Publié le 30 Avril 2021
Willa MARSH, Meurtres entre sœurs
Emmy n’obtient pas des résultats mirobolants à l’issue de ses études de secrétaire, mais trouve un boulot de réceptionniste dans un grand hôtel.
Elle a du mal à passer de l’école, où l’univers était divisé en deux catégories bien distinctes de personnes, les élèves et les profs, au monde du travail. A la réception d’un grand hôtel, elle voit passer toutes sortes de clients qui ont une chose en commun : Aux yeux d’Emmy, ils sont tous riches, mais le comportement des uns et des autres varie beaucoup. Quelques-uns la traitent avec amabilité, lui demandent parfois son prénom, font quelques remarques sur le temps, lui demandent des conseils sur les sites, les musées à visiter. Plus nombreux sont ceux d’une arrogance blessante, traitant Emmy avec hauteur, avec dédain, la voyant à peine, s’énervant lorsqu’ils doivent attendre quelques secondes, la menaçant de se plaindre à la direction. Certains se moquent d’elle, rigolent entre eux et elle soupçonne que c’est elle, l’objet de leur hilarité. Tout ça n’est pas le pire, mais ces clients mettent Emmy mal à l’aise.
Le pire, ce sont certains collègues de travail, des collègues masculins, qui font des insinuations, des remarques plus ou moins grivoises, qu’elle ne comprend d’ailleurs pas toujours. Lorsque les hommes se rendent compte de son incompréhension, ils redoublent d’hilarité, se tapent sur les cuisses, chuchotent entre eux en la regardant du coin de l’œil. Certains ont la main baladeuse, lui donnent des tapes sur le postérieur, essayent, rarement, il faut l’admettre, de toucher ses seins, s’arrangent pour qu’elle doive passer tout près d’eux, qu’elle doive passer en les frôlant. Elle voudrait bien se plaindre au DRH, mais lors de son entretien d’embauche, elle a bien vu que son interlocuteur la détaillait de la tête aux pieds, la regardant avec gourmandise. Elle l’évite tant qu’elle peut.
Elle travaille un week-end sur deux et dans un premier temps, elle passe ses week-ends libres à la campagne, chez ses parents. Mais sa mère n’arrête pas de la critiquer. Pour elle, les études de secrétaire auraient dû permettre à sa fille de décrocher un emploi de secrétaire de direction dans une grande société, au dernier étage d’un de ces immeubles modernes qu’on voit à la télé. Bien sûr, le directeur serait tombé éperdument amoureux de sa fille et l’aurait épousée. Quand Emmy avait annoncé à ses parents qu’elle allait travailler à la réception d’un grand hôtel, sa mère avait changé de fantasme. Cette fois c’était un client richissime qui devait tomber amoureux de sa fille. Mais au fur et à mesure que le temps passait, la mère se rendait compte que sa fille était manifestement trop gourde, trop maladroite, pas assez délurée pour séduire un homme riche et qu’elle manquait complètement d’ambition. Elle commença à lui donner les autres jeunes du village en exemple. Un tel était devenu ingénieur, travaillant pour une multinationale, tel autre pilote de ligne, un troisième médecin. Une copine de classe avait fait un beau mariage, elle rentrait (rarement) au village au volant d’une belle Mercedes, le coffre rempli de cadeaux. Une autre faisait de la danse classique et, aux dires de la mère, elle n’allait pas tarder à devenir danseuse étoile à l’opéra. Même aux filles restées au pays la mère trouvait des qualités qui manquaient à sa fille. Il y en avait ainsi une voisine qui était restée à la maison, aidant ses pauvres parents agriculteurs dans leurs tâches quotidiennes. Tout était mieux qu’être réceptionniste dans un hôtel, avec un salaire de misère. Sur ce dernier point, Emmy était d’accord avec sa mère.
Malgré ses réticences, elle avait d’ailleurs sollicité un entretien avec le DRH, lui exposant son sérieux, sa disponibilité, son professionnalisme, lui rappelant qu’au moment de son embauche, il était question d’une augmentation si elle donnait satisfaction, et elle estimait que c’était le cas. Le DRH, qui avait abandonné l’idée de la mettre dans son lit, tellement elle paraissait effectivement gourde, l’a regardée de haut.
Mademoiselle, a-t-il dit, je suis désolé. Des réceptionnistes, on en trouve à tous les coins de rue. Vous avez de la chance d’avoir un emploi stable, dans un établissement de prestige en plus, dans un cadre agréable. N’oubliez pas que vous touchez aussi des pourboires. Que voulez-vous de plus ? Nombreux sont ceux qui aimeraient être à votre place. Il met la main sur une pile de dossiers. Regardez, tout ça, ce sont des candidatures spontanées. J’aurai l’embarras du choix pour vous remplacer si vous estimez que vous n’êtes pas assez bien payée.
Si Emmy continue dans un premier temps à passer ses week-ends libres chez ses parents, c’est qu’elle aime avant tout se promener dans la forêt derrière la maison parentale. Là, elle se sent libre, apaisée. Elle hume les odeurs, celle les feuilles en décomposition, celle de la Mousse, celle des fleurs au bord du sentier. Elle aime la fraîcheur et l’humidité de la forêt, la majesté des arbres se dressant vers le ciel, le calme, l’alternance des ombres et de la lumière. C’est là qu’elle est heureuse.
Un jour, Emmy réalise que la grande ville est entourée d’autres forêts, qu’il suffit de prendre le RER pendant une bonne demi-heure pour en trouver. Alors, elle espace les visites chez ses parents, découvre d’autres forêts, avec d’autres essences, des pins, des chênes, des érables, de frênes, de châtaigniers, de marronniers, de sapins.
Un jour, un jeune homme se présente à la réception, lui demandant de prévenir un client de son arrivée. Elle le regarde. Il lui semble qu’elle a François devant elle, un garçon de son village, l’ingénieur selon les dires de sa mère. Peut-elle lui poser la question ? Non, certainement pas. Les réceptionnistes n’ont qu’une raison d’être, c’est rendre service à la clientèle. Pendant leur service, ils n’ont pas de vie personnelle, ils n’ont pas des copains de village. Ils sont d’ailleurs de nulle part. Elle le dévisage, un moment de trop, avant de prendre le téléphone pour appeler le client. C’est alors lui qui la reconnaît.
-
Emmy, c’est bien toi ? C’est ici que tu travailles ? Je ne savais pas. Ça fait longtemps ?
Souriant, il la regarde encore.
-
Ça alors ! Il faudrait qu’on se revoie, qu’on discute un peu. Là, je travaille, je dois prendre un client pour l’amener à l’entreprise, mais ça te dirait de manger une pizza un de ces soirs ?
C’est la première fois qu’elle retrouve quelqu’un de son village dans la ville. Une onde de bonheur la submerge. Ils prennent rendez-vous.
Sur la terrasse de la pizzeria, ils ont beaucoup de choses à se raconter, à partager leurs impressions, leurs vécus dans la grande ville mais aussi quelques souvenirs de leur enfance. Ils découvrent qu’ils aiment tous les deux se balader dans la forêt, prennent rendez-vous pour le week-end à venir. Pendant plusieurs semaines, ils se baladent ainsi. François nomme certaines plantes, certains oiseaux, lui explique l’écosystème de la forêt.
Un soir, devant son immeuble, il l’embrasse, d’abord tendrement, puis avec de plus en plus de fougue. Emmy se dégage gentiment et s’enfuit en entrant dans l’immeuble. Son cœur bat la chamade, pendant toute la soirée, ses pensées reviennent à François. Elle se sent comme enveloppée par lui, même plus, elle se sent imprégné de lui, de sa gentillesse. Avant de s’endormir, elle décide que la prochaine fois, elle le laissera faire, elle lui rendra même son baiser. C’est bien de faire l’amour, si c’est avec amour.