LA FÉE-CINÉ

Publié le 20 Décembre 2019

Journées Portes Ouvertes de la Victorine aujourd’hui. Charly se faufile dans la foule agglutinée devant l’atelier de menuiserie, contourne le bâtiment, s’assied là, pour jouir du paysage.

Devant lui, le calme, la mer bleue. Les divers bâtiments de la Victorine sont investis par des hordes bruyantes… trop de monde… son âme s’éparpille. Il préfère s’éloigner de ce tapage, rêvasser, se retrouver. Sa main caresse l’herbe maigre auprès de lui, heurte un objet, une galette en métal… une bobine de film !

Que fait-elle là… ?

Son premier réflexe est de se précipiter pour la remettre à un responsable des studios. Il se lève… hésite… Pas de précipitation. Elle ne sembla manquer à personne cette bobine.. elle est vieille, sale… maculée de terre, un peu rouillée ; ça doit faire pas mal de temps qu’elle traîne derrière l’atelier de menuiserie, oubliée de tous.

Charly la glisse dans sa ceinture, referme bien sa chemise par dessus, repart en espérant se composer un air innocent, une présence transparente de badaud. Il évite de regarder les hommes de la sécurité, retourne rapidement vers la sortie, presque en apnée, franchit enfin le grand portique blanc, retrouve la faculté de respirer, ouf !

Dans la quiétude de son appartement tout proche, il peut prendre le temps de détailler la bobine. Pas d’indication, pas de titre. Mais il va vite en savoir plus grâce au matériel de projection hérité de son vieil oncle, projectionniste en son temps au cinéma Idéal, rue maréchal Joffre à Nice, dont il ne reste aujourd’hui que la façade joliment restaurée. Charly installe le matériel, tire les rideaux, charge la bobine. Un vieux film en noir et blanc, hachuré de zébrures, défile sur le mur du salon. Des personnages s’agitent en mode accéléré. Le film est muet. Soudain, Charlot apparaît, avance en gesticulant avec une clé à molette…

 

Tiens, ça me rappelle quelque chose… encore un extrait des Temps modernes.. ? Gros plan sur le visage, comme s’il cherchait à sortir de l’écran.. Ah, non ! Il l’a déjà fait ce coup-là quelque part dans ce recueil…

 

Charlot vocifère en silence, fixe Charly, cherche à lui dire quelque chose. Il lui montre du doigt un détail au fond de l’image, derrière lui… Un détail coloré dans le paysage en noir et blanc… Loin dans la perspective, un minuscule personnage traverse le décor. Vite, des lunettes, une loupe, quelque chose pour agrandir.. Zoom sur la focale du projecteur, l’image se précise.. Brigitte Bardot en bikini vichy rose se promène dans le film de Charlot ! Elle tourne la tête vers lui, lui adresse un clin d’œil mutin et disparaît derrière le bord de l’image. Sa silhouette s’enfuit des regards éberlués de Charlot et Charly, puis le mot ‘‘FIN’’ remplit l’écran. Charly se frotte les yeux… se gratte la tête… rembobine la bobine, revisionne… Il n’a pas rêvé.. scène identique. En voilà une énigme !

Le jeune homme lance une recherche sur Internet. Film BB - Charlot.. Aucun résultat, bien sûr ! Peut-être sur le site de l’Ina.. ? Que dalle ! Retourner à la Victorine pour avoir une explication ? Les Portes Ouvertes ne se sont pas encore refermées. Il a le temps de s’y rendre. L’essentiel étant de ne pas se faire prendre avec la bobine. Un comble ! Va falloir ruser pour la réintégrer dans le site ! La planque dans la ceinture du pantalon ayant fait ses preuves, Charly opte pour cette solution, risquée certes, mais moins que le sac à dos qui sera fouillé à l’entrée.

Le grand portique blanc lui semble menaçant à présent. Les palmiers qui l’entourent se penchent vers lui, inquisiteurs. Barrière.. vigile… sac à dos… c’est bon, allez-y… ouf !

Poussé par une énigmatique intuition, Charly repart vers l’atelier de menuiserie, le contourne, s’assied exactement au même endroit que ce matin. Près de lui, la trace de la bobine, un cercle dans l’herbe couchée et jaunie. Picotement sournois dans la nuque, un drôle de truc se tortille dans son ventre… Bobine maléfique… Il la pose délicatement, comme pour éviter de la réveiller, dans l’empreinte qu’elle a laissée, décide de s’en aller sans demander son reste quand une voix murmure :

Tu ne peux pas, c’est trop tard, tu en es à présent..

Cœur en vrille tombé droit dans les genoux, système pileux hérissé sur un frisson d’épouvante. Il scrute autour de lui. Il est seul. Seul derrière le bâtiment, cerné de crépuscule.

Ne crains rien, susurre la voix, tu es juste de l’autre côté, du côté magique, irréel, fantastique du cinéma. Moi, je suis l’atelier de menuiserie. Souviens-toi, la fée-ciné m’a donné la parole pour les Journées Portes Ouvertes, mais ne peuvent l’entendre que ceux qui sont passés de l’autre côté, comme toi. Reprends la bobine, apporte-la à la régie, tu comprendras ton destin.

Charly, incapable d’une pensée rationnelle, obéit. A la régie, on l’accueille chaleureusement. La bobine est installée, le projectionniste jubile. Le film se déroule, Charlot arrive avec sa clé à molette, BB suit dans son bikini, puis Charly s’avance, un canotier sur la tête, blouson en jean sur le dos.

Eurêka ! On a trouvé notre détective ! s’écrie le projectionniste.

Charly, effaré, le regarde sans comprendre.

Quel détective ? Je ne sais pas ce qui se passe. L’atelier de menuiserie m’a parlé, je suis dans la bobine, c’est quoi ce délire ? demande-t-il, la voix enrouée.

C’est la fée-ciné. Elle rôde à la Victorine, en ce moment. Elle t’a choisi pour le premier rôle d’une série que nous allons tourner ici. Comme Colombo et son imper, ou capitaine Marleau et sa chapka, tu seras Charly, le détective au canotier et blouson en jean. La bobine, c’est sa façon de communiquer avec nous. C’est comme ça qu’ont débuté Charlot et BB. C’est à ton tour aujourd’hui.

Vous me faites marcher.. !

Pas du tout. Tu sais bien que tout est possible au cinéma. C’est comme dans les livres, tout peut arriver, il suffit de le décider… ou d’inventer une fée-ciné pour s’amuser… n’est-ce pas, ‘‘écrivante’’ de l’atelier ?

 

Zut, je suis démasquée. Je repars à nouveau sur la pointe des pieds derrière l’écran de mon PC, derrière la page de mon cahier...

 

Rédigé par Mado

Publié dans #Cinéma

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C
Je viens de me régaler, emportée par une impressionnante bobine!<br /> Je comprends Charly... c'est irrépressible mais le pauvre, il a eu de sacrées émotions!<br /> Je te souhaite un Joyeux Noël Albiréo, avec beaucoup de bonheur et de petits délices à partager avec ceux que tu aimes. <br /> Je me promène dans tes textes avec grand plaisir, merci<br /> Gros bisous<br /> Cendrine
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