L’air était frais pour la saison... Même froid ! En cette fin de journée du mois de Mai, le ciel clair du matin avait décidé de s’habiller de nuages obscurs comme s’il portait le deuil d’une morne journée qui s’obstinait à ne pas mourir.
Pierre, attablé à la terrasse d’un café, promenait un regard sans vie sur cette avenue aussi déserte qu’un tombeau tout neuf qui attend, avec férocité et gourmandise, qu’une âme perdue vienne répondre à ses appels.
L’esprit occupé à ne rien voir de ce paysage dénué du moindre intérêt, Pierre mit un certain temps à apercevoir, traversant ce début de coucher de soleil, une silhouette qui venait dans sa direction d’un pas ferme et déterminé. Elle se matérialisa et ses lunettes à triple foyer lui donnèrent la réponse. Une femme. Une très belle femme. Très chic, elle portait, avec la nonchalance de l’habitude, des vêtements que l’on peut voir, le plus souvent, lors des défilés des salons des grands créateurs du moment.
Elle s’approcha, lui sourit et demanda, d’une voix de diva…
- Bonjour, puis-je m’asseoir à votre table ?
- Que je sache, Madame, la terrasse est vide et rien ne vous empêche de choisir une table à votre convenance.
- C’est vrai. Mais c’est vous qui m’intéressez et c’est avec vous que je souhaite parler.
- Allons, Madame, trêve de plaisanterie. Je ne suis ni beau ni intelligent et à votre place je ferai très attention à qui j’adresse la parole. Les temps que nous vivons conseillent la prudence. Vous devriez suivre mon conseil.
- Ne croyez-vous pas que les conseils sont barbants et que l’on peut satisfaire son besoin de savoir en toute innocence avec celui qui sait ?
- Celui qui sait ? Dieu merci ! Mille fois merci ! Je suis d’une ignorance crasse et celle-ci fait mon bonheur. Il est hors de question que je lui fasse défaut.
- Voyez-vous cette église en face de nous ? Il paraît que l’ancien prêtre de la paroisse était tellement pieux qu’il a fini son sacerdoce à Rome en tant qu’évêque.
- Vous voulez parler de Monsignori « Je ne sais pas qui »
- Oui, de Monsignori « je ne sais pas quoi »
- Il m’a baptisé.C’est lui qui a imposé mon prénom. Le bruit courrait qu’il avait beaucoup fauté et que sa promotion à Rome venait à point nommée. Il ne répondait à aucune question, surtout à celles qui avaient des rapports avec sa vie privée. Où l’avez-vous connu ?
- Il était si prés de Dieu que ses ouailles ne faisaient plus la différence. Ils arrivaient à se tromper et à prendre l’un pour l’autre…
- Oui ! Surtout les femmes. Toutes celles qu’il entendait en confession. La pénitence était assez originale. Sa réputation a précédé sa mutation. Mais vous n’avez pas répondu à ma question ?
- Il m’a baptisée, moi aussi, et c’est lui qui a choisi mon prénom « Madeleine ». Ce qui laisse supposer que nous ayons, vous et moi, un point commun.
- Vous... Tu veux dire que peut-être... Nous pourrions être frère et sœur ? Enfin demi…
- J’ai eu du mal à te retrouver. Mes moyens m’ont permis de faire appel à des professionnels. C’est d’ailleurs grâce aux problèmes que tu as eu avec la justice que nous avons pu faire le lien.
- Que sais-tu de ma vie ? Toi par contre, tu as l’air de bien te débrouiller.
- Six fois veuve. Ça aide à établir un plan de carrière. Mais parlons de toi. Combien en as-tu tuées? La justice n’a pas les yeux nécessaires pour voir clair ce qui peut paraître obscur, mais moi je n’ai pas besoin de lunettes.
Pierre resta silencieux. Les yeux dans les yeux, il étudia Madeleine. Beaucoup de questions se bousculaient dans sa tête. Que voulait cette greluche ? Etait-elle ou n’était-elle pas ? Que savait-elle vraiment ? Une excitation incontrôlable le prit en otage. Il fallait qu’il se calme. D’autant plus que Madeleine souriait avec une assurance qui l’inquiétait.
- Ta question ne te paraît pas un peu ubuesque ? Dans un cas comme dans l’autre tu prends des risques. Le premier étant de te tromper et d’accuser un innocent d’une série de crimes plus atroces les uns que les autres. Le deuxième étant de risquer ta peau si ce que tu prétends est avéré .
Son sourire ne la quittait pas. Elle prit le parti de s’asseoir. Ses coudes sur la table, elle reposa sa tête dans ses mains et demanda…
- Si tu m’offrais un verre, on continuerait notre conversation familiale de façon détendue, tu ne crois pas ? Si tu veux, je peux répondre à la question que tu ne me poses pas… La dernière que tu as tuée n’a pas encore été découverte. Sa disparition est trop fraîche pour être prise en compte. Deux jours, c’est trop court pour que la justice s’y intéresse. Je sais où elle est, mais je n’appartiens pas à une entreprise funéraire. Laissons faire les ouvriers. Il faut bien que tout le monde vive. Je suis pour le partage des richesses. D’ailleurs, je ne vais pas tarder à me remarier et le promis a de gros moyens. Tellement gros que je vais faire mon possible pour le décharger de ce poids qui pèse si lourdement sur ses frêles épaules.
- Ce qui fera sept. Qu’est-il arrivé aux six précédents ?
- Les hommes sont toujours imprudents. Ils ont tous fait l’erreur de me désigner comme légataire universelle alors que je ne leur avais rien demandé. Que veux-tu ? Si tu donnes le bâton pour te faire battre…
-Je vais rentrer chez moi. Je suis un peu fatigué, nous boirons un verre ensemble une autre fois. Il faut que je digère dans le calme et le silence notre rencontre. Apparemment nous avons vraiment des points communs. Tu sais certainement aussi bien que moi où j’habite. Je suis sûr que je te reverrais.
Pierre se leva de sa chaise et partit sans se retourner. Elle est riche, pensa-t-il et il semblerait que je sois son seul parent. Il faut d’abord que je me renseigne sérieusement. C’est là une grosse affaire, sur deux plans…
Dans un sens, ça me ferait de la peine s’il lui arrivait un accident.
Encore assise, Madeleine commanda son apéritif. Les nuages s’étaient disloqués, la vie renaissait sur l’avenue et elle prit la résolution de se méfier de ce demi-frère. Pierre avait une préférence pour les belles femmes et comme son miroir ne mentait pas, elle savait qu’elle risquait de provoquer en lui une attirance plus mortelle que fraternelle. Elle avait la possibilité de la solution extrême en cas de besoin. L’argent permet tout, il serait déraisonnable de l’oublier.
Que voulez-vous, les chiens ne font pas des chats.