Nouvelle sélectionnée lors du Concours de la Nouvelle Sénior 2019 à Nice
Ils étaient venus, ils étaient tous là**, réunis autour de Louis Nalpas et Serge Sandberg, deux producteurs, créateurs de la Victorine dont ils avaient accompagné les premiers pas, et fait tourner la tête tant et tant de fois.
Combien de journées échevelées n'avaient-ils pas vécues ensemble ! Combien de tensions et de griseries aussi.
Dans leurs yeux, le passé, ses ombres, ses lumières, et dans la boîte à trésors de la Victorine - leur hôtesse -, cent ans de souvenirs, dont elle égrenait le chapelet avec joie et mélancolie pour le plus grand plaisir de ses hôtes - scénaristes, actrices, acteurs, metteurs en scène et autres passionnés de cinéma qui, pour certain(e)s, lui devaient leur célébrité -.
Alors qu'ils se pressaient autour d'elle, attentifs aux moindres anecdotes pouvant leur rappeler leur jeunesse, elle s'approcha de Louise Lagrange et lui offrit une Orchidée en esquissant un pas de danse, puis, reconnaissant Prévert, Carné, Christian Jaque, Vadim, Truffaut, et même les boucles noires exubérantes d'Alla Nazimova - la star entre les stars du cinéma muet -, elle leur lança un sourire.
Ah, la fameuse Alla au corps serpentin, et ses inimitables œillades ! Elle la revoyait pendant le tournage de "La Dame aux camélias", chaloupant langoureusement dans l'escalier d'honneur parmi une foule d'invités en habits d'apparat, puis s'installant dans le salon du Comte de Varville, leur pygmalion d'un soir incarné par Arthur Hoyt.
"Oiseau de nuit, aurore passagère, désirée de tous", Alla, dans le rôle principal, attirait tous les regards, dont celui de Rudolph Valentino, dans le rôle d'Armand Duval, qui ne tarda pas à succomber à son magnétisme. Ses sentiments pour elle allaient-ils trouver un écho ? Suspense ! Car, comme chacun sait, souvent Amour varie, et les chemins qu'il emprunte sont mystérieux.
Profondément émue, en repensant à ce tournage qui avait semblé si éprouvant pour l'héroïne, la Victorine écrasa une larme furtive.
Dans quels états ne s'était-elle pas mise alors pour rehausser ses atours ? Décors modernes et stylisés, fenêtres en forme de hublots, dentelle de toiles d'araignée suspendue au dessus des amoureux pour illustrer le piège dans lequel ils allaient finir par tomber.
Depuis, combien d'eau avait coulé dans son Paillon natal, combien de vagues l'avaient bercée, combien de mouettes, goélands et cigales lui avaient récité leurs journées, lui offrant sans compter leurs bouquets de rêves, et lui vantant les délices de la Méditerranée, berceau de tant d'artistes, tant de pinceaux et de plumes ?
Ne fallait-il pas continuer à célébrer ses richesses, ses cadres magiques, intérieurs ou extérieurs, sur fond de mer et montagnes, torrents et rivières, lauriers et mimosas, rues tortueuses, villas désuètes ou cossues, châteaux ou folies, vallées et solitudes rocailleuses, où l'azur semblait avoir inventé la lumière et vouloir la réinventer chaque jour ; où, selon les heures, les couleurs naissaient, hésitaient, tremblaient, rivalisaient de légèreté et douceur, sublimant parfums et saveurs ; où terre, mer et ciel étaient aquarelles.
Sentant la nostalgie l'envahir, elle se ressaisit, demanda l'attention de ses hôtes, et prit la parole :
"- Chères amies, chers amis,
Vous ne pouvez imaginer à quel point je suis touchée de vous voir si nombreux ici ce soir, pour célébrer mes cent ans. C'est un immense honneur que vous me faites.
Du fond du cœur : Merci !
"Je ne vous infligerai pas un long discours ; laissez-moi simplement souligner la présence parmi nous de Monsieur Tati, que vous connaissez tous bien."
"Grand poète de la pellicule, Monsieur Tati a eu l'extrême gentillesse d'organiser le tournage du film auquel nous allons assister, dans un instant - un film se jouant du temps et surtout de mon passé, qu'il s'agit, non pas d'enterrer, mais de faire vivre et revivre -.
Merci, Monsieur Tati, et, encore une fois, merci à toutes et à tous d'être là ! "
Trois coups retentirent sur le plateau dont le rideau s'ouvrit lentement, et une caméra se braqua sur des personnages hétéroclites vêtus, qui selon la mode des années 1920, qui selon celle des années 50, voire 60, 70 ou plus, jusqu'à nos jours. A chaque époque sa façon de s'habiller, se maquiller, s'exprimer, se mouvoir.
La surprise fut telle, que le silence se fit immédiatement, uniquement interrompu, au fil du tournage, par une succession de musiques, bruitages, effets spéciaux, monologues ou dialogues, selon les époques revisitées.
Mises en lumière tour à tour par le chef électro, tandis que défilaient en surtitrage les noms des différents films exhumés pour l'occasion, les stars concernées, installées sur des plateaux mobiles apparaissant ou disparaissant selon les instructions du régisseur, en réinterprétèrent les moments cultes.
Au fil de leurs gestes, mimiques, mots ou cascades, se devinaient sur les visages des spectateurs, joie, émerveillement, tristesse, rires, ou cris de frayeur sagement réprimés, afin que chacun put s'imprégner du jeu des acteurs et lire, à mesure que se déroulait le tournage :
"Elle en a vu la Victorine, la belle, l'unique, la divine Victorine, depuis son Âtre muet, jusqu'à son Beau rivage, en passant par les Visiteurs du soir, et les Enfants du paradis faisant l'Ecole buissonnière, jetant Des Fleurs sur la mer, et des Confettis, avec Manon, et puis Fanfan ; Fanfan et sa Tulipe, et même Mon oncle...
Allaient-ils à Monte Carlo, goûter aux Jeux interdits, ou à Macao, l'enfer du jeu ?
Ah ! devenir Crésus, s'offrir mille Sacs de billes, fuir le Gendarme de Saint Trop, vivre d'Amour et d'eau fraîche, se rouler dans les Sables, sous La Lumière d'été, au goût d'éternité ; et partir, partir, vers l'Ile d'amour, en rêvant de Madame Récamier.
Partir sur Le Bateau d'Emile, en pleine Mare Nostrum, savourer La Vie de bohème telle Une Anglaise romantique, l'Arlésienne, la Folle de Chaillot, ou encore Félicie...
Mais, chut ! Les Enfants regardent... ! Au revoir l'An 40, Le Corniaud, Le Masque de fer, échoués sur une Ile sans amour, avec le Diable au cœur.
Au revoir, et surtout, Ne nous fâchons pas, autant en emporte le temps...
D'ailleurs, que lui importe le temps, L'Âge sans pitié, à la belle, l'unique, la divine Victorine ! Qu'il ose lui mettre La main au collet, le temps ! S'imaginer pouvoir un jour, une nuit peut-être, - fût-ce une Nuit du vendredi 13 - Cracher sur sa tombe !
Le passé va, le passé vient, mais Le Passé ne meurt pas, et elle ne mourra pas non plus, la belle, l'unique, la divine Victorine, car pour elle, la flèche du temps est une ronde, et son cœur jamais, au grand jamais, elle ne le laissera battre La Chamade, encore moins battre en retraite. Non, son cœur, il continuera à battre, battre encore, battre toujours, comme un tambour, au rythme de ses succès passés et futurs, non loin de sa Baie des anges, son Beau rivage, où l'on a vu flâner Don Quichotte, Brice de Nice, Romanetti, Catherine, Tarakanova.
Tandis que se refermait le rideau et s'éteignaient les caméras, la Victorine, rayonnante, rangea sa boîte à trésors, puis après avoir rendu hommage à ses fondateurs, créateurs, stars, mécènes et tous ceux et celles sans qui elle n'aurait jamais pu exister, les invita à célébrer avec elle tous ses prochains anniversaires, Arbres de Noël, et autres Nuits américaines, en promettant leur Eternel retour :
Un éternel retour auquel chacun se prit à croire, lorsque apparut, dans un grand tourbillon, sous une pluie d'étoiles, Jeanne Moreau, chantant d'une voix chaude et sensuelle :
"Elle en a vu la Victorine,
l'unique, la belle, la divine Victorine
près de la Grande Bleue, perchée sur sa colline.
Elle en a vu tourner des stars et des bobines...
Et maintenant, elle sait tant et tant de choses
que pour elle, on se prend à rêver, on ose
imaginer mil et une métamorphoses,
un futur enchanteur, un avenir grandiose
digne du septième art qu'elle n'a jamais cessé
d'aimer, chanter, célébrer depuis qu'elle est née,
courtisée par les six autres arts, ses aînés,
se nourrissant de rêve et de réalité.
Ah ! briller avec elle, voir ses soleils d'or
scintiller dans les yeux, sublimer les corps,
toucher l'invisible, ses multiples aurores,
transformer le monde en mille métaphores,
réfléchir sur la vie, à travers ses miroirs,
reflets de nos âmes quelquefois si noires,
en pleurer, en rire, s'imprégner d'histoires,
en tourner les pages, grises ou jubilatoires.
Elle en a vu la Victorine,
l'unique, la belle, la divine Victorine.
Du haut de ses cent ans, depuis son origine,
c'est le temps qu'elle dessine, nos vies qu'elle illumine."
Ces derniers mots à peine éteints sur ses lèvres, chacun trinqua à la santé de la Victorine, et, reprenant cette chanson à sa façon, se mit à danser avec son voisin, sa voisine. C'était un très joli soir, un joli soir d'été***
Qu'importaient les aiguilles du temps ! Oui, la Victorine qui, pendant des années, avait si bien su faire honneur à Nissa la Bella, son grand soleil d'or, ses accents du sud, méritait de vivre et revivre, d'avoir de nouveaux amoureux, prêts à la faire tourner, tourner encore, tourner toujours.
***
* Les passages en italique et parfois aussi en caractères gras, correspondent aux titres de films tournés à la Victorine, ou à des paroles extraites de ces films. Si un certain nombre desdits films ont été cités ici, le but n'a pas été d'en dresser une liste exhaustive
** clin d'oeil à Charles Aznavour : cf sa chanson "Ils sont venus, ils sont tous là"...
*** clin d'oeil à Jacques Prévert : cf "A l'enterrement d'une feuille morte".