Quand Watson fit irruption au beau milieu de l’affaire Prothero, Hercule Poirot en perdit son chapeau !
– Mais… Qui vous a donné le droit d’investir ces pages !!?
Watson, gêné, ramasse le couvre-chef, balbutie quelques excuses et s’écrie :
– Sherlock Holmes a disparu du recueil « Les aventures de Sherlock Holmes » !
La moustache de Poirot ondule comme une vague :
– Diantre ! Racontez-moi ça !
– Pas grand-chose à raconter ; d’un coup, il n’était plus là. J’ai couru de la première à la dernière page du livre, aucune trace de Holmes ! Je ne sais que faire, pouvez-vous m’aider ?
– Une histoire intéressante ! Bien sûr que je vais vous aider… Hastings, venez mon ami…
Poirot, Hastings et Watson s’engouffrent dans les pages de « Les aventures de Sherlock Holmes ». Le premier mystère à résoudre est de déterminer s’il s’agit d’une fugue ou d’un enlèvement. Le recueil ne donne guère d’indices. Poirot l’examine minutieusement. Au détour d’un virgule, page 38, à peine perceptible parmi les phrases d’encre noire, se glisse en bleu un h minuscule, souligné d’un fin trait du même bleu. Poirot le cueille délicatement d’un coin de mouchoir, le range dans sa poche, poursuit son enquête. Un peu plus loin, page 86, au milieu du mot compartiment, le t se teinte lui aussi de bleu…
Même opération : Poirot le prélève, se tourne vers son ami :
– Vous avez remarqué Hastings ? Bien que je vienne de lui ôter cette lettre, le mot compartiment reste intact. Sous ce t bleu se cachait un t noir…
– Un thé noir ? C’est ce qu’il faut pour stimuler les petites cellules grises, déclare Watson en déposant un plateau chargé de tasses fumantes.
Poirot sourit, son œil se plisse. Il semblerait que ses répliques cultes aient fait le tour du rayon policier de la bibliothèque municipale…
Hastings secoue la tête :
– Je n’y comprends rien. Pourquoi un t par-dessus un autre t ?
– Sans doute pour passer inaperçu. Il faut être vigilant pour le remarquer. S’il n’y avait pas eu ce h solitaire oublié après une virgule, je ne suis pas sûr qu’on l’aurait trouvé, répond Poirot en plongeant sa moustache sous l’horizon de la tasse à thé.
La collation terminée, les recherches reprennent. Hastings se charge des pages paires, Poirot de celles impaires. C’est à la page 185 que Poirot sort à nouveau son mouchoir collecteur d’indices. Au milieu d’un dialogue, le mot trompe – verbe tromper conjugué à la première personne du présent de l’indicatif – dénote dans le texte avec un t et un p bleus, les deux soulignés et superposés, eux aussi, sur les t et p originels. Puis, plus rien jusqu’à la fin du livre.
– Voilà ! C’est maintenant qu’il faut mobiliser nos petites cellules grises, déclare Poirot.
Hastings réfléchit :
– Est-ce Sherlock qui a laissé ces indices ? Veut-il nous mettre sur une piste ? Compartiment, trompe… Allusions au Crime de l’Orient Express ? Aurait-il découvert une erreur et serait-il parti enquêter à votre place, Poirot ?
– J’en doute. Que faites-vous de ce h isolé derrière une virgule ? Et pourquoi deux lettres bleues dans le mot trompe ?
– Pour bien insister sur l’erreur probable… Quant au h derrière la virgule, le h de Hercule, peut-être… ?
– Un h minuscule ? Derrière une virgule ? Il n’aurait pas osé !!! rétorque Poirot outré, la moustache tendue d’indignation. Non, non, ce n’est pas Holmes qui a semé ces indices. Et Le crime de l’Orient Express n’a rien à voir avec cette histoire. L’affaire a été résolue, il n’y a aucune erreur. On essaie de nous pousser vers une fausse piste, ce qui tend vers l’hypothèse de l’enlèvement. J’en ai la certitude avec ce h oublié après cette virgule. Il faut chercher ailleurs… j’ai ma petite idée...
Le détective sort les lettres bleues de sa poche, les étale dans l’ordre de leur découverte.
– Hastings, vous qui êtes si féru de technologie moderne, savez-vous ce que cela signifie ?
Hastings semble perplexe, Watson, désemparé. La moustache de Poirot s’étire dans un sourire :
– Voyons Hastings, n’est-ce pas vous que j’ai surpris l’oreille tendue et les yeux braqués vers ces drôles de machines lumineuses et cliquetantes nommées « ordinateur » ?
– Mais oui ! C’est ça ! Les lettres bleues forment http ! Les http servent à la navigation virtuelle sur la toile, comme disent les gens du réel. Ils sont souvent en bleu, soulignés de bleu quand ils sont adressés sous formes de liens.
– Mon Dieu ! Des liens ?... Une toile d’araignée ? Navigation ? s’affole Watson. Mon ami Sherlock serait ligoté sur un bateau prisonnier d’une toile d’araignée virtuelle ? Ou bien sur un bateau virtuel dans une toile d’araignée réelle ? Mais quelle araignée serait assez puissante pour piéger un bateau ? Quelle araignée serait assez intelligente pour parvenir à ligoter Holmes ? Serait-ce une araignée géante comme on en trouve dans les histoires fantasy et fantastiques ?
– Calmez-vous Watson, ce ne sont que des mots. Essayer plutôt de vous rappeler si Holmes s’intéressait aux ordinateurs de la bibliothèque. Vous en a-t-il parlé ? L’avez-vous vu se pencher au bord de l’étagère vers cette machine posée là, sur la table juste au-dessous de nous ?
– Non, je ne crois pas… Il a eu cette phrase énigmatique il y a quelques jours : je sens qu’il se trame un complot, Watson. Un complot dont je serai à la fois le mobile et l’alibi et je n’aime pas ça. Nous étions en pleine affaire de L’Homme à la Lèvre tordue, j’ai alors pensé à une supposition en rapport avec cette enquête. Mais maintenant…
Watson ferme les yeux, lève sa tête vers le ciel, revient vers Poirot :
– Maintenant, reprend-il, je suis sûr que cela n’avait rien à voir avec l’enquête. Quelque chose m’a interpellé dans vos paroles, Poirot. Permettez que je remonte à votre dernière réplique ?... C’est ça ! Vous avez dit : Ce ne sont que des mots… Lui aussi a parlé de mots. Attendez, ça me revient… Voyons… écriture… atelier d’écriture… Mots et Merveilles !
Le regard de Poirot pétille. Il jubile :
– Tout est clair à présent, dit-il, je peux tout expliquer.
Votre ami, mon cher Watson, je ne sais par quel biais, a eu vent de cet atelier d’écriture, ce qui explique ses craintes au sujet du complot dont il vous a fait part. Sans doute, des http, sûrement suivis des mots atelier d’écriture Mots et Merveilles sont venus s’immiscer dans ses aventures. Il est suffisamment intelligent et intuitif pour avoir décelé la menace, mais la chose virtuelle étend ses ramifications jusqu’au cœur des livres les plus secret, vous savez. Se cacher, aujourd’hui, devient impossible. Il a été enlevé et retenu sur la toile par de facétieuses araignées tout-à-fait inoffensives. L’une d’entre elles, probablement l’auteure de cette fable, a effacé les traces de son incursion, ne laissant que ces indices pour m’induire en erreur. Un jeu entre nous… J’ai déjà eu affaire à ces dames, elles s’amusent à nos dépens, mais toujours gentiment. Il s’agit de respectables ladies françaises – parfois accompagnées d’un ou deux gentlemen – qui ont effectivement utilisé Holmes comme mobile et comme alibi. Mobile dans le sens où son enlèvement ne sert qu’à motiver mon enquête tout en devenant le sujet de leurs textes et alibi car, au moment de sa disparition, elles étaient déjà en train d’en écrire l’histoire. C’est très habile !
– Tout ceci est un peu trop virtuel pour moi. Je suis trop ancré au XIXe siècle, soupire Watson. En pratique, comment faire pour récupérer mon ami Sherlock ?
– Il n’est pas nécessaire d’aller le récupérer, le rassure Poirot, il reviendra tout seul, sans doute un peu froissé dans son amour-propre de s’être ainsi fait piéger, irrité de savoir que c’est moi, son rival du XXe siècle qui enquête et résout une énigme sur sa personne, bien que je n’y sois pour rien : je sais très bien que, moi aussi, je suis le jouet de ces ladies du XXIe. Et vous aussi Watson et Hastings. Elles nous manipulent tous ! Pour retrouver notre liberté, Holmes y compris, il faut attendre la date…
– La date ?
– La date de l’atelier d’écriture des Mots et Merveilles. Élémentaire mon cher Watson !