L’air était frais pour la saison... Même froid ! En cette fin de journée du mois de Mai, le ciel clair du matin avait décidé de s’habiller de nuages obscurs comme s’il portait le deuil d’une morne journée qui s’obstinait à ne pas mourir.
Pierre, attablé à la terrasse d’un café, promenait un regard sans vie sur cette avenue aussi déserte qu’un tombeau tout neuf qui attend, avec férocité et gourmandise, qu’une âme perdue vienne répondre à ses appels.
L’esprit occupé à ne rien voir de ce paysage dénué du moindre intérêt, Pierre mit un certain temps à apercevoir, traversant ce début de coucher de soleil, une silhouette qui venait dans sa direction d’un pas ferme et déterminé. Elle se matérialisa et ses lunettes à triple foyer lui donnèrent la réponse. Une femme. Une très belle femme. Très chic, elle portait, avec la nonchalance de l’habitude, des vêtements que l’on peut voir, le plus souvent, lors des défilés des salons des grands créateurs du moment.
Elle s’approcha, lui sourit et demanda, d’une voix de diva…
- Bonjour, puis-je m’asseoir à votre table ?
- Que je sache, Madame, la terrasse est vide et rien ne vous empêche de choisir une table à votre convenance.
- C’est vrai. Mais c’est vous qui m’intéressez et c’est avec vous que je souhaite parler.
- Allons, Madame, trêve de plaisanterie. Je ne suis ni beau ni intelligent et à votre place je ferai très attention à qui j’adresse la parole. Les temps que nous vivons conseillent la prudence. Vous devriez suivre mon conseil.
- Ne croyez-vous pas que les conseils sont barbants et que l’on peut satisfaire son besoin de savoir en toute innocence avec celui qui sait ?
- Celui qui sait ? Dieu merci ! Mille fois merci ! Je suis d’une ignorance crasse et celle-ci fait mon bonheur. Il est hors de question que je lui fasse défaut.
- Voyez-vous cette église en face de nous ? Il paraît que l’ancien prêtre de la paroisse était tellement pieux qu’il a fini son sacerdoce à Rome en tant qu’évêque.
- Vous voulez parler de Monsignori « Je ne sais pas qui »
- Oui, de Monsignori « je ne sais pas quoi »
- Il m’a baptisé.C’est lui qui a imposé mon prénom. Le bruit courrait qu’il avait beaucoup fauté et que sa promotion à Rome venait à point nommée. Il ne répondait à aucune question, surtout à celles qui avaient des rapports avec sa vie privée. Où l’avez-vous connu ?
- Il était si prés de Dieu que ses ouailles ne faisaient plus la différence. Ils arrivaient à se tromper et à prendre l’un pour l’autre…
- Oui ! Surtout les femmes. Toutes celles qu’il entendait en confession. La pénitence était assez originale. Sa réputation a précédé sa mutation. Mais vous n’avez pas répondu à ma question ?
- Il m’a baptisée, moi aussi, et c’est lui qui a choisi mon prénom « Madeleine ». Ce qui laisse supposer que nous ayons, vous et moi, un point commun.
- Vous... Tu veux dire que peut-être... Nous pourrions être frère et sœur ? Enfin demi…
- J’ai eu du mal à te retrouver. Mes moyens m’ont permis de faire appel à des professionnels. C’est d’ailleurs grâce aux problèmes que tu as eu avec la justice que nous avons pu faire le lien.
- Que sais-tu de ma vie ? Toi par contre, tu as l’air de bien te débrouiller.
- Six fois veuve. Ça aide à établir un plan de carrière. Mais parlons de toi. Combien en as-tu tuées? La justice n’a pas les yeux nécessaires pour voir clair ce qui peut paraître obscur, mais moi je n’ai pas besoin de lunettes.
Pierre resta silencieux. Les yeux dans les yeux, il étudia Madeleine. Beaucoup de questions se bousculaient dans sa tête. Que voulait cette greluche ? Etait-elle ou n’était-elle pas ? Que savait-elle vraiment ? Une excitation incontrôlable le prit en otage. Il fallait qu’il se calme. D’autant plus que Madeleine souriait avec une assurance qui l’inquiétait.
- Ta question ne te paraît pas un peu ubuesque ? Dans un cas comme dans l’autre tu prends des risques. Le premier étant de te tromper et d’accuser un innocent d’une série de crimes plus atroces les uns que les autres. Le deuxième étant de risquer ta peau si ce que tu prétends est avéré .
Son sourire ne la quittait pas. Elle prit le parti de s’asseoir. Ses coudes sur la table, elle reposa sa tête dans ses mains et demanda…
- Si tu m’offrais un verre, on continuerait notre conversation familiale de façon détendue, tu ne crois pas ? Si tu veux, je peux répondre à la question que tu ne me poses pas… La dernière que tu as tuée n’a pas encore été découverte. Sa disparition est trop fraîche pour être prise en compte. Deux jours, c’est trop court pour que la justice s’y intéresse. Je sais où elle est, mais je n’appartiens pas à une entreprise funéraire. Laissons faire les ouvriers. Il faut bien que tout le monde vive. Je suis pour le partage des richesses. D’ailleurs, je ne vais pas tarder à me remarier et le promis a de gros moyens. Tellement gros que je vais faire mon possible pour le décharger de ce poids qui pèse si lourdement sur ses frêles épaules.
- Ce qui fera sept. Qu’est-il arrivé aux six précédents ?
- Les hommes sont toujours imprudents. Ils ont tous fait l’erreur de me désigner comme légataire universelle alors que je ne leur avais rien demandé. Que veux-tu ? Si tu donnes le bâton pour te faire battre…
-Je vais rentrer chez moi. Je suis un peu fatigué, nous boirons un verre ensemble une autre fois. Il faut que je digère dans le calme et le silence notre rencontre. Apparemment nous avons vraiment des points communs. Tu sais certainement aussi bien que moi où j’habite. Je suis sûr que je te reverrais.
Pierre se leva de sa chaise et partit sans se retourner. Elle est riche, pensa-t-il et il semblerait que je sois son seul parent. Il faut d’abord que je me renseigne sérieusement. C’est là une grosse affaire, sur deux plans…
Dans un sens, ça me ferait de la peine s’il lui arrivait un accident.
Encore assise, Madeleine commanda son apéritif. Les nuages s’étaient disloqués, la vie renaissait sur l’avenue et elle prit la résolution de se méfier de ce demi-frère. Pierre avait une préférence pour les belles femmes et comme son miroir ne mentait pas, elle savait qu’elle risquait de provoquer en lui une attirance plus mortelle que fraternelle. Elle avait la possibilité de la solution extrême en cas de besoin. L’argent permet tout, il serait déraisonnable de l’oublier.
Que voulez-vous, les chiens ne font pas des chats.
****
Il se réveilla sans le savoir. Encore eut-il fallu que ses yeux aient daigné se fermer pour lui accorder un semblant de sommeil réparateur. Mais il n’en était pas convaincu, tant il avait été perturbé par sa rencontre avec Madeleine. Demi sœur … ? Cela ne le gênait pas vraiment, mais elle savait trop de choses et sa façon de venir l’aborder laissait présager des ennuis, à brève ou moyenne échéance. Ses six veuvages, particulièrement productifs, ne laissaient aucune place à l’improvisation, et faisaient d’elle un personnage redoutable qu’il fallait aborder avec méfiance.
Ses réflexions furent brutalement interrompus par des coups violents assénés sur la porte de son entrée. Quoi encore ! pensa-t-il. Il n’avait pas d’ami et les femmes qui avaient croisé son chemin avaient laissé des morceaux d’elles-même, au hasard des ruelles et des poubelles de la cité. Il en avait éprouvé, ensuite, un bienveillant repos de l’âme. Mais l’instant présent n’était pas à l’évocation des souvenirs. Il n’avait pas posé les pieds par terre que sa porte s’ouvrit avec fracas .
Deux monstres, courts sur pattes, de cent à cent vingt kilos chacun, se postèrent, jambes écartées et bras croisés, de chaque coté de l’ouverture. Le battant de sa porte n’avait pas supporté le choc, paumelles et chambranle avaient été arrachés… Malgré son sang froid habituel, Pierre était stupéfait. Il resta silencieux et se réfugia dans l’expectative en attendant la suite des événements. Un bruit se fit entendre dans l’escalier. Des talons tintant gaiement sur les vieilles marches et un froufrou soyeux de vêtements féminins vinrent réveiller ses pulsions démoniaques.
Telle une star, un sourire éclatant sur les lèvres, Madeleine fit son apparition.
- Salut à toi frérot, je suis si contente de te revoir, mais j’espère que je ne te dérange pas ?
- Pourquoi tes deux bœufs ont-ils fracassé ma porte ?
- Ce ne sont pas mes bœufs, ce sont mes gorilles, tu vois bien qu’ils ne portent pas des cornes ! C’est ma protection rapprochée. Ils m’adorent et ils sont prêts à tout pour moi. Allons, ne fais pas la tête, j’aimerais que nous ayons une petite discussion de famille.
- Si tu n’y vois pas d’objection, j’aimerais ne pas rester à poil et passer un vêtement. Tes deux amoureux ne m’ont pas laissé sortir de mon lit.
- Ne te gêne pas pour moi. J’ai déjà vu des hommes dans ma vie, et puis entre frère et sœur il n’y a pas de secret.
- C’est vrai que, après six mariages, tu pourrais commencer à éditer un catalogue avec mode d’emploi. Avant, pendant et après. Surtout : Après !
- Pierre, tu es mauvaise langue. J’espère que tu plaisantes, car j’ai des grands projets et j’ai besoin de toi. Il faut que tu me rendes un service.
- A première vue, ça me paraît mal barré. Je n’ai pas de compétence particulière et je n’ai pas l’intention de changer quoique ce soit dans ce domaine. Quant à te rendre service...
- Pas de modestie entre nous. Tu sais très bien de quoi je veux parler. Mon septième promis est à point. Comme je te l’ai dit, il est très riche. Là n’est pas le problème, je sais gérer. Par contre je me suis liée avec une vieille dame qui possède une belle villa sur un grand terrain qui conviendrait parfaitement à l’affaire que je souhaite développer. Cette chère âme que je coucoune avec amour depuis un bon moment a eu la bonne idée de me désigner comme légataire universelle. Le seul problème c’est que la patience n’est pas ma qualité première…
- Je ne m’intéresse pas aux vieilles. Elles ne me procurent aucune satisfaction. Et je n’ai pas vraiment l’esprit de famille. Alors… D’autant plus que tu serais la première personne soupçonnée, après les nombreuses pertes cruelles que tu as subies en si peu de temps, les autorités autorisées pourraient se poser des questions. Tu ne crois pas ?
- Justement, si tu t’occupes de cette affaire à ta façon, ça serait comme une signature qu’ils connaissent déjà et cela ne ferait qu’une victime de plus à ton palmarès. En plus, le fait que tu diversifies l’intérêt que tu portes à tes pulsions dévastatrices ne pourrait que rajouter des difficultés à te cerner. Et puis, le fait que moi je sache est un élément dont tu ferais mieux de tenir compte… Je t’aime, tu sais ! Je m’en voudrais toute ma vie si je devais contrarier ta vie tranquille. Je suis si sensible au bonheur des gens que j’aime que je préférerais les voir mourir plutôt que de les faire souffrir. Que veux-tu, je suis une fleur bleue qui s’ignore et j’ai souvent les larme aux yeux quand je vois les vicissitudes de l’environnement dans lequel nous vivons.
Pierre venait de recevoir le ciel sur la tête. Il lui fallait un certain temps avant de réaliser dans quelle nasse cette espèce de demi sœur l’avait coincé.
- Toi tu sais, mais moi aussi je sais ! Tu gagnerais à me parler sur un autre ton. Tes deux veaux ne m’impressionnent pas. Parlons peu mais parlons bien. Dans tes projets, pour l’instant je ne vois qu’une gagnante et çà m’égratigne la peau des…
- Ne sois pas grossier ! Tu parles à une dame. Tu a raison, réfléchis tranquillement et revoyons nous disons... dans trois jours pour mettre au point le bien fondé de notre association. Qu’en dis-tu ?
- Trois jours, où ?
- Chez toi. J’aime bien ton taudis ça me rappelle mes débuts. On se fait la bise ?
- Faudrait pas exagérer Madeleine. Faudrait pas... Et viens avec tes deux louveteaux, méfie-toi de ta beauté, elle ne te met à l’abri de rien... Même en famille.
***
Trois jours ! Trois jours pour réfléchir à la façon de me débarrasser de cette poison qui vient perturber ma vie. Les solutions pour résoudre ce problème ne sont pas foison. La plus évidente est la plus simple. La couper en morceaux et en garnir les poubelles de la ville, la nuit, avant le ramassage du matin. Ni vu ni connu, et le tour est joué. Sinon, adhérer à son projet et en tirer profit, à condition qu’elle n’ai pas une idée égoïste me concernant. Je ne la crois pas capable d’avoir les mêmes dons de découpage artistique qui sont les miens. Mais je la crois apte à échafauder un plan judicieux, bien préparé, qu’elle mettrait en pratique avec l’aide de ses deux sbires. Il faut dire que six fois veuve en si peu de temps sans être inquiétée, ça force le respect... La frangine a du répondant, il convient de la prendre au sérieux, d’autant plus que je ne la vois pas partager quoi que ce soit...Elle a dû trouver une solution pour m’éliminer et garder tout le magot... Méfiance. La voilà ! J’entends le bruit de ses talons dans l’escalier. Bizarre, on dirait qu’elle est seule... Sans ses deux chéris... Gonflée la Madeleine, venir chez moi en talons, bas de soie, robe moulante et parfumée, je dois lui reconnaître un certain cran. Il faut que je me calme, ça frétille un peu trop dans mes neurones.
- Entre ! La porte n’est pas fermée. Je te signale que la réparation m’a coûté un bras. Je verrais d’un assez bon œil que tes deux bâtards me la remboursent.
- Bonjour mon frérot adoré, je viens à toi la paix dans l’âme et tu me parles d’argent ? C’est vilain ! Tu pourrais faire un effort d’amabilité. Garde ton calme, et accorde-moi un sourire... Tu ne m’offres rien ?
- Je mange très peu et je ne bois que de l’eau. Si le cœur t’en dit, le robinet est sur le palier, en sortant à droite. Quand au sourire je ne l’accorde qu’à celles qui n’en demanderont pas un deuxième.
- Sur le palier ? Dehors de chez toi ? Le robinet du personnel de ménage ? Ton sourire je peux m’en passer... j’aimerais tellement qu’un sentiment familial anime nos rencontres... Mais bon !
- Je ne partage pas mon eau avec n’importe qui. Quand je te vois, un réflexe d’auto défense s’empare de moi et ma main s’égare vers la feuille de boucher, bien aiguisée, qui m’accompagne toujours lors de mes promenades, le soir, à travers la ville... Et il faut reconnaître que tu m’inspires de plus en plus. Je ne sais si…
- Ferme-là ! Ne crois surtout pas que je n’ai pas réfléchi à la question. Il serait dans ton intérêt que j’oublie les broutilles qui encombrent ton parcours. Tu ne crois pas ?
- Dés que je t’ai vue j’ai su que tu savais parler aux hommes. Mais j’ai, moi, une façon de parler aux femmes qui ne souffre aucune contradiction.
- A partir d’aujourd’hui, il te faudra souffrir mes idées. Je te rappelle que nous sommes en affaire tous les deux et j’ai horreur de perdre mon temps.
- Je n’ai pas dit oui !
- Tu n’es pas en mesure de dire non ! Alors avançons nos pions pour abréger les discussions stériles. J’ai un plan à te proposer. D’ailleurs mes deux amis sont déjà à pied d’œuvre. Ils surveillent celle qui va te permettre de donner cours à tes talents. Talents reconnus par de nombreuses polices, qui, dois-je le rappeler, aimeraient beaucoup féliciter l’artiste…
- J’imagine que tu es pressée ?
- Bingo ! Ce soir ça serrait parfait.
- Ce soir ? Tu crois que je suis un vulgaire assassin qui n’obéit qu’à des pulsions nauséabondes ? Non, je suis un intellectuel de la chose, j’aime faire connaissance avec celle qui va permettre à mes dons artistiques de s’exprimer. J’ai besoin de respecter celle que je vois souffrir, lui promettre que je vais mettre fin à ses souffrances intolérables alors que je ne le ferai pas. Tout est question de patience et…
- Bon ! Ruelle des pas perdus, deux lampadaires donnent une faible lumière. Tu pourras l’aborder et faire semblant de t’être égaré. Tu verras elle est très sympathique et serviable. Elle se promène tous les soirs dans ce quartier alors que je l’ai mise en garde contre les mauvaises rencontres. Tu vas me donner raison. Surtout ne change rien à ta façon de faire. Je ne veux pas que mon héritage me passe sous le nez. Mes deux petits chéris qui ne seront pas loin me feront un rapport détaillé de ta prestation… vingt deux heures me paraît être le meilleur moment pour opérer. A demain, mon Pierrot. Je suis déjà fière de toi.
Madeleine quitta la mansarde avec l’entrain des personnes qui viennent de réaliser une bonne affaire. Ses talons s’éloignaient en claquant de moins en moins fort sur les vieilles marches de cette masure.
Pierre commença à élaborer un plan pour mettre fin à cette galère. Primo, repérer les deux veaux sensés surveiller l’opération. Les tuer, proprement et s’en débarrasser dans un coin de la ruelle. Ensuite attendre que la frangine vienne aux nouvelles. Elle ne pourra pas résister au besoin de savoir en l’absence de réaction de ses deux gorilles. Et là ! C’est moi qui vais lui expliquer dans quel bordel elle s’est mise. Je ne tue que par plaisir ou par nécessité, jamais sur ordre. Je suis un artisan pas un industriel. Elle va l’apprendre à ses dépends. Ça lui apprendra à venir embêter la famille.
Pendant ce temps, Madeleine téléphonait à sa garde rapprochée :
- Laissez-le faire son travail jusqu’au bout. N’intervenez que quand il aura commencé à semer les morceaux un peu de partout. Si je suis contente de vous, je vous offrirai un bon repas dans un restaurant réputé. Allez mes petits loups, je vous fais confiance.
***
Vingt heures. La ruelle se prêtait idéalement à la situation que Pierre avait envisagée. Le peu de lumière, dispensée par deux luminaires faméliques qui n’éclairaient que leurs bases, avait favorisé son approche du terrain. Les deux loustics que sa sœur avait missionnés pour lui rendre compte se croyaient à l’abri de tout risque et se pavanaient comme des lutteurs fiers de leurs muscles... Mal leur en a pris ! Leurs cerveaux n’avaient pas suivi leurs carrures. Celui qu’ils devaient surveiller, voire plus, en continuité de sa mission, avait profité de la pénombre pour s’approcher d’eux par derrière. Deux coups de matraque télescopique avaient réglé le problème. Il avait profité d’être arrivé en avance pour repérer une vieille usine désaffectée à quelques pas de là. Un transpalette, encore en état, lui permit de transporter les deux monstres dans un coin obscur de la ruine. Bien attachés, à l’aides de colliers plastique, ils ne le dérangeraient pas pour un bon bout de temps.
Attendre ! Prendre son mal en patience. Pierre était un instinctif qui obéissait à l’instant présent, il n’était pas du genre à monter des traquenards. Il partait du principe que c’était déloyal et que ses victimes ne méritaient pas un tel traitement. Il agissait en accostant ces jeunes femmes avec un grand sourire et beaucoup d’éducation. C’était classe ! Ensuite, le découpage était à la hauteur de leur beauté. Le ciselage était digne d’un orfèvre. Il tenait à ce que cela ne change pas. Sa réputation était en jeu.
Tiens ! Voilà quelqu’un. Serait-ce la dame que j’attends ? Mais oui, on dirait bien. Pas si âgée, et bien sous tout rapport. Distinguée, très bien habillée, une démarche de mannequin et elle dégage une assurance naturelle qui cache le moindre soupçon de peur qu’elle pourrait avoir... Approchons-nous :
- Bonsoir Madame, veuillez excuser mon outrecuidance mais je suis perdu et j’aimerais trouver le chemin d’un restaurant que l’on m’a recommandé. Cette ruelle est tellement sombre que l’on ne sait plus où diriger ses pas.
- Bonsoir Monsieur, il s’agit certainement de la « Belle fourchette ». Justement je m’y rends, j’ai réservé une table et si vous êtes seul je vous invite à me donner votre bras. Je reconnais que votre présence est plutôt rassurante. Qu’en pensez vous ?
- Madame, vous servir de garde du corps est un honneur. Tant il est vrai que ce chemin n’est pas très engageant. Je m’étonne un peu de constater le risque que vous prenez. Par les temps qui courent, il y a tellement de personnages bizarres, la plus grande prudence est de mise…
- C’est ce que me rabâche une bonne amie qui veille sur moi et qui me chaperonne habituellement. Ce soir Madeleine a un problème de famille et n’a pu se rendre libre.
- Madeleine ? J’ai connu une femme qui porte ce prénom. Comme c’est drôle. D’ailleurs je l’ai revue il n’y a pas longtemps. A propos, je m’appelle Pierre... Pour vous servir.
- Je suis la duchesse de Brinvillier. Mais appelez moi Anna, en dehors de mon château, j’aime bien rester simple. C’est tellement compliqué d’assumer des titres d’un autre temps. J’aime aller au grès de la découverte et rencontrer des gens intéressants. D’ailleurs, si le cœur vous en dit, je vous invite à partager ma table. J’ai horreur de dîner seule et, soit dit en passant, je vous crois de bonne compagnie.
La situation devenait cocasse. Pierre se mit à penser qu’il serait amusant de changer de scénario... Pourquoi-pas ? Duchesse, château, pas vilaine, ne cochant pas toutes les cases de ses tourments... Elle avait des chances de vivre encore quelques temps sans que ses pulsions ne donnent le Top départ. La manifestation de ses talents pouvait attendre quelque peu. Madeleine aussi.
Ainsi fut fait. Ils partirent, bras dessus bras dessous, en devisant comme des vieux amis qui se retrouvaient après des longues années d’absence.
La soirée se passa magnifiquement bien et au moment de l’addition, Anna insista pour que Pierre soit son invité. D’ailleurs, n’avait-elle pas un compte dans cet établissement qui lui appartenait ? Allons rentrons, lui dit-elle.
-Raccompagnez moi, ainsi vous pourrez voir mon domaine et venir me rendre visite à votre convenance. Le plus souvent possible serait le mieux. Vous serez toujours le bienvenu. Ne tardez pas vous commencez à me manquer.
Pierre prit congé après moult remerciements, en lui faisant la promesse de ses visites prochaines. En rentrant chez lui, il eut la surprise de voir surgir de l’obscurité, sa sœur qui, l’œil mauvais de celle qui a envie de tuer, vint à lui d’un pas décidé.
- Où sont mes associés ? Que leur est-il arrivé ? Prends garde Pierrot, tu files un mauvais coton ! Réponds-moi !
- Bonsoir Madeleine chérie, rassure toi, tes deux minables vont bien. J’ai pris soin de les chouchouter.
Mais figure-toi que j’ai passé la soirée avec Anna et je crois qu’elle m’a réconcilié avec les femmes. Tu le croiras pas, mais elle m’a quasiment demandé en mariage. Elle a décelé en moi toutes les qualités que je cachais et me verrait bien endosser l’habit de châtelain. Tu te rends compte, ma sœur bien aimée ?
- Et mon héritage... Dans tout ça ?
- Je reconnais là ton coté égoïste. Tu n’a pas encore liquidé ton nouveau mari ?
- Il est mort, bêtement ! Sans que j’y sois pour quelque chose. Un accident de piscine. Rends-moi mes complices ! Je me sens en sécurité avec eux. Surtout avec toi dans les parages.
- Je veux la tranquillité tant que je n’ai pas épousé Anna.
- C’est un ultimatum ?
- Ce n’est pas négociable !
- Et tu la tueras quand ?
- J’aviserais quand je serais légataire universel. C’est une femme bien, de grande classe. Je suis sûr qu’elle aura l’élégance de partir avec dignité, sans me faire attendre.
- Et mes projets ?
- Ce ne sont pas les miens ! Je te suggère de mettre un bémol à tes ambitions, d’autant plus qu’une lettre adressée à qui tu sais les renseignerait sur quelques morts subites à caractère inexpliqué qui pourrait leur ouvrir les yeux.
- Tu crois que je n’ai pas pris mes dispositions ?
- Si tu veux revoir tes deux comiques, garde ton cheptel de défunts et laisse-moi Anna... Ne sois pas gourmande, une indigestion est vite arrivée et c’est parfois tragique. Remarque que, à bien y penser, j’hériterai de toi et …
- Arrête de rêver. Je vais réfléchir à la question et je te répondrai sous peu.
- Mais, dis-moi. Si on éliminait les rares témoins de notre entourage, une fois libres, nous pourrions nous marier tous les deux. Nous ne portons pas le même nom et notre filiation n’est connue par personne… C’est à ça que tu dois réfléchir, Madeleine chérie...
***
Il a mis la main sur la situation. Je ne l’ai pas vu venir, c’est la première fois qu’un homme me prend au dépourvu et il faut que ça soit lui ! L’esprit retors de notre géniteur exsude par tous ses pores, j’ai l’impression d’en subir les remugles.
Madeleine avait du mal à encaisser des événements qui n’avaient pas suivis ses directives. Qui plus est, Pierre n’avait consenti à lui indiquer l’endroit où il avait enfermé ses deux associés qu’au bout de trois jours, ce qui fait qu’elle les a retrouvés dans un état proche de la dernière extrémité. Pendant ce temps son frère filait le parfait amour avec celle qui lui avait promis monts et merveilles. Ses espoirs et ses projets s’éloignaient à tire-d’aile... Dans un sens, à bien y réfléchir, un seul détail a fait capoter le plan. La naïveté de Zig et Puce est seule fautive de ce ratage... Ne devrait-elle pas songer à remanier ses alliances ? Ils l’adorent, c’est un fait, mais leur efficacité laisse à désirer. Face à l’intelligence de Pierre ils n’ont pas existé...
Il fallait prendre les mesures qui s’imposent. L’espérance de vie des deux guignols venait d’en prendre un coup dans l’aile. Madeleine se chargera, elle-même, de régler ce problème. Gérer les manques administratifs faisait partie de ses talents. Elle avait une âme de directrice des ressources humaines. Elle les invitera à un goûter pour qu’ils se remettent de leur épreuve.
Contacter Pierre, d’urgence, pour essayer de reprendre la main. Ou plutôt, aller le voir dans son taudis et apporter une bonne bouteille pour entamer une fraternelle réconciliation en mettant tout sur le dos des deux abrutis, qui avaient très mal interprété ses recommandations. Avec un sourire modeste, un petit air de pénitence, et une larme bienvenue au coin de l’œil, qui pourrait résister ?
Pierre se préparait à sortir, quant il reconnut le bruit des talons de sa sœur claquer sur les marches en bois de son escalier. Zut ! Que me veut-elle encore ? Je croyais qu’on avait mis les choses au point une bonne fois pour toute. Il ne faudrait pas qu’elle m’oblige à envisager une solution que j’ai déjà décalée une fois. J’ai horreur de me répéter.
Madeleine tapa à la porte. Habillée modestement, les cheveux retenus par un bandeau bleu bien ordinaire, et pas maquillée, elle était loin de sa présence habituelle.
- Rentre ! La porte est ouverte. Que me vaut le déplaisir de ta présence ? Je pensais que nous avions mit les points sur les I.
- Tu es méchant ! Je viens te demander pardon pour la bêtise dont ont fait preuve les deux ignares qui n’ont rien compris à mes ordres. Tu ne me crois quand même pas capable de te vouloir du mal, j’imagine…? A propos, tu es mon frère et je ne sais pas comment tu gagnes ta vie. Je ne pense pas que tu passes ton temps dans la découpe artistique ?
- Tu a raison ; je suis Thanatopracteur indépendant. Je travaille à mon compte et je choisis mes patients. Si le cœur t’en dit, je veux bien m’occuper de toi. Tu prends rendez-vous, tu payes d’avance et je te garantis un résultat qui dépassera tes espérances. J’adore rendre la vie à des cadavres. Je sais c’est paradoxal mais c’est ainsi.
Madeleine préféra changer de conversation.
- Et avec Anna, tout se passe bien ? Vos projets de mariage prennent forme comme tu le souhaites ? Tu sais, je suis heureuse pour toi. N’oublie pas que c’est à moi que tu dois cette rencontre. Tu pense qu’elle vivra longtemps ?
- Madeleine, j’ai la pénible impression que tu cherches les ennuis. Si tu t’adresses à ton demi-frère je te conseille de l’oublier. Maintenant, si tu t’adresses à l’artiste, tu prends des risques inconsidérés... Sortons ! J’ai besoin de prendre l’air, ta présence me prive de l’oxygène nécessaire à mon équilibre. Tiens ! Asseyons nous à ma terrasse préférée, je pourrais consommer une boisson préparée par quelqu’un d’autre que toi.
- Bravo ! J’applaudis des deux mains avec admiration. La nature est ainsi faite, les loups font des loups. J’apprécie vraiment le spectacle. Ah oui ! Vraiment !
Attablé à coté d’eux, un personnage les regardait avec un grand sourire et semblait se délecter de leur présence. Pierre fronça les sourcils et lui dit, à voix basse :
- Vous préféreriez qu’ils fassent des moutons ? Qui êtes-vous et en quoi nos différends familiaux vous amusent t-ils ?
- Excusez moi. C’est vrai que vous ne me connaissez pas. Par contre, je connais bien votre père et je ne peux m’empêcher de reconnaître ses qualités à travers les vôtres. Bel héritage qu’il vous a légué…
- Celui que vous désignez comme notre père est mort. Vous devez rêver, ou plutôt faire des cauchemars si ce dégénéré hante vos nuits. Consultez donc un médecin, il remettra de l’ordre dans votre tête.
- Nous parlons bien de Monsignori « je ne sais pas qui » N’est ce pas ? Sa promotion soudaine lui a permis de traîner dans les couloirs dorés du Vatican où il a pu continuer à être lui-même dans toute la splendeur de sa perversité. Je l’adore ! Quel bon client. Savez-vous qu’il brûle d’amour pour vous et qu’il a hâte de réunir ses enfants dans la chaleur d’un doux foyer ?
- Qu’il trouve la chaleur d’un foyer en enfer ! C’est tout ce qu’il mérite, dit Madeleine avec véhémence.
- En enfer ! Voilà le mot juste. En enfer ! On y brûle sans faire de cendres. On y crie son désespoir en étant muet. On voit pleurer les autres sans les entendre. Le temps de la punition passe mais revient sans arrêt au point de départ. Ah l’enfer ! Ça pourrait être le paradis... Mais ça ne l’est pas !
Pierre commençait à trouver le temps long :
- Ou voulez vous en venir ? Et répondez à ma question. Qui êtes vous ?
- Je suis le serviteur de mon maître. Une sorte de chef d’atelier. C’est le premier et dernier avertissement que vous recevrez . Ensuite si vous ne saisissez pas la main tendue, vous serez à mes ordres, pour l’éternité. Votre passage sur terre est déjà bien entamé, j’ai le regret de vous dire que votre prochain voyage sera celui que vous aurez choisi. Vous devriez bien réfléchir au peu de temps qu’il vous reste pour envisager votre futur. Regardez le ciel, les nuages s’amoncellent au dessus de vous et ils ne sont pas blancs.
Pierre et sa sœur levèrent les yeux instinctivement. Quand ils les rabaissèrent ils étaient seuls. Foutaises ! Madeleine n’y croyait pas. Pierre... ???
***
Allongé sur son lit qui criait pitié tellement il était avachi, Pierre s’interrogeait. Cette rencontre de la veille, ce personnage plus qu’étrange, et la réaction de Madeleine, plus virulente qu’un violent tremblement de terre, lui laissaient un goût amer dans la gorge. Pour sa sœur c’était « Foutaise ». Mais pour sa part, cela demandait réflexion. Et si ?? Ses propos sur l’Enfer le faisait frissonner de terreur. Lui, qui découpait ses victimes en se nourrissant de leurs larmes et de leurs gémissements, ne savait plus comment entamer une réflexion avec le sang froid qui le caractérisait habituellement. Mais qui était-il ?? Que venait-il faire dans leurs vies ??
Voilà voila ! Quand on m’appelle je réponds présent. Tout d’abord, permets-moi de te présenter mes plus sincères condoléances. L’inconnu venait de faire son apparition de la même façon qu’il avait disparu hier soir.
- C’est un peu tard pour ma famille, mais comme on dit « mieux vaut tard que jamais », ironisa Pierre.
- Désolé, mais je te parlais de Madeleine. Tu n’est pas au courant ? Un accident fâcheux. Un camion sans frein l’a faite passer sous ses roues alors qu’elle traversait sur les passages protégés. Tu te rends compte ? Où va le monde si on est à la merci d’un ivrogne qui cuve son vin au volant de son véhicule ? Cette belle jeune femme, dans la fleur de l’âge, vient de me rejoindre. Je vous avais pourtant bien averti, il me semble. Elle n’a pas eu le temps ou l’envie de tenir compte de mon avertissement et la voila avec un lourd, très lourd passif devant son juge... Mon patron.
Pierre était blanc comme un linge immaculé, et une fine fleur de sueur tapissait son visage.
- Que va t’il lui arriver ?
- Dieu seul le sait, comme vous dites souvent, encore que dans ce cas il ne soit pas vraiment concerné. A chacun ses brebis et les âmes seront bien gardées.
- Et moi ?
- Pour l’instant, tu hérites de ta sœur, et crois-moi sur parole, tu vas toucher un sacré pactole.
- Mais personne ne connaît notre situation familiale. Nous avons été abandonnés à notre naissance et déclarés sans parents. Nous avons navigué de famille en famille, chacun de notre coté, jusqu’à notre majorité. Ensuite on nous a jetés à la rue. Madeleine a fait le même parcours que moi.
- Rassure-toi, c’est un détail que mon patron sait régler. Tu va recevoir la visite d’un homme de loi qui sera en possession de toutes les pièces nécessaires pour faire valoir tes droits.
- Et après ?
- Nous arrivons au bout. Il te reste huit jours de vie. Tu en profiteras pour faire le bien. Pas question de s’en faire une petite dernière pour la route. D’ailleurs tu as du remarquer que ton hachoir préféré a disparu.
- J’avoue que je n’ai pas le cœur à ça. D’autres soucis trottent dans ma tête et…
- Je sais ! Ne perdons pas de temps. Tu sais je t’aime bien moi, il faudra m’écouter et faire ce que je te dirai. Tu as une chance de gagner ton purgatoire. Ne la laisse pas passer. L’argent qui va te tomber du ciel va chambouler ta vision des choses. Prends garde !
- Le purgatoire ?
- Oui c’est le mieux qui puisse t’arriver, et c’est une sacrée faveur que te fait le Patron. Je pense que c’est rapport à ton père qui nous a débauché un grand nombre de pécheurs. Si tu y auras accès, dis-toi bien que tu pleureras beaucoup... Des larmes de sang. Tu porteras un fardeau aussi lourd que ta conscience et ce n’est pas peu dire. Tu te traîneras sur des sols ingrats. Tu auras faim et soif, froid et chaud, tu demanderas pardon, jour et nuit, personnes ne te répondra. Là-bas, chacun traîne sa croix, encore plus lourde que celle du Christ et pendant plus longtemps. Mais, contrairement à l’Enfer, on en ressort une fois que notre remord a été entendu. Ce jour là, une petite lueur trouera l’obscurité. Tu te dirigeras vers elle comme un naufragé vers une île déserte. Une main douce et fraîche sera tendue vers toi. Si tes regrets sont sincères cette main te sortira du trou et tu retrouveras le soleil. A-tu bien compris mon message ? Je ne le répéterai pas . A bon entendeur salut !
Il s’évanouit dans une obscurité de brume vaseuse. Une forte odeur subsistait. Pierre ne savait pas dire de quoi. Il était secoué et se demandait qu’elle était la part du rêve qu’il venait de vivre. Il en était encore à maudire son imagination, quand on tapa à sa porte.
- Entrez ! dit-il en se demandant quelle bizarrerie allait encore se manifester. Un petit monsieur avec des lunettes rondes, costume bleu et chaussures cirées pénétra dans la chambre :
- Bonjour ! Monsieur Pierre, sans doute ? Toutes mes condoléances, je viens à vous car vous êtes le légataire universel de votre sœur…. Monsieur ! Monsieur ! Vous avez un malaise ? Voulez vous que j’appelle les secours… ?
Fin
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