine, tant pis. Un café rapide tout de même, un grand, bien fort. Le MacBook sous le bras, quelques cahiers dans le sac et c’est parti ; deux étages à pied pour finir de se réveiller.
L’artiste en herbe dépasse la loge du gardien qui affiche son éternel « Le concierge est dans l’escalier » (non, Lucien, tu n’es pas dans l’escalier, j’en viens ; tu es surement encore au lit et je ne veux pas savoir avec qui). Elle débouche dans le hall de l’immeuble et reste figée sur place : un tableau est accroché au mur d’ordinaire terriblement nu et triste. Une toile abstraite, pleine de brumes bleutées comme celles de son éveil difficile. A moins qu’il s’agisse d’un nouveau « impression : soleil levant ». Oui, avec un peu d’imagination, Nathalie devine un port et des embarcations dans la brume qui se fondent avec le quai. « Et en format portrait, ça donnerait quoi ? ». Nath penche la tête à se rompre les cervicales puis se ravise. S’assurant que ce fantôme de Lucien est toujours dans l’escalier, elle décroche et pivote la toile d’un quart de tour. Révélation ! Le port se transforme aussitôt en personnage géant émergeant d’une forêt. Une forêt en flammes peut-être.
Un claquement de porte au 3° étage sort Nathalie de ses rêveries artistiques. Elle replace prestement le tableau dans sa position initiale et s’échappe furtivement. En chemin, des questions la hantent. Pourquoi un tableau ? Pourquoi ce tableau, anonyme, qui plus est ? Qui a bien pu l’accrocher ? Surement pas ce rustre de Lucien ! Et y aurait-il un rapport avec le feuillet à l’énigmatique citation déposé dans sa boite à lettres la semaine passée ? « Delacroix ? Non, cette toile n’est pas son style. »
En montant dans le tram, Nathalie passe en revue ses différents voisins. Elle les connait à peine car ils n’échangent bien souvent que des salutations d’usage ou quelques banalités sur la météo. Elle regrette un moment de s’être échappée si vite car ce voisin du 3° qui a malgré lui abrégé sa contemplation, c’était peut-être Stéphane, ce gentil garçon aux airs d’artiste. « Ma fille, tu as raté une belle occasion d’engager la conversation ». Nathalie en est à rêver que Stéphane soit l’auteur de la peinture quand elle réalise qu’elle a manqué son arrêt de tram. Décidément, cette journée commence bizarrement. En rebroussant chemin, Nath se remémore les dernières affaires du commissaire Maigret et se promet d’enquêter sur ses voisins.
Nathalie relève les mains de son clavier d’ordinateur, étire son corps engourdi et entreprend la relecture de son courrier.
« Nice, le 21 janvier
Bonjour Monsieur Lucien,
J’ai bien réfléchi avant de vous adresser cette lettre. Ma première intention était plutôt d’engager la conversation de vive voix mais il reste difficile de vous croiser dans cet immeuble et, de plus, la chose écrite me semble présenter l’avantage d’être pus réfléchie, moins sujette aux approximations.
Je souhaite vous parler de cet énigmatique tableau qui orne notre hall d’entrée. J’ai mené mon enquête, j’ai bien observé les locataires cette semaine et je crois avoir démasqué le coupable. »
« Coupable ? Tu y vas un peu fort ma fille ! "L’auteur des faits", ça ira mieux. »
« …et je crois avoir démasqué l’auteur des faits. Voici mon raisonnement.
Le billet anonyme en boites à lettres contenant la citation énigmatique du peintre Delacroix, puis la présence de la toile abstraite dans le hall portent naturellement à soupçonner Stéphane, étudiant à la Villa Arson, ou encore Pierre, l’artiste peintre de la maison. Mais vous conviendrez avec moi que leur niveau culturel est bien inférieur à l’érudition de la citation (pour vous en convaincre, écoutez-les discuter de vodka…). De plus, Pierre est plus familier des peintures réalistes (c’est lui qui avait apposé cette affichette annonçant la rétrospective Peder Mork Monsted aux Ponchettes).
J’ai un moment soupçonné d’autres… »
« Eh ! Nath ; oublie un peu ton Maigret ! Il n’y a pas eu mort d’homme, ici ! »
« J’ai un moment envisagé d’autres locataires aux penchants artistiques comme Olivier ou Maïlis. Notre fleuriste du premier semble plus préoccupée par ses coiffures en bouquets de fleur aussi extravagantes que ceux qu’elle expose en vitrine, et la perplexité affichée par tous deux en franchissant le hall les écarte tout net.
Imaginez-vous ma voisine esthéticienne se livrant à ce jeu de devinettes ? Tout cela est d’un style bien trop abstrait pour cette écervelée obsédée uniquement par son image, ne trouvez-vous pas ?
J’ai rapidement écarté Charles, trop investi dans la protection des dernières forêts du littoral pour consacrer de l’énergie à la chose artistique. De même pour Louis : ce n’est tout de même pas un retraité de la PJ qui poserait à son tour des énigmes ! Quant à Marc, on a certes pu lui reprocher ce poster lors du mondial de football mais le foot et le bistrot semblent être ses uniques passions.
Concernant nos 2 artisans, Joseph et Jérôme, quand voudriez-vous qu’ils s’amusent à inventer des énigmes alors qu’ils assurent des journées de travail sans fin ponctuées de dimanches tout en somnolence ?
L’éventail des suspects se resserre ! »
« Non, Nathalie ! Arrête de te prendre pour Maigret ou Sherlok holmes ! »
« L’éventail des possibilités se réduit ! Restent maintenant Judith, vous et moi-même.
Judith, suggérez-vous ? En effet, un écrivain ferait bien l’affaire mais méfions-nous des apparences. J’ai provoqué l’occasion de la rencontrer dans son appartement ; je peux vous dire que sa décoration laisse autant à désirer que ses tenues guindées et hyper-classiques ! Et de plus, elle ne produit que des écrits historiques (si vous en avez l’occasion -et le temps surtout !-, interrogez-la pas sur la période médiévale dans les hautes vallées provençales…).
Quant à moi, mon cher Lucien, »
« Tout doux, ma fille ! Ne vas pas faire croire que tu le dragues ! »
« Quant à moi, Monsieur Lucien, je ne suis pas en train de vous rejouer l’épisode où le coupable fait mine de mener l’enquête ! Je peux vous jurer que je ne suis pour rien dans cette affaire ; je n’apprécie ni Delacroix ni la peinture contemporaine (même si cette toile m’a bousculé les sens lundi dernier) ; pour tout vous dire, mes activités infographiques ne visent qu’à la restauration de films et photos anciennes.
Si vous avez bien suivi mon raisonnement, il ne reste plus sur la liste qu’un occupant de l’immeuble : vous-même, Monsieur Lucien. Comme je l’écrivais précédemment, méfions-nous des évidences : le Lucien bougon, toujours absent de sa loge, cache un autre Lucien, délicat et cultivé, qui s’est aménagé un atelier secret dans le local technique de l’immeuble. Malgré toutes vos précautions, j’ai pu observer votre manège secret ; je donne maintenant un autre sens à votre éternel « Le concierge est dans l’escalier ». Alors voici ma proposition : collaborons, Monsieur Lucien, persévérons ensemble dans les énigmes artistiques car tout cela a déjà provoqué bien des échanges plus ou moins approfondis entre les locataires et j’ai bon espoir de pouvoir bientôt proposer une fête des voisins.
S’il vous plaît, réfléchissez à ma proposition et répondez-moi vite. »
« Pourquoi, "vite" ? Au contraire, laisse-lui le temps de réfléchir, ma grande ! »
« S’il vous plait, prenez le temps de réfléchir à ma proposition et répondez-moi.
Je compte sur votre discrétion ; la mienne vous est acquise.
Dans l’espoir de notre prochaine collaboration… »
« Non ; plus direct. »
« Dans l’attente de vous rencontrer pour mettre au point notre prochaine collaboration,
Cordialement,
Nathalie, du 3°. »
« Et voilà ! Enregistrer, imprimer, cacheter, déposer et… advienne que pourra ! »
Pour tromper sa solitude, Nathalie avait pris ce pli de penser à voix haute dans son studio.
« Ouf ! Cette longue journée de cours m’a été éprouvante.
Et me voilà bien déçue par la fonction ‘Reflets’ de Photoshop ; aucune âme ! Ca renforce mon sentiment que rien ne pourra jamais remplacer la touche manuelle de l’artiste. Mais tu n’as pas le talent de Peder Mork Monsted, ma fille !
Trois enveloppes ce soir dans ma boite à lettres. Ne rêve pas, Nath, il ne s’agit pas de la reconnaissance de ton immense talent ; ça sent plutôt les ennuis… Alors le rite habituel pour commencer : café, pieds nus, fauteuil crapaud ; et c’est parti pour la lecture.
Je commence par la lettre anonyme. "ondes que mon cœur émet pour que ton cœur vers le mien se tourne" ! "ton corps alangui sur les draps froissés" !! Et Lampeduza par-dessus le marché !!! Je rêve ou quoi ?! Mais qu’est-ce que c’est que ce frappadingue ?!! A moins que l’auteur se soit trompé de boite à lettres, ce qui donnerait alors une révélation croustillante sur les relations entre certains voisins… Non ! Poubelle !
Bon, le courrier de Judith. C’est du gnangnan pus jus ! "je le trouve intéressant, plein de sensibilité et de charme" ; "ça me ferait plaisir de faire la connaissance d’amateurs d’art…". Si elle écrit ses romans et ses nouvelles dans ce style, c’est tout juste bon pour les boutiques de gare. Et elle peint, elle aussi ? Mais c’est un repaire d’artistes ici, ou alors un immeuble financé par le 1% de Ripolin !
Oh ! Cette lettre-là est de Stéphane, le beau mec du 3°. Ouais, beau mec mais pas fufute. Il n’a toujours rien compris à la double-vie du concierge. Voilà donc une belle occasion de prendre contact. Alors, je toque à sa porte ? Ou alors par écrit ? Mais comment lui dire ?... "Cher voisin" ? "Cher Stéphane" ? Ou simplement "Stéphane" ? Non. "Bonjour Stéphane" ; oui, c’est bien, ça : "Bonjour Stéphane". Après je lui écris que moi aussi j’apprécie, autant que lui, cette initiative artistique, et que j’ai mon idée, non, ma petite idée sur l’auteur des faits, que c’est une sacrée surprise car personne ne s’attendrait à ça venant de lui. Oui, mais attention de rester neutre, pas de ‘lui’ ou ‘elle’. Donc, plutôt : qu’on ne s’attendrait pas à ça venant de cette personne. Et je lui propose de venir prendre un thé dès demain soir. Ou un café ? Non : rendez-vous lundi prochain dans le hall à 17h.
Et advienne que pourra ! »