François sortait d’un entretien avec le directeur des ressources humaines. Il venait d’être licencié. Pour des raisons économiques, avait dit le DRH. Des pensées contradictoires se bousculaient dans sa tête. Il se disait qu’il travaillait dans une grande boîte, où on licenciait les gens pour un oui ou pour un non. On réduisait les effectifs dans l’espoir de faire des économies, de dégager encore plus de bénéfices pour satisfaire les actionnaires, cette masse anonyme qui servait d’alibi à bon nombre de décisions prises par la direction, la plupart au détriment des salariés, et bien souvent au détriment du bon sens. Il était jeune, il travaillait dans l’entreprise depuis deux ans, c’était son premier emploi. A la fin de ses études d’ingénieur, il avait choisi cette société parce qu’il s’imaginait qu’il pourrait monter dans la hiérarchie, occuper un poste important au bout de quelques années. Un sentiment de frustration s’empara de lui. Qu’avait-il donc fait – ou pas fait – pour être ainsi mis à la porte ? Rien apparemment, il était ponctuel, bien noté par ses supérieurs, n’avait jamais fait d’erreur grossière. Il était ouvert aux idées nouvelles et plutôt créatif, nettement plus que ses collègues plus âgés, qui, eux, n’avaient pas été licenciés. C’était ça, il était jeune et nouveau. Les indemnités de licenciement n’allaient pas chercher bien loin. Ce n’était rien de personnel. Le directeur des ressources humaines le lui avait dit, d’ailleurs. Il poussa un grand soupir. Il ne s’inquiétait pas vraiment pour son avenir, mais dans l’immédiat, il fallait annoncer la nouvelle à sa fiancée.
Justement, il avait rendez-vous avec elle sur le terrain de tennis. Sa fiancée et lui avaient commencé à jouer au tennis au printemps. Une commune dans les environs venait de construire six courts, avec une petite buvette à côté. La cotisation exigée par le club était abordable, contrairement à celle pratiquée par le club de tennis de la ville la plus proche. Il fallait avoir des revenus très confortables pour pouvoir y jouer. Les notables de la petite ville voulaient rester entre eux. Un jeune ingénieur tout juste sorti de l’université, qui envisageait de surcroît de fonder une famille, n’avait pas les moyens pour jouer au tennis dans ces conditions. Ses amis, sa fiancée et lui étaient donc très enthousiastes lorsqu’ils avaient appris qu’un village voisin inaugurait un terrain de tennis. Munis de l’équipement de base, ils avaient adhéré au club et pris quelques leçons avec un professeur sympathique, qui pratiquait, lui aussi, des tarifs abordables.
Après avoir joué pendant une heure, François et Isabelle, sa fiancée, se sont installés sur la terrasse de la buvette. Il faisait beau en cette soirée de juillet, la chaleur était tombée. François a alors annoncé la mauvaise nouvelle à Isabelle. Elle essayait de le consoler, lui disant qu’il allait facilement trouver un autre boulot, au besoin dans une ville plus grande. En attendant, il avait bien besoin de vacances, un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Puis, elle ajouta en rigolant :
Tu pourrais construire des terrains de tennis dans notre village. On n’aura alors plus besoin de faire des kilomètres et des kilomètres pour jouer au tennis.
Ce n’est pas exactement ma spécialité, répondit-il. Après une ou deux minutes de réflexion, il ajouta que ça ne devait pas être vraiment sorcier de construire de tels terrains.
Le lendemain, assis devant son bureau, l’idée d’Isabelle lui revint en mémoire. Il consulta alors une brochure spécialisée, en fit des photocopies. Ce n’est pas pour rien que beaucoup d’employeurs renoncent à ce que leurs salariés licenciés continuent à travailler pendant le préavis de licenciement. Il creusa l’idée, faisant un plan sommaire, s’intéressant aux fondations, au soubassement. Pour son employeur, il avait encore un projet à terminer, il ne se sentait pas pressé. Licencié, ce qui se passerait après son départ ne le concernait plus. En fait, il avait toujours été comme ça : lorsqu’une nouvelle idée le tenait, il s’y engouffrait, oubliant tout autour de lui et se faisant violence pour terminer le travail en cours.
Une chose était certaine. Il ne pouvait pas construire des terrains de tennis tout seul. Il lui semblait que la meilleure stratégie, et en fait la seule possible, c’était d’en parler au maire. Il se décida d’aller à la messe du dimanche. Il pouvait ainsi aborder le maire de façon informelle.
Il se tenait près de la sortie, guettant le maire. Dès que ce dernier sortit de l’église, il lui emboîta le pas.
Le maire leva les yeux au ciel. D’habitude, il allait au bistrot après la messe jouer aux cartes avec d’autres villageois, en attendant que leurs épouses respectives finissent de préparer le repas dominical. Il consentit à sacrifier quelques minutes à ce jeune homme. Connaissant les habitudes du maire, François lui proposa d’aller discuter au bistrot, juste en face de l’église. Ils s’installèrent à une table un peu à l’écart, commandèrent des bières bien fraîches. François parla alors des terrains et du club de tennis du village voisin, ne manquant pas de préciser que ces activités étaient gérées par la commune, tout comme la buvette. Il s’aventurait à faire des estimations sur les recettes engendrées grâce à cet équipement sportif. Il insistait sur le fait que certains jeunes de la commune, dont lui-même, l’utilisaient. Il se hasardait à prédire que des gens viendraient d’autres villages, plus excentrés, pour jouer au tennis dans leur commune si elle aussi, elle proposait cette activité.
Jusqu’à ce moment, le maire l’avait écouté en silence. Il intervint alors pour dire que ce n’était pas si simple. La commune n’avait pas vraiment un budget disponible pour un tel équipement. Puis, il fallait de la place. François avait anticipé ces arguments. Il avoua au maire qu’il avait été licencié, qu’il était donc disponible pour concevoir des terrains de tennis et pour superviser les travaux. Il rappela au maire ce pré communal le long de la rivière, inconstructible à cause du risque d’inondation. Il suggéra que des terrains de tennis, c’était un plus pour la commune. Il y aurait peut-être même des familles qui choisiraient de s’y installer en raison de l’excellence de ses équipements sportifs. Avec la vie moderne, où tous les actifs étaient sous pression, se défouler pendant une heure était un excellent moyen pour évacuer le stress. François s’était vraiment bien préparé à cet entretien, et le maire y mit fin en promettant d’en parler au prochain conseil municipal. En se levant, François précisa que, bien sûr, il s’occuperait de la construction des terrains à titre bénévole.
François était assez content de son argumentation. Rien n’était joué, bien sûr, mais il avait fait ce qu’il pouvait faire. Au-delà des aspects pratiques, de la perspective de ne plus être obligé de prendre la voiture pour jouer au tennis, il avait de plus en plus envie de s’atteler à cette tâche, de relever ce défi. Il n’était pas bien important, mais, mis en chômage, il ressentait le besoin de s’assurer de son utilité.
Lorsqu’il retourna jouer au tennis, une jeune femme y donnait des cours. Il la connaissait, elle habitait le même village que lui. Discutant avec elle, il apprit que le professeur de tennis habituel avait eu un empêchement de dernière minute. Sa consœur l’avait alors remplacé. Il apprit aussi qu’elle donnait des cours de tennis en ville, dans le club chic. Vu le petit nombre d’heures qu’elle faisait, son activité n’était pas vraiment rentable, son mari trouvait même qu’elle était déficitaire, mais elle voulait la continuer puisqu’elle constituait pour elle un enrichissement personnel. François se disait qu’il l’avait déjà dans la poche. Prudemment, il lui parla de son projet. Il ne fallait pas qu’il s’ébruite, que le maire ne prenne ombrage. Elle comprit et précisa que Marc Martin, son cousin, lui aussi un passionné du tennis, siégeait au conseil municipal. Encore un bon point ! se dit François. Maintenant, il fallait attendre et ne pas trouver du travail trop vite.
Lorsque le maire en parla au conseil municipal il était convaincu que c’était une excellente idée, la sienne, bien sûr. Marc Martin s’y attendait. Il approuva toute de suite le maire, le félicitant pour ce projet prometteur. Un autre membre du conseil municipal invoqua les finances, pas brillantes, de la commune. Le maire lui répondit que justement, des terrains de tennis allaient les améliorer. Mais en attendant, il faut dépenser de l’argent, fut la réponse. C’est alors que Pierre Dupont intervint. Patron d’une entreprise de construction, il avait joué au club de tennis de la ville, mais n’est resté qu’un an. Outre le trajet, c’était surtout l’attitude des autres membres de ce club qui l’avait découragé. Ils l’avaient regardé de haut. Ils lui avaient fait sentir qu’il n’avait pas la même culture qu’eux, ni les mêmes manières distinguées. Ses mains étaient rugueuses, et non pas lisses, manucurées comme celles des médecins, des avocats et autres notables qui fréquentaient ce club sélect. Frustré, il avait arrêté de jouer au tennis, mais rêvait de s’y remettre. Il promit au conseil municipal de lui faire une offre très alléchante. Il allait étudier de très près le coût engendré par des tels travaux. Seulement, il n’était pas spécialiste de courts de tennis, il fallait qu’il collabore avec un architecte ou un autre professionnel compétent.
C’est là que le maire tira l’atout de son chapeau. Justement, il y avait dans la commune un jeune homme, hautement qualifié, joueur de tennis, qui s’était proposé pour élaborer les plans et pour superviser les travaux, et ceci bénévolement. Ce serait vraiment dommage que la commune se prive d’une telle aubaine. Marc Martin et Pierre Dupont approuvèrent vivement le maire, et ce dernier précisa qu’il allait contacter ce jeune homme et élaborer un devis qui couvrirait tout juste ses frais. Il ne voulait rien gagner sur ce marché, puisqu’il s’agissait d’une bonne cause pour toute la commune.
Au conseil municipal suivant, le devis était prêt. Le projet a été adopté à une majorité confortable.
Maintenant, il nous faut un permis de construire, dit le maire à la fin de la séance.
Je connais quelqu’un à la préfecture, répondit Pierre Dupont. Ça ne devrait pas poser de problème.
Effectivement, ça n’avait pas posé de problème. Le permis fut délivré début septembre. Une semaine plus tard, une pelleteuse, un bulldozer, une décapeuse, une niveleuse étaient en place, labourant le terrain, réalisant l’excavation, la première mise à niveau par remblayage, le drainage, le nivelage, la compaction du terrain. François était là tous les jours, surveillant les travaux, donnant des conseils aux conducteurs des engins, leur faisant comprendre qu’un terrain de tennis devait être parfaitement horizontal, plan, rien ne devait dépasser pour qu’aucun faux rebond ne gâche le plaisir des joueurs.
Ensuite, les poteaux furent enfoncés dans la terre. Étape suivante, il fallait appliquer les différentes couches de revêtement. Sur une base en béton alvéolaire fut posé un tapis en fibre polyéthylène. Ce dernier fut lesté d’une couche de silice céramique vulcanisée rouge. L’application de ces couches de revêtement était délicate, elle devait être menée avec la plus grande rigueur. François passait ses journées sur le chantier, s’assurant du sérieux des ouvriers, mettant lui-même la main à la pâte.
C’était terminé ! Le terrain était là, quatre courts de tennis, rouge brique comme des courts en terre battue traditionnelle alors que le revêtement était synthétique. François était fier de lui, mais aussi de sa commune, de ses habitants, de la collaboration de tous les participants, de leur enthousiasme grandissant au fur et à mesure que les travaux avançaient. Pour les villageois, visiter le chantier était devenu une promenade habituelle, les commentaires allaient bon train. Les inscriptions au club de tennis avaient commencé.
Il ne restait plus qu’à tirer les filets, tracer les lignes, accrocher le grillage en acier galvanisé. Hauteur minimum trois mètres, précise la réglementation. Les courts étaient prêts, le budget légèrement dépassé, mais même les opposants à ce projet étaient fiers, fiers et contents, vantant la qualité des équipements sportifs de leur commune à qui voulait l’entendre. Le préfet et la presse furent invités à l’inauguration du terrain. Dans son discours, le maire souligna le professionnalisme de Pierre Dupont et de son entreprise qui avait à cette occasion acquis une nouvelle spécialité. Il parla aussi de la compétence et du dévouement avec lesquels François avait supervisé les travaux.
En rentrant de la cérémonie, François ajouta une ligne à son curriculum vitae : conception et construction d’un ensemble de tennis de quatre courts. Dès le lundi suivant, il se remit à la recherche d’un travail rémunéré.