Troisième chapitre et dernier chapitre de notre "roman collectif". Suite et fin des aventures de nos personnages.
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CHAPITRE III
RENDEZ-VOUS AU VILLAGE
Canotiers, Déjeuner au bord de la rivière – Auguste Renoir
Nous avons appris que le courrier a débouché sur un rendez-vous au bar du village. Tous nos personnages s'y rencontrent à tour de rôle.
Voici le dernier acte de leurs histoires.
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BERNADETTE ET LE POIVRIER
« Mouette rieuse » ! Quelle idée saugrenue, encore une initiative de Lucie.
-Il faut une adresse qui accroche avait-elle dit ! « Mouette » ça fait plage, bord de mer. Quel est l’homme qui n’a pas rêvé d’une belle fille sur le sable, hein ?
« Rieuse » ça fait enjouée, et puis une femme grincheuse ça n’attire personne, non ? Tu vois avec cette adresse, tu as tout juste !
Tu parles ! On avait tout faux, oui ! Ça n’avait rien donné. Pas de réponse. Ou plutôt, pas de réponse qui l’intéressait.
Pourtant cette fois Bernadette a franchi le pas. Elle a pris la décision de se rendre à ce rendez-vous mystérieux.
« Gentil homme », cette adresse originale apparut sur sa boite mail l’avait intriguée, elle se rend donc à l’Auberge des Remparts.
Elle termine ses courses au marché forain. Elle vient d’acquérir des dessous affriolants qu’elle n’aurait jamais osé acheter dans une boutique en ville. Le boucher emballe sa commande et lui propose de la déposer dans son panier.
-Il est bien prévenant ce célibataire, il ne faudrait pas qu’il s’imagine que …
Sa réflexion est brusquement interrompue par l’exclamation du commerçant :
-Ça alors, madame Bernadette ! Je n’aurais jamais imaginé que …
-Que quoi ? Grand Dieu !
Le sac entr’ouvert laisse apparaître l’achat précédent accusateur. Les joues écarlates, Bernadette tente de se justifier :
-Ah mais ! Qu’allez-vous imaginer ? Ce n’est pas pour moi voyons ! C’est un cadeau pour ma nièce.
Elle n’ose pas lui annoncer : -vous me voyez équipée de ce machin ? Mais elle se rend compte à temps que ça l’aurait entraîné trop loin.
Elle se tait, règle sa commande et hausse les épaules. De quoi se mêle-t-il ce boucher ? Je vais finir par être en retard à mon rendez-vous avec cette histoire.
Une autre cliente se présente, Bernadette en profite pour s’éloigner prestement. Heureusement il n’y a pas eu de témoins à cet incident. Elle franchit la porte de l’Auberge des Remparts qui commence à se remplir. Lucie l’aperçoit et lui adresse un petit signe. Ce rendez-vous mystérieux fixé ici par son correspondant virtuel ne devrait pas tarder. Suis-je en avance ? Elle s’installe et observe furtivement les quelques clients installés.
Serait-ce cette personne au bar qui la couve du regard ?
Elle espère que non, quelle vilaine moustache !
Cet autre attablé qui feint de lire le journal et qui lui sourit par-dessus les pages ? C’est quand même à lui de se présenter non ?
Bon ! L’heure tourne. Le marché forain s’évacue. L’Auberge des Remparts se remplit. Lucie, du comptoir la surveille du coin de l’œil. Soudain le tambour d’entrée pivote et Philippe, conquérant, apparaît. Il a troqué sa blouse grise poussiéreuse pour une belle veste. Sa chemise ouverte laisse apparaître une poitrine velue, une belle casquette vissée sur la tête termine le personnage. Il repère aussitôt Bernadette. Le sourire ravageur, se dirige vers elle.
-Ah non ! Pas lui !
-Madame Aubignac, mais que faites-vous là ?
-Moi ? Euh… Rien, je prenais mon café habituel !
-Figurez vous que je dois rencontrer une mouette rieuse !
-Une mouette ? Ici ? Ça alors, quelle drôle d’idée !
Sa cervelle fonctionne à la vitesse de l’éclair. Vite, il me faut trouver une parade. Quelques échanges sans importance, Philippe s’éloigne et se console auprès d’un énorme demi de bière. Bernadette se lève et quitte la table.
-Et bien ! On ne m’y reprendra plus !
Découragée, elle s’approche du comptoir et réfléchit à tous ces empilements de constats, de loupés, de craintes pour l’avenir. Lucie s’agite à l’autre extrémité entre deux cafés et trois verres de vin blanc. Un instant libérée, la patronne se rapproche tout en astiquant le zinc avec son torchon.
-Alors quoi de neuf ?
-Oh ! Tu sais, la routine ne me quitte pas.
-Oh là, là ! Toi tu as ta tête des mauvais jours !
-Pas du tout, d’ailleurs à ton loto j’ai gagné le premier prix : un poivrier, tu te rends compte ? Qu’est ce que je vais en faire maintenant ?
-Ah bon, un mâle ou une femelle ?
-Qu’est que j’en sais moi ? Mais, attends, c’est quoi cette histoire ?
-Ce n’est pas une histoire ma chérie, un poivrier femelle a besoin d’un poivrier mâle pour s’épanouir et vice et versa d’ailleurs.
Bernadette ouvre de grands yeux et écoute son amie, ne sachant que répondre.
-Au fait, enchaîne Lucie, j’y pense subitement : C’est à Marcel qu’il faut en parler. Et ce qui ne gâte rien, bel homme comme il est, c’est un véritable plaisir de l’écouter.
Bernadette sort de sa torpeur :
-Tu ne serais pas un peu amoureuse toi ?
-Moi ? Mais pas du tout !
-Je te vois venir, enchaîne Bernadette. Toi et tes idées pour me trouver l’homme idéal !
Lucie fait celle qui n’a rien entendu.
-Marcel pour ton information ma petite c’est le roi des pipéracées, le prince des fragrances, le seigneur des agnus-castus, bref, c’est lui qui tient le stand des épices sur le marché. Passe demain vers treize heures, il aura replié son étal et c’est l’heure de son café.
Cette remarque a laissé Bernadette rêveuse. Cette Lucie tout de même, toujours une longueur d’avance sur moi, pense-t-elle…
Le lendemain à l’Auberge des Remparts, la discussion s’engage entre Marcel et Bernadette.
-Un poivrier de Guinée ! Mais c’est la Rolls-Royce des poivriers que vous avez gagné. Savez-vous qu’on appelle leurs fruits « les graines du paradis » ? Il faut absolument lui trouver une compagne ou un compagnon, c’est selon. Au fait vous êtes madame … ?
-Mademoiselle, je ne suis pas mariée ! Mais à quoi reconnaissez-vous un mâle d’une femelle ?
-Aux feuilles ! Longues et pointues pour le mâle, rondelettes pour la femelle. Le secret c’est de les planter côte à côte et tout passe par les racines qui s’emmêlent. Allez savoir pourquoi, ça leur monte à la tête. Enfin, je veux dire jusqu’aux fruits qui s’épanouissent si l’entente est parfaite ! La nature a de ses ressources !!! Le plus simple serait que je puisse le découvrir.
Lucie cligne discrètement de l’œil vers Bernadette et s’éclipse.
Les voilà en présence du spécimen. Marcel sûr de lui affirme :
-C’est une femelle, très belle, mais un peu maigrichonne. Elle manque d’amour c’est évident, il faut vite corriger cela.
Bernadette se sent rosir. Marcel est discret, leurs regards ne se croisent pas.
L’arbuste est transporté dans la propriété du prince des fragrances sur les collines et planté à côté d’un beau mâle. Bernadette émerveillée de ce qu’elle voit, découvre un Marcel drôle, attentionné. Une autre dimension avec tout ce qu’elle avait rencontré jusqu’à ce jour. Sur sa propriété, il avait fait les choses en grand. Serre chauffée et humide pour les plantes tropicales, serres basses pour le safran et autres épices fragiles, vastes étendues d’oliviers. Tout était organisé, méthodique et respirait le sérieux.
Un repas scella cette rencontre. Le champagne l’étourdit un peu. Ses sens s’affolèrent beaucoup plus violemment lorsque la main de Marcel lui effleura la joue. La visite de la propriété était prévue pour durer mais elle s’arrêta sous le feuillage frémissant des oliviers. Les perceptions de Bernadette s’embrouillèrent à tous les niveaux. Elle découvrit alors tout le bonheur du monde sous un ciel d’azur parfait, transmis par ce drôle de Marcel.
Les choses se présentaient sous leur meilleur jour. Bernadette se sentait portée sur un petit nuage… Les mois se succédèrent. Les deux arbustes avaient l’air de s’entendre à merveille.
Sous la lune claire et le ciel étoilé des nuits d’été, sous les premiers frimas d’automne qui envoyaient les feuilles des autre arbres voltiger jusqu’à terre, eux profitaient de la moindre brise pour joindre leurs feuillages comme caresses innombrables. Les pluies d’hiver rendirent vigoureuses leurs racines qui ne cessaient de s’enlacer en d’interminables étreintes. La relation s’installait. La passion peut être d’avoir rencontré l’âme sœur ? Le printemps arriva, les bourgeons apparurent, grandirent. Les branches ployaient sous les frasques de ces joyeux lurons balancés dès qu’un souffle passait. Arriva la saison de la cueillette. Marcel avec précautions séparait les baies rouges des grains de poivre arrivés à maturité. Il en écrasa quelques uns entre ses doigts, le diagnostic tomba :
-Quel arôme, c’est un véritable délice, annonça-t-il. Je vais fabriquer des gobelets spécialement pour cette cueillette et sur l’étiquette j’inscrirai : « Récolte Bernadette – cru exceptionnel ».
Il entoura la taille de sa femme de son bras vigoureux et déposa un baiser à la base de son cou. Les sens de Bernadette recommencèrent à s’embrouiller.
Les jours défilent. La récolte se vend bien. Les deux nouveaux amants ne se quittent plus… Les relations avec leurs amis sont fréquentes.
Ce jour là, Lucie et sa tante Jane invitées par le nouveau couple arrivent les bras chargés. Elles trouvent un petit mot bien en évidence sur la table de la cuisine : « Nous sommes sur le domaine ». Elles déposent leurs paquets et partent à leur recherche. Elles parcourent la propriété et en arrivant prés de la grande serre, elles entendent clairement :
-Marcel, as-tu pensé à arroser les poivriers ?
-Lesquels ?
-Mais nos deux tourtereaux voyons !
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ERIC
Avant de lui faire connaître ses grands parents, Sandra demande à Eric de s'arrêter quelques minutes pour prendre un café chez une amie qui tient "l 'Auberge des Remparts", Lucie, un personnage haut en couleur par sa gentillesse, sa capacité d'adaptation face aux conflits personnels de certains habitants du " Village".
Lucie les reçut avec les yeux brillants, prenant ses lunettes les remontant sur son nez, ceci deux à trois fois, c'est un tic émotionnel.
Juste un petit moment pour te revoir, te faire un bisou et surtout te présenter un ami très cher Eric, dit Sandra.
Les amoureux se détendaient, riaient aux larmes en s'étouffant à la manière de raconter les potins de ce village, par Lucie.
Rémy est revenu, la tête toujours pleine de souvenirs et de rêves qui continuent à le harceler, des recherches toujours utopiques, mais quelquefois bizarrement concrètes selon ses rencontres.
Louis toujours dans ses rêves de grande guerre qui n'en finissait plus d'arriver.
Il s'est marié, oui oui, avec Marinette la bergère du "Haut plateau", gentille comme lui, pas d'enfant mais des moutons, des chèvres et bien sûr son âne à Louis, tous les deux se font vieux, mais ils sont les attractions du village, sans méchanceté aucune .
Donc, j'ai retrouvé Mamie Yvonne et Papi Pierre, la jeune femme rougit, les larmes aux bords des yeux, je vais leur présenter Eric, qui est avocat et prendre des nouvelles des mes oncles et tantes, cousins, cousines. Ils m'ont promis d'essayer de réunir la plupart d'entre eux.
En sortant de l'auberge, les amoureux croisent Gérard sautant de joie, il a enfin après maintes et maintes correspondances auprès de personnes compétentes à travers le pays, obtenu des appuis lui facilitant la rédaction de son ouvrage, lui offrant la finalité de ses espérances, la parution de son premier livre, après des années de recherches.
Tout à son bonheur, il n'a pas reconnu Sandra.
Sur le chemin de " La Grande Bâtisse ", ils croisent des gens, des choses, des endroits qui font remonter des souvenirs à la jeune femme .
Mamie Yvonne les accueille en tremblant d'émotion et de rires saccadés de joie.
Il est comme je l'imaginais, grand, beau, l'air si doux et amoureux, ce dernier esquissant un sourire.
Quelques jours après la visite de Sandra, l'aubergiste, lui téléphona, elle était contente de l'avoir revue, trouvant qu'avec Eric, ils formaient un beau couple.
Elles papotaient sur les uns et les autres.
- Je ne savais pas que Louis s'était marié, dit la jeune femme.
- Il n'est pas marié, mais Marinette est une bonne amie, une confidente et quand ce dernier "monte à Paris", la bergère s'occupe de son âne Cadichon.
- C'est un homme charmant et toujours prêt à rendre service.
Grand-mère, d'un pas résolu, voulut aller chercher le sous-verre contenant des photos de famille retrouvées dans le grenier et arrangées avec Pierre, son facétieux mari et leur auxiliaire de vie, il y a quelques temps, après la réapparition de Sandra, quand déboula le fougueux Griffon de la famille, qui renversa Mamie dans les bras d'Eric.
- L'atmosphère est à la joie on dirait, dit Sandra, se tenant sur le perron, accompagnée de quelques cousins, cousines, récupérés sur internet, puis sur Skype, c'est bien Skype on peut visualiser et se familiariser avec des personnes perdues de vue depuis longtemps.
Sandra et Eric, main dans la main, entrèrent dans le salon où trônait, sur la cheminée, le fameux portrait de famille, suivis par les grands-parents et autres personnes présentes.
Une idée lumineuse, mais cependant bien réfléchie, jaillit de Papi Pierre :
- Nous somme heureux d'avoir retrouvé certains membres de notre famille, on a pensé avec Yvonne, comme les fêtes de fin d'année approchent, faire un repas chez Lucie, à l'Auberge des Remparts. Cela nous fera moins de fatigue et si, par la même occasion, Sandra et Eric désirent célébrer leurs fiançailles !!!! Éventuellement, nos amis de village, Louis, Marinette, Gérard, Rémy et les autres seraient les bienvenus en se joignant à notre petite tribu...
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GÉRARD
Le soir je m'endormis la tête pleine de mots. Ce n'est que quelques jours après que le téléphone sonna, c'était monsieur Malavialle qui me disait avoir bien reçu ma lettre et qu'il m'invitait a nous retrouver chez Lucie ce mercredi.
Gérard se réveilla tôt, pour être à l'heure au rendez-vous. Onze heures venait de sonner au clocher de l'église, quand Gérard poussa la porte du bar restaurant chez Lucie. La salle était plongée dans une demie obscurité, ce qui apportait une fraîcheur ambiante en ce début de juillet.
Gérard: Bonjour!
Lucie: Bonjour, vous avez réservé ?
Gérard: Oui pour deux personnes au nom de Pierre de fontaine.
Lucie: Ah oui, installez-vous la table près de la fenêtre.
Gérard s'assit et regarda la place du village où des enfants jouaient. Tout à ses pensées, il ne vit pas arriver monsieur Mallavialle qui lui dit:
"Bonjour, comment allez vous".
Gérard se le va un peu confus et faillit renverser la carafe d'eau.
"Bonjour Monsieur Malavialle"!
Simon: Vous pouvez m'appeler Simon ça sera plus facile que Monsieur et moi je vous appellerai Gérard si vous le voulez bien.
Gérard balbutia un oui tout en tendant une main tremblante.
Ils s'assirent face à face, Gérard n'osait pas poser les questions qui lui brûlaient les lèvres, concernant son roman. Un silence commençait doucement à s'installer quand Lucie vint leur demander :
" Vous prendriez bien un apéritif avec cette chaleur"
Gérard en profita pour changer et ne pas montrer sa gêne devant son imminent interlocuteur.
Simon qui semblait s'amuser devant l'attitude de Gérard, habitué de voir comment les gens se comportaient devant ses titres professionnels. Il répondit à Lucie « oui deux anisettes s'il vous plaît » et se tournant vers Gérard « avec ou sans glaçon ? »
La glace venait de se briser et Gérard sentit dans la personnalité de Simon une grande simplicité. C'est d'ailleurs Monsieur Mallaviale qui parla du roman en le tutoyant.
Simon : Je dois t'avouer que j'ai été très surpris de la connaissance que tu as sur les enquêtes policières dans le monde médiéval.
Gérard eut du mal entre le tu et le vous : Vous savez par mon métier d'archiviste j'ai eu pendant plus de quarante ans l'occasion de me documenter.
Simon: Alors je peux te dire que ton roman est une réussite et que la correction que tu as apportée est parfaite.
Gérard se passa la main devant les yeux pour cacher son émotion. Là encore Lucie lui sauva la mise par le service du stockfisch. Le repas se passa et Gérard et Simon parlèrent de tout et de rien, comme deux amis qui se seraient connus depuis de nombreuses années.
Le moment de se séparer arriva.
Simon : Gérard j'ai été très content de faire ta connaissance. Je t'invite à ma prochaine conférence sur les signes ésotériques et je présenterai Monsieur Rémy Taillade archéologue avec qui tu pourras discuter de ton livre.
Gérard: Merci Simon, vous, pardon, tu viens de me redonner le moral et par ton jugement la reconnaissance de mon travail.
Ils se quittèrent et Simon se retourna : Surtout tiens-moi au courant pour la maison d'édition.
Gérard traversa la place comme dans un rêve ; quatorze heures sonnait au clocher, il ne remarqua même pas l'âne de Louis qui rentrait tout seul à l'écurie.
La tête pleine des mots d'encouragement de son nouvel ami Simon, Gérard s'endormit rêvant cette nuit-là de prix littéraire et d'histoires médiévales.
Le lendemain matin, la journée s'annonçait belle, le village se réveillait doucement, l'air était rempli des odeurs de pain frais du boulanger d'à côté. Il prit son café en lisant le journal qui résumait le résultat des votes des élections législatives. Onze heures sonna au clocher de l'église quand il entendit taper à sa porte, c'était le facteur. Il lui tendit une lettre..... la lettre de la maison d'édition. Fort des paroles d'encouragement de Simon, il déchira l'enveloppe et lut:
Monsieur, nous avons bien reçu votre courrier en date du 8 juin, en réponse nous avons le regret de vous faire savoir, que ce n'est pas vous l'heureux gagnant du grand prix du jury. Néanmoins votre roman a attiré l'attention de nos correcteurs et nous serions désireux de vous rencontrer afin d'établir avec vous un contrat d'édition. D'autre part nous vous encourageons à continuer d'écrire. Veuillez agréer…
Gérard ne lut pas les formules de politesse ; il était déçu et heureux à la fois. Il était aux anges. Il s'empressa de téléphoner à Simon qui fut ravi de la nouvelle.
La Nouvelle, voila un style que Gérard n'avait jamais osé écrire. Il fallait, qu'il partage sa joie et il se précipita chez Lucie où il était sûr de retrouver Mado qui y prenait son café tous les matins.
Lucie et Mado furent heureuses pour Gérard et quand il annonça qu'il allait s'essayer dans la Nouvelle, c'est Lucie qui lui fournit matière à réflexion.
" Tu devrais écrire sur le village, viens chez moi tous les jours et écoute. Ici se rencontrent, soit au comptoir, soit à table, Louis et son âne, Rémy l'archéologue et sa femme Jade, Bernadette la receveuse des postes et son employé Philippe, enfin, ils ont tous une histoire et je dirais même des histoires qui, pour un homme de lettres comme toi, seront source à l'écriture.
Et c'est ainsi, que Gérard se mit à écrire, non pas une nouvelle, mais une saga sur le petit monde de son village ou à part le changement des saisons il ne se passait jamais rien.
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JANE
La vie s'arrête au village, en ce jeudi d’un septembre frissonnant.
Jane descend du bus, cahin-caha, quelques perles de sueur au front, les yeux rivés au sol pour éviter la chute. Elle hésite à lever le regard…. N’est-ce pas un rêve ?
Rémy siège nonchalant en terrasse du café. Peu de monde au bar à cette heure… Il entame un deuxième café quand il la voit, clopinant sans hâte vers lui. Il la salue d'un sourire encourageant. Elle s'approche, hésite.. Il lui désigne un siège, elle prend place en souriant.
Je suis Rémy, dit-il d'une voix légèrement envoûtante, le regard accentué.
Je suis ravi de vous rencontrer, Jane, nous allons pouvoir rattraper le temps perdu..
Jane a la gorge sèche. Ses yeux remercient l'élégant quinqua assis face à elle... Elle prend du temps...comment aborder ce moment trop attendu.. Ne pas faire d'impair, oublier les querelles…. Elle sent son cœur s'apaiser enfin.
Bonjour, Rémy.
Lucie s'approche et les questionne d'un regard placide… La ruralité bienveillante. Jane lui jette un regard interrogateur, plisse un temps les rides de son front, esquisse une question, puis préfère reprendre le dialogue à peine entamé.
Deux cafés, merci… Au moins pour commencer.
Ne vous inquiétez pas, Jade ne va pas tarder. Elle termine un entretien et nous rejoint.
Le sourire s'élargit. Elle ne sait trop quoi dire, trop de questions en tête... les mains tremblent encore, et ce nœud dans la gorge.
Vous savez, nous habitons une petite maison, en bordure du village, Jade adore s'occuper du jardin.. Elle a la main verte, nous avons de belles roses... elle se griffe souvent, d'ailleurs.
Un sourire moqueur et de connivence, comme un rayon de soleil. Des paroles légères comme la rosée du jour.
Moi, je prends des cours de cuisine, sur le tard, ça me permet de rencontrer des gens de mon âge, au club, on parle de tout et de rien, le passé, les partie de pêche, les Bains de Mer, le sable incrusté dans les maillots... On rit de temps en temps, de nos bonheurs, de nos malheurs.
Rémy se déploie sur son siège, laisse glisser ses pieds, fait craquer les jointures de ses doigts, semble enfin se décider. Il faut... passer à table.
...
Ce prénom, Jade... Un bijou dur, translucide… Une facette polie par le souffle vital, l'éclat d'une séduction douloureuse.. Une essence inconnue qui fascine.
Un cheveu sur une soupe plutôt fade... tourner la cuillère, malaxer mollement..
Courir les bras tendus dans une nuit écarlate. Je veux vivre !
Julien comme un premier sourire, Rémy plus malin, carnassier. La chair fraîche.
L'émoi des sens, à corps perdu, le rêve à portée de main, l'argent facile, le plaisir comme seul but. Oublié, le couple silencieux aux yeux tristes.
Ici au village, j'ai retrouvé Lucie, ma cousine, à l'Auberge des remparts. Pétrie aussi d'une joyeuse solitude, même si je la soupçonne de faire les yeux doux à Philippe, l'employé de la poste, dont la nonchalance attire les convoitises. La mienne aussi, d'ailleurs, mais la sombre jalousie de Rémy engourdit mon ardeur. Sans parler de Bernadette, la receveuse, qui joue la tour de contrôle de son petit microcosme.
Rémy, je l'aime bien. Il est vif, tendre, intelligent, les sens aux aguets. Il dit ce qu'il pense, et fait ce qu'il dit. Pas toujours facile, et puis... un tantinet collant, parfois.
Une cohabitation plutôt agréable, en somme, dans un cadre reposant, presque idyllique. Jusqu'à ce que ma mère arrive. Comme pour remettre du piment dans cette soupe un peu fade. Reste à savoir qui va tourner la cuillère, cette fois.
Lucie a compris l'enjeu. Et tente de calmer le jeu, si faire se peut. Pacifiste dans l'âme, malgré tous ses déboires personnels. Une belle âme, comme on dit. Elle est ravie de retrouver en Jane les éclats d'un souvenir radieux, autant que fugace.
Pour moi c'est une autre affaire… Même si le temps a coulé, lavé les orages, apaisé la discorde.
Tourner la page, enfin. Trouver la paix peut-être. Ou du moins essayer. Rémy n'est pas contre, il a vu les dégâts de la brouille, au fond des yeux. En quête d'une miséricorde qui lui est toute personnelle. Le fatras du passé, enseveli sous une couche de bienveillance.
Lucie me tape sur l'épaule, stoppe net ma rêverie.
Un bon repas bien arrosé pour fêter les retrouvailles... ça te convient ? me jette-t-elle dans un sourire narquois ..
Ouais… Avec tout le village alors… sans oublier Philippe bien sûr. Et Rémy pourra inviter son ami Simon, l'archéologue.. On noiera le passé au champagne.. E la nave va !
***
LOUIS
Voulant battre l'affaire tant qu'elle est chaude, je téléphone immédiatement à Mr Harry Caut. Son secrétaire Mr Jean Bonneau me répond que ma demande ne peut pas être satisfaite, car Mr Harry Caut est en ce moment en visite au Soudan pour une affaire de la plus haute importance. Par contre, si un rendez-vous dans deux semaines vous convient, vous pourrez vous entretenir avec son chargé d'affaires Mr René Gath qui a tous pouvoirs pour vous donner satisfaction.
J'accepte aussitôt et annonce la nouvelle à tout le village ou presque, la cabine téléphonique se trouvant dans un recoin de l'emplacement réservé au point poste. Les jours suivants se traînent lamentablement. Je n'ai pas la tête à mon travail, mes employeurs éventuels m'invitent avec : certains bonhomie, d'autres moins indulgents, et parfois grossièreté à plus de constance dans ma tâche. D'autres m'aident énormément à préparer mon voyage. Ce n'est pas rien, tout seul dans Paris.
Un certain Frère Martin Duguar, féru d'internet, m'a dégoté une place en auto partage. Le jour de mon départ, il se propose de m'emmener à Nice, au point de rendez vous. La personne qui va me conduire est une femme charmante d'environ soixante ans que je complimente en lui disant qu'elle ne fait pas son âge. Elle me regarde pendant quelques secondes d'un drôle d'air, puis éclate de rire me disant :
– Heureusement que je suis adepte d'humour, sinon j'aurai pu me fâcher.
Je n'ajoute rien, ne voulant pas aggraver mon cas. La glace étant rompue, normal pour un mois de juillet, le trajet se présente sous les meilleurs hospices, sans mauvais jeux de maux. Après un en cas rapide et un bon café, elle voulut aller faire du lèche-vitrines dans les boutiques à proximité du resto.
– Je vous demande une demie heure, me dit elle.
– Prenez votre temps, lui répondis-je, je vais faire une petite sieste à l'ombre de ces grands arbres. Surtout ne m'oubliez pas en partant !
L'après midi se déroula sans encombre en papotant comme de vieux amis. Elle me déposa devant mon hôtel. Au cours du déjeuner, elle m'avait donné son numéro de portable, et me répéta qu'elle retournait vers Nice le surlendemain, que si ça me convenait, elle serait heureuse de refaire un trajet avec moi. Je lui promis de l'appeler le lendemain en fin d'après midi.
– Une dernière question, me demanda-t-elle. Au sujet de mon âge, vous me donniez vraiment soixante ans ?
Devant mon mutisme, tout en riant, elle me dit :
– C'est que c'est mon âge ; vous êtes un drôle de bonhomme .
Je lui répondis :
– Pas toujours drôle, mais je confirme : vous faites bien plus jeune que votre âge...
Le lendemain, comme convenu, je me présentais à dix heures au ministère. A l'accueil, le préposé m'indiqua ou se trouvait le bureau de Mr René Gath. Le planton me fit entrer de suite dans une grande pièce luxueusement décorée. Mr René Gath vint au devant de moi , me tendant la main,l'air réjoui de me rencontrer. Cet homme, jovial, entra aussitôt dans le vif du sujet.
– Mr Fadoli me dit-il, votre affaire est très complexe, et vous n'êtes pas le seul dans cette situation. Cependant étant très pugnace, et être recommandé par Mr Rémy Taillade, j'ai réfléchi longtemps et je pense avoir trouvé une solution qui nous conviendra à tous les deux. J'avoue que ma proposition est un rien illégale, mais nous possédons des réserves d'argent prévues justement pour résoudre des cas comme le vôtre. Qu'en pensez-vous ?
– Moi, tout ce que je demande, c'est un papier officiel prouvant que je suis démobilisé ou pas !
– Je m'explique, je pense que pour vous, vous avez intérêt à être démobilisé. Je peux vous fournir une attestation sur papier officiel avec en tête du ministère vous stipulant que vous êtes à nouveau civil depuis le début de cette année, bien sûr, vous repartirez avec un petit pécule.
– Ce pécule se monterait à combien ? Il y a des années que je n'ai rien reçu.
– Est-ce qu'une somme de cinq mille euros en espèces vous paraît suffisante ?
– J'ai beaucoup de crédits à rembourser, je m'attendais à un peu plus.
– Je peux ajouter deux mille de plus si vous pouvez me rendre un petit service. J'ai un colis urgent à remettre à une personne habitant à Sclos-de-Conte. Par manque de chance les postiers sont en grève. Je crois savoir que ce village n'est pas loin du vôtre, si vous pouvez vous charger de cette commission, je vous en serai éternellement reconnaissant.
– Mais, bien sûr, ce sera avec plaisir, je suis tellement heureux d'arriver à la fin de mes tracas !
– Patientez un moment, je fais rédiger le papier officiel et je reviens avec les fonds et le colis. Il est adressé à Mme Sandra chez Mr Eric … avocat dans un cabinet à Sclos-de-Conte. Vous trouverez facilement, c'est le seul avocat du village. Voilà, vérifiez la validité de ce document officiel, la totalité de la somme convenue, et je vous confie le colis en question certain qu'il arrivera à sa destinataire.
L'entrevue ayant été assez brève, je vais déposer mon colis à l'hôtel avant d'aller déjeuner.
Sans attendre le soir je téléphone à Mme... Je ne sais même pas, son nom. Heureusement j'ai son numéro de portable. Je l'appelle en vain, toujours la messagerie. Je déjeune frugalement , me dirige vers une entrée de métro pour aller passer quelques heures à Pigalle. Je suis pressé et curieux de visiter ce lieu, tellement j'en ai entendu parler. Je me retrouve au bas d'une flopée de marches d'escaliers, avec tout en haut une grande église donnant l'impression de s'écrouler. Je crois en entendre le bruit, mais ce n'est que le passage d'une cabine du funiculaire. Combien cette église pourrait contenir de chapelles de mon villages ? La réponse reste en suspens. Devant cette église, c'est comme une ruche. Plus loin, un havre de paix. Une jolie place cernée par des bistrots, des brasseries. Entre les platanes des caricaturistes, des jongleurs amusent les promeneurs curieux, flânant. Le temps passe vite, il me faut retrouver l'hôtel. Je consulte mon téléphone dont le clignotant me prévient d'un message. C'est Marine qui attend mon appel. J'arrive à la joindre, l'invite, si elle est libre bien sur à dîner avec moi. Elle accepte sans minauderie aucune pour nous retrouver à dix neuf heures trente à mon hôtel. Nous passons une soirée très agréable, je lui raconte mon après-midi, elle, reste assez vague sur ses occupations, nous parlons de choses et d'autres comme de vieux camarades, sauf que nous ne savons rien l'un de l'autre. Nous rejoignons nos hôtels respectifs en nous donnant rendez-vous le lendemain à sept heures.
Pile poil à l'heure ! Je lui propose un café qu'elle décline, je prends mes affaires posées près de moi, elle tique en voyant mon colis.
– Je vous expliquerai en cours de route, lui dis-je, avant qu'elle me pose la question.
Dès le départ elle m'interroge :
– Alors ?
Je trouve sa question un peu sèche, mais bon, mon colis doit l'intriguer. Je lui explique le pourquoi du comment de mon entretien avec mon interlocuteur. Sa bonne humeur lui est revenue, pourtant elle me questionne sur des points de détails.
Mine de rien, je rentre dans son jeu, puis je lui demande si moyennant une participation plus importante elle voudrait bien m'amener à Sclos-de-Conte pour déposer le colis à son destinataire.
Elle me répond un trop rapidement : mais oui, avec plaisir. Je suis de plus en plus intrigué par son comportement. Aussi, à la première halte, je lui pose la question sans détour :
– Marine vous êtes qui ?
– Et vous, êtes-vous le simplet du village ? Je ne crois pas, il se peut que nous suivons la même piste et nos parcours différents font que nous nous rejoignons près du but.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, expliquez-vous, vous en avez trop dit ou pas assez. Vous enquêtez sur cette affaire de détournement de fonds ?
– Trafic de cocaïne, escroqueries, blanchiment d'argent, un point d'ancrage de la mafia.
– Vous êtes sûre ? Je ne pensais pas avoir mis mes sabots dans une affaire aussi importante. Je me doutais bien d'un coup fourré. J'en ai pris conscience à la vue de ce Mr René Gath qui en plus de son nom prédestiné m'a semblé trop empressé à l'égard de ma petite personne. Qu'allons nous faire ?
– Nous allons porter ce colis à sa destinataire et nous aviserons.
En attendant je vais téléphoner à mon amie Marinette pour avoir des nouvelles de Cadichon ; mon âne déprime lorsqu'il ne me voit pas.
– Allô Marinette, tu vas bien ? Oui, et Cadichon ? Il déprime ! Bon, passe-le moi, je vais lui parler... allons mon petit Cadichon, il ne faut pas être triste, je vais bientôt rentrer, fais un sourire – (à Marine : il retrousse ses babines) – C'est bien, je t'ai acheté des carottes, des nantaises, et je te passerai la brosse à reluire. Repasse-moi Nennette maintenant. Ne t'inquiète pas, je t'expliquerai, je vis en ce moment une expérience incroyable.
Nous arrivons dans la soirée à Sclos de Contes. Trouver les bureaux de Mr Eric ne fut pas chose facile. Après plusieurs tentatives une brave dame accostée dans la rue nous renseigna, toute heureuse que nous ne lui ayons pas demandé son argent et ses bijoux.
– Le numéro et la rue se trouvent dans une impasse, nous dit-elle.
Bizarre, normalement les bureaux d'avocats et de notaires se situent dans des rues passantes avec plaques de cuivre bien astiquées. La porte d'entrée s'étant ouverte après notre premier appel à l'interphone, nous nous trouvâmes dans une cage d'escaliers plus que vétuste. Le bureau de Mr Eric se situant au troisième étage, nous empruntâmes l'escalier prenant bien soin de ne toucher ni la rampe ni le mur. Le dernier palier est encore plus mal entretenu que les autres, faiblement éclairé par une lampe poussiéreuse, pleine de chiures de mouches. A l'origine ce couloir devait abriter des chambres de bonnes. Sur l'une des moins décaties, une carte de visite punaisée à même le panneau de bois. Au dessous, écrit à la main sur une feuille de cahier d'écolier, la mention : pour tous colis ou courriers, s'adresser chez Mme Jane au village proche de St Benoist. Cette histoire se complique encore. Croyant la démarche aussi aisée que de mettre une lettre à la poste, et maîtriser la situation, qui nous échappe, je propose à Marine d'aller jusqu'à St Benoist, le village étant tout près d’ici et lui offrir le gîte et le couvert pour la nuit, mon amie tenant des chambres d'hôtes. Elle fera ainsi la connaissance de Cadichon et de Marinette.
Nous arrivons à la nuit tombée chez Jane, elle répond au premier coup de sonnette et nous ouvre sans être étonnée d'avoir devant elle deux inconnus. Elle nous fait entrer en nous demandant :
– Vous m'amenez le colis ?
– Comment savez vous que nous vous amenons un colis ?
– Depuis quelques temps, plusieurs fois par mois, des inconnus, jamais les mêmes, m'amènent des paquets que d'autres viennent récupérer. Je ne connais ni les premiers ni les seconds, mais chaque fois, ils me donnent une petite somme d'argent qui m'aide à subvenir à mes besoins. Alors !
– Quel laps de temps s'écoule-t- il en général entre le moment du dépôt et le retrait ?
– Toujours quarante huit heures, et le soir vers vingt heures.
– Pour nous, mission accomplie, nous vous souhaitons une très bonne nuit.
Nous primes la route pour rejoindre Valdaqui, Marine me laissant le volant, ayant plusieurs coups de fils à donner afin d'organiser une filature pour connaître le dernier destinataire. Nous arrivèrent au gîte tard, le dîner venant de se terminer. Je fis les présentations, le courant passa immédiatement entre Marine et Marinette, elle allèrent ensemble à la cuisine pour nous préparer un en-cas. Victor, devant l'écran de la télé, occupé à descendre en flammes des hommes bleus, des hommes rouges, des dragons, et toutes autres bestioles apparaissant sur l'écran, ne nous avait pas entendu rentrer. Je m'approchai par derrière en lui mettant les mains sur les yeux et lui demandant :
– Qui c'est ? en déguisant ma voix.
Il se dégagea rapidement, contourna le canapé, se jeta dans mes bras en me disant :
– Pépé, pépé !
Moi qui n'ai pas d'enfant et, évidemment pas de petits enfants, quel bonheur de sentir ce petit bonhomme se blottir dans mes bras. Les gens simples s'émeuvent facilement, j'en eu la larme à l’œil. La nuit était bien avancée, je pris une torche électrique d'une main, Victor de l'autre, et je l'amenai voir Cadichon. Lequel ne dormait pas, il m'avait senti arriver et il sautait de joie. Lorsque je lui donnais la carotte, et reconnut au goût que c'était bien une nantaise, il devint fou de joie et réveilla toute l'écurie.
Tout ce petit monde se leva tard le lendemain, la nuit ayant été courte. Victor, les yeux encore "poutineux" de sommeil, avala rapidement son chocolat, deux tartines de pain beurrées, puis vint me parler de son projet : il aimerait aller rendre visite à son père à dos d'âne.
– Victor, moi je veux bien, le village ou vit ton père est assez éloigné d'ici, même en partant tôt le matin, tu n'auras pas beaucoup de temps à passer avec lui. Ta mère va venir te chercher cet après midi, nous en parlerons avec elle, et nous trouverons une solution. D'autant que ce voyage à Paris m'a fatigué et que je ne vais pas reprendre de suite mes sorties avec les touristes.
L'escapade avec Victor se résuma finalement à un tour du village à dos d’âne.
Lle gang de malfaiteurs fut anéanti et les journées passèrent paisibles… jusqu’ à l'arrivée de cette nouvelle lettre… du ministère des Armées.
Monsieur Fadoli, ayant participé efficacement au démantèlement de ce réseau de trafiquants,
le ministère des armées vous remettra une médaille du mérite lors d'une réception en votre village.
***
LUCIE
Lucie raccroche le téléphone, se tourne vers l’enfant :
– Ta maman va venir te chercher Victor. Que dirais-tu d’une bonne glace en attendant ?
Hochement de tête dans un reniflement.
– J’aimerais bien à la fraise…
– Va pour la fraise, répond Lucie en souriant.
Adossée au au comptoir de son café-restaurant, Lucie relisait la lettre que tante Jane lui a envoyée par retour de courrier quand elle a aperçu le petit Victor, en larmes, courant dans la rue. Elle l’a intercepté, le fait entrer. Il s’est laisse faire, comme soulagé d’être pris en charge. Perché sur un haut tabouret, il raconte son papa parti, son gros chagrin, sa course désespérée vers nulle part. Pauvre petit bonhomme… Lucy l’ébouriffe d’une main, lui tend la glace à la fraise de l’autre.
Le café est désert à cette heure. Son dernier client, un historien du CNRS à la recherche de documents cadastraux des XIIIe et XIVe siècle, est parti depuis un bon moment, tout comme Gérard, l’écrivain. Ce dernier a pris son café au comptoir pour discuter avec elle ; il lui a gentiment demandé si elle avait pu écrire sa lettre, a semblé sincèrement heureux de la tournure que prennent les événements pour Lucie.
La jeune femme s’installe face à Victor :
– Alors Victor, cette glace ?
– Trop bonne !
L’enfant sourit à présent. Une histoire de plus à rajouter au silence, pense Lucie. Elle aime cette heure tranquille où, dans le café, le silence revient tout chargé des conversations, des confidences, déposées là par les vies qui se croisent. Murmures ténus qui flottent au-dessus des tables, s’irisent sous les lampes, s’accrochent aux murs.
Le bruissement de la lettre au fond de sa poche la ramène au réel. Elle repense à l’histoire que Jane lui a racontée. Une histoire bien banale en fait : un homme, deux femmes. L’homme a choisi Jane. Jade, blessée, a supprimé tout ce qui de près ou de loin avait un lien avec sa sœur, sauf la broche à la perle, allez savoir pourquoi…
Lucie sourit à la franchise de Jane. Grâce à elle, le secret angoissant qui étouffait sa vie s’est évaporé. Aujourd’hui, elle se sent solide et sereine. Elle va bientôt rencontrer sa tante, et même sa cousine. Car tatie Jane a une fille qu’elle a prénommée… Jade.
Il n’aurait pas fallu que sa mère lui donne, elle aussi, le prénom de la tata ! Cette histoire est déjà suffisamment embrouillée ! Dieu merci, Lucie s’appelle Lucie, comme sa grand-mère. Elle aime bien cette idée de prénoms que l’on se transmet de génération en génération. Comme un patrimoine familial. Des Jane, Jade, Lucie qui courent indéfiniment sur la boucle d’une lemniscate…
Derrière la vitre, une silhouette se profile. Nadia, la maman de Victor entre dans la pièce, serre son fils contre elle.
Le soir descend sur la place, bientôt les habitués de l’apéro vont arriver, Zézette, Louis avec son âne, Sandra et Eric…
Demain, tatie Jane sera au village. Elle a rendez-vous avec Rémy, son gendre, ici, à l’Auberge des Remparts. Encore une histoire de famille compliquée, semble-t-il. Jane est restée évasive sur le sujet et Lucie n’a pas tout compris, toute à la joie de faire... ou refaire connaissance avec sa famille retrouvée…
Le lendemain, le chercheur du CNRS s’installe en terrasse. Peu après, une vieille dame s’approche, hésitante, s’installe à la table du chercheur, une conversation s’engage entre eux. Lui semble très à l’aise, elle un peu tendue. Derrière son comptoir, Lucie les observe. Leur discussion se termine rapidement, ils se lèvent, le chercheur s’en va, la vieille dame entre dans le café, regarde Lucie en souriant.
– Bonjour Lucie…
Un bref instant de flottement tangue sur le visage de Lucie, puis la joie dans les yeux.
– Jane ? … Bonjour tatie Jane, je suis tellement contente de vous rencontrer enfin ! Venez, asseyez-vous. Là, nous serons tranquilles.
Les deux femmes prennent place autour d’une table un peu à l’écart. Lucie, les joues rosissantes, s’exclame :
– J’en oublie de vous proposer quelque chose à boire… ou à manger si vous préférez… Dites-moi…
– Merci Lucie, je n’ai pas faim du tout, et je me suis désaltérée en compagnie de mon gendre, Rémy, à l’instant.
– Ah ! C’est donc lui le mari de ma cousine… Il est déjà venu manger ici, on avait bavardé, il m’avait parlé de ses recherches…
– C’est lui, confirme Jane en ôtant le foulard qui entoure son cou.
Lucie tressaille. Sur le chemisier de sa tante, le bijou, la lemniscate à la perle.
– Jane… cette broche… j’ai la même…
– Je sais Lucie, répond Jane d’un ton apaisant, c’est moi qui l’ai offerte à ta mère. Et elle m’a offert celle-ci. C’est tout bête, tu sais. Un jour, en faisant du lèche-vitrine ensemble, nous avons remarqué ce bijou. Il lui plaisait beaucoup, alors, sans rien dire bien sûr, je suis retournée le lui acheter pour son anniversaire. Mais elle a eu la même idée et en a fait autant, si bien que nous nous sommes offert mutuellement le même cadeau. Je te laisse imaginer nos têtes respectives quand nous avons ouvert nos paquets !
Les yeux de Jane rient, malicieux. Une interrogation traverse ceux de Lucie.
– Tu te demandes pourquoi on a ouvert nos cadeaux ensemble ?
Lucie sourit, acquiesce.
– Nous avons deux ans et deux jours de différence avec ta mère. Nous avons toujours fêté nos anniversaires ensemble… enfin, jusqu’à celui-ci, ajoute Jane. Cette broche a été notre dernier cadeau. La suite, tu la connais…
Elle soupire, se tourne vers la salle.
– Tu as bien modernisé l’auberge, Lucie, c’est très accueillant.
– Merci tatie. A la mort de maman, j’ai tout refait à neuf. Vous avez connu avant ?
– J’y ai même fait des extras l’été. C’est ici que j’ai connu mon mari.
Jane baisse les yeux, sa main droite fait tourner l’anneau d’or qui orne son annulaire gauche. Lucie laisse le moment de silence accueillir l’émotion, puis prend une mine espiègle pour dire :
– Si le cœur vous en dit, tatie, je vous engage pour l’été !
– Merci ma chérie, répond Jane en riant, mais je ne suis pas sûre que tu fasses une bonne affaire. D’ailleurs, l’heure tourne, tu vas te mettre en retard à papoter avec moi. Je dois m’en aller à présent, mais je reviendrai. Maintenant que l’on s’est retrouvées, on ne se perdra plus. Promis ?
– Promis tatie. Reviens quand tu veux.
Le tutoiement pour sceller la promesse. Jane s’en va à pas menus, Lucie, la regarde partir, les yeux pleins de tendresse.
Ce soir, Lucie, accoudée à la balustrade de son balcon, goûte le moment tranquille. Les derniers rayons de soleil colorent le ciel de rose. Dans le lointain, les montagnes adoucissent leurs crêtes, se fondent dans un sfumato d’un bleu délicat.
– Bleu comme la perle, pense Lucie. Et flou comme ma mémoire. Je savais sans savoir.
Depuis qu'elle a retrouvé tante et cousine, elle a le regard plus clair Lucie, avec quelque chose d’apaisé, quelque chose comme le sentiment d’avoir réussi une quête. Elle se sent libérée. De quoi ?… elle ne sait pas trop, mais elle n’est plus la même, c’est sûr ! Un monde étriqué pulvérisé… oui, c’est ça. Et l’envie de vivre, de rire… d’accepter l’invitation de Philippe, peut-être… Il serait mon cavalier aux fiançailles de Sandra et Eric... Oh ! La tête de Bernadette ! Jade, avec ses antennes ultra-sensibles, a bien compris que lui et moi… Elle est chouette, Jade, ma cousine, et bientôt mon amie, j’espère… Il faudra que je demande à son mari, l’érudit Rémy, ou au professeur Simon Mallevialle, l’origine de la lemniscate… Ça doit remonter à l’Antiquité ce truc-là.
– Tu seras mon dernier bijou, dit-elle en caressant la broche. Je n’ai plus envie de chercher les bijoux anciens… plus besoin en fait.
En bas, dans la ruelle, Louis passe avec son âne, le petit Victor à califourchon. Nadia suit avec Gérard… Ces deux-là… J’ai bien fait de suggérer à Gérard d’écrire sur le village. Il s’en passe des choses, mine de rien ! D’ailleurs, j’ai bien envie de m’y mettre, moi aussi, à l’écriture… je pourrais raconter l’histoire de la lemniscate… Je la dédicacerais comme ça : A tatie Jane et à sa fille, Jade… Oui, c’est ça. Dès demain, je m’inscris à l’atelier d’écriture.
***
RÉMY
Rémy et Simon reviennent de leur journée laborieuse et franchissent la porte de L’Auberge des Remparts. Une délicieuse odeur d’Estofinado les accueille. Ils s’attablent fourbus et affamés. Lucie apporte déjà une bouteille de rouge d’Entraygues et un plat fumant. Ils se servent. Simon souffle sur sa fourchette : Hum ! Fameux ! Il faudra attendre quelques bouchées pour que la discussion reprenne.
-Je pense que Gérard qui écrit un roman historique apprécierait toutes nos recherches.
Rémy fronce les sourcils :
-Gérard ?
-Oui, Gérard Pierredefontaine qui habite votre village ! Il m’a contacté pour un détail de lettre épistolaire incluse dans son roman, très intéressant par ailleurs, tu devrais le lire !
Rémy revoyait ce rêveur, comme lui, qu’il croisait lors de ses balades sur le causse. Un salut, quelques banalités échangées, un discret ce Gérard. Je n’aurais jamais imaginé que …
-Je ne savais pas qu’il écrivait un roman. Tu as raison je vais m’en procurer un exemplaire et me le faire dédicacer.
Puis les préoccupations de la journée reprirent le dessus.
-Finalement toute cette énergie pour pas grand-chose !
-Ne dis pas ça Rémy, nous avons exploré plusieurs pistes,
-Oui, je sais. Le cadastre : trop récent ! Le château et sa bibliothèque qui remonte au treizième siècle : rien non plus !
Simon fait la moue,
-Je ne suis pas tout à fait d’accord, Rémy, tu y as découvert le tracé de ce long sentier entre les terres du château et celles des Templiers : une trace tangible, tu ne peux pas le nier !
Rémy sauçait avec attention son assiette.
-Oui, mais quoi ? Trois kilomètres de marche et rien là aussi !
-Finalement, enchaîne Simon, cette question d’ombre à toute son importance (À l’ombre de la croix, le ciboire… dit le texte) encore faut-il savoir dans quelle direction !
-Oui, une fois que l’on aura trouvé ce que l’on cherche !
Simon, l’air étonné :
-Et bien, une croix ou un calvaire, ça me semble clair non ?
Rémy encaisse. C’est vrai que de ce côté l’hésitation n’est plus de mise. Simon Mallevialle référent médiéval de la collection 10/18 il ne fallait pas trop le chahuter. Il essaye de reprendre l’initiative :
-La position du soleil, voilà la réponse. Cette satanée ombre se déplace au long de la journée. Vers l’Ouest au soleil levant, vers l’Est au soleil couchant…
-N’oublie pas l’ombre sur elle-même à midi complète Simon.
Rémy hoche de la tête.
Lucie s’approche de la table, mains sur les hanches :
-Je vois que mon plat vous a plu, ça me fait plaisir. Que diriez-vous d’un petit Rocamadour ou d’une divine tourtière fine comme les ailes d’un ange servie avec des pruneaux d’Agen ?
Simon regarde Rémy :
-Est-ce bien raisonnable ?
-Mais oui, mais oui ! Fait confiance à Lucie. Un cordon bleu comme elle, il n’y en a pas deux dans la région.
Lucie débarrasse la table et s’éloigne les joues roses.
-Et les ailes alors ? « Les bêtes aux pieds d’argent s’abreuveront sous l’aile de la croix » Est-ce une direction suggérée ? A proximité immédiate ? Éloignée ?
Autant de questions sans réponses…
Simon un instant songeur, le regard perdu dans son verre à moitié vide, résume le travail des derniers jours :
-Le paysage a tellement changé, combien de constructions nouvelles ont modifiées la physionomie du village et de ses environs. On a ausculté les trois calvaires actuellement visibles et qui remontent au jubilé de 1833 je te rappelle.
Celui au Nord du village apparaît sur une placette entourée de maisons, son orientation Nord / Sud ne semble pas convenir.
Celui sur la route de Laissac a été déplacé pour permettre à la nouvelle voie de passer. Là les repères sont brouillés.
Celui plus isolé sur la route de Gleysenove, au lieu dit Boussac, est positionné sur un ancien sentier, à proximité de la ferme démolie. N’oublie pas la ferme à proximité dont la construction remonte à 1901 (à en juger par le linteau de la porte d’accès) et qui barre l’horizon au Sud.
Ce calvaire ne semble pas avoir été déplacé. Nous nous y sommes attardés, cherchant un indice plus fiable. Qu’avons-nous trouvé ?
Aucun indice sérieux. C’est vrai qu’en remontant vers le village on a débusqué ce renard arrêté en travers du chemin et qui s’est enfoncé dans ce taillis à proximité du calvaire. Tu as été plus curieux que moi. Cette petite cavité-là, en demander le débroussaillement je n’y aurais pas pensé…
Rémy ne le quitte pas des yeux. Tout avait été passé au crible, la bonne méthode. On finira par trouver …
Deux heures sonnent au carillon de la Mairie. L’ombre se fait discrète sur chaque chose. Les tables de la terrasse, les arbres de la place, les maisons alentour, aucune ombre ne déborde. Tout semble concentré, recroquevillé sur soi.
Simon et Rémy se lèvent et s’apprêtent à sortir de l’auberge. Simon s’engage pour traverser la place écrasée de soleil. Rémy rêve face à ce paysage figé, puis soudain :
-Simon, l’ombre !
-Oui ? Il faut bien la chercher cette ombre aujourd’hui. Il n’y a qu’à l’intérieur que l’on peut la trouver !
-Ce n’est pas ce que je veux dire, l’ombre … L’ombre est à la verticale et il est quatorze heures !
-Évidemment ! Tant que nos politiques ne changeront pas, on aura toujours deux heures d’avance sur l’heure réelle.
-Oui ! C’est bien ce à quoi je pense. Le calvaire portera son ombre sur lui-même à quatorze heures et non à midi…
Ils se regardèrent tous les deux figés par cette découverte évidente.
Les ouvriers du génie rural envoyés par les services techniques de la mairie s’étaient affairés à débroussailler la cavité indiquée par Rémy.
A un certain moment, les lames d’un appareil avaient heurté un bloc rocailleux. Passé le juron de l’employé, une pierre moussue visiblement taillée, à demie enterrée était apparue…
Rémy avait sentit son cœur palpiter. Est-ce que la chance, allait enfin se manifester ? Il confirma de la dégager. Quatre pour la manipuler, ils ne furent pas de trop. La face contre terre, souillée fut aussitôt brossée. La chance confirma qu’elle avait son mot à dire.
Un agneau sculpté surmonté d’une croix palmée discoïde apparut sans ambiguïté. Rémy, subitement calme, basculait son regard du calvaire vers leur récente découverte. Mais quoi ? La réponse était là. L’évidence qu’il s’acharnait à découvrir. Cet élément sculpté qui gisait au sol, était-il le complément de la stèle d’origine ? Mais alors la stèle du jubilé qu’il apercevait clairement avait été scellée sur le socle de l’ancienne croix ! Était-ce possible ? Cette découverte augmenta sa tension. Il téléphona à Simon, occupé à poursuivre une autre piste sur internet : l’examen de textes anciens qui auraient pu indiquer une quelconque sécession de l’Ordre sur le plateau du Larzac. Celui-ci interrompit aussitôt ses recherches et s’empressa de le rejoindre. Sur place, l’évidence accrochait le regard. Sans aucun doute il s’agissait bien d’une sculpture de l’époque templière.
Rémy aussitôt brûlait les étapes. Le texte faisait référence à une ombre portée qui devait indiquer une direction.
-Certes, enchaînait Simon, cette question d’ombre à certainement son importance, mais à en juger par la configuration des lieux, je ne vois pas trop…
A l’Est un talus et un pied de colline où d’ailleurs aucune résurgence ne semble n’avoir jamais existé (ce qui annule la suite du message : des bêtes qui s’abreuvent)
-Au Sud la ferme récemment construite (linteau gravé avec 1901) élimine toute possibilité, sans compter que l’ombre portée sur la croix nous interdit d’apprécier l’ombre de la croix elle-même au soleil couchant…
Rémy regardait sa montre, effectivement il était midi passé et la croix n’était pas au soleil… Une déception de plus.
Depuis, la découverte de la place écrasée de soleil à la sortie de l’Auberge des Remparts avait marqué les deux chercheurs. Ils s’y rendirent le lendemain à midi et attendirent quatorze heures.
Que ces deux heures furent longues à passer… Au fur et à mesure que la courbe du soleil grimpait, l’ombre de la croix se ra menait vers elle-même, au point d’être limitée au socle à l’heure dite…
Ils décident sur le champ de desceller la croix du jubilé à l’endroit où, cela semblait être le cas, elle avait été scellée sur le socle existant.
Du matériel adapté avait été acheminé. La stèle templière repositionnée sur le socle. Rien d’évident dans ce montage…
La direction de l’Ouest indiquée par une branche de la croix s’orientait à perte de vue vers un vallon ensemencé de blé qui aurait pu, (dans un endroit à trouver), recueillir l’eau d’une résurgence, mais où ?
Des recherches futures avec l’aide d’un fontainier seront envisagées, mais les circulations d’eaux souterraines depuis tant de temps s’étaient certainement déplacées.
Rémy reste perplexe quand à ce socle n’ayant à priori pas bougé depuis son origine…
Pour la énième fois il cherche dans ce bloc de pierre taillée une autre émotion, plus forte que celle qu’il avait ressentie lors de la découverte. Aucun repère ne peut l’aider. Puis tout à coup, il est ailleurs. Il revoit le travail accompli à l’époque. La solitude de ces hommes qui avaient caché ici dans le silence et le vent ce qu’ils avaient de plus précieux, que personne ne devait découvrir… enterré … muré… tel un trésor de Pharaon … pour toujours…
Il demande la dépose du socle et ordonne que l’on creuse en dessous.
Là, à quatre pieds de profondeur, ils découvrent un coffret avec divers objets liturgiques en très mauvais état, à aucun moment ils n’imagineront qu’il pouvait y avoir un autre coffret quatre pieds plus profond (vous lecteur vous savez qu’il y avait quelque chose en dessous, n’est-ce pas ?)
La stèle du jubilé fut rescellée, la croix templière fut transportée au musée de la Commanderie à Sainte Eulalie de Cernon ainsi que le coffret avec son contenu. Les recherches abandonnées… jusqu’au jour ou peut-être l’on découvrira l’emplacement de l’ancien « point d’abreuvage des bêtes »…
Est-ce une légende ?...Est ce la réalité ?
Hum…allez savoir ?
En cette fin de journée, attablé à la terrasse de l’Auberge des Remparts, je rêvasse à cette question : « Mais comment ont pu naître ces personnages ? »
Comme ça ! Imprévisible combinaison entre les contraintes du texte imposées par Mado, les besoins du récit qui s’alimente lui-même, les hasards de la rêverie, les lectures passées, les gens que l’on côtoie. Mais en y réfléchissant bien, ce n’est pas leur naissance qui est importante, c’est leur existence qui s’épaissit au fur et à mesure.
D’une table à l’ombre derrière moi, s’élève un dialogue entre Gérard et Philippe.
-Un scénario improbable, des acteurs inconnus au générique, mais des dialogues ciselés, une mise en scène bien tenue, des rebondissements à dérouter…
Philippe qui en est à sa troisième bière face à un empilement de soucoupes avec noyaux d’olives, enchaîne :
-Eh bé ! Il risque de remporter la palme d’or à Cannes ce film !
-Mais qui te parles de film ? Je te parle du village et de notre roman « Destins croisés ».
Sur ce, Gérard s’arrête et avec un sourire malicieux à l’air de dire :
« Tu me suis ? »
Pas vraiment…
Philippe, le regard vague, termine sa gorgée et enchaîne :
-Quand j’étais petit, je savais que j’avais terminé un livre en voyant écrit « Fin ». Alors je pouvais le ranger dans la bibliothèque. C’était simple, non ?
Bernard a tout compris :
-Très simple… Tu l’auras ton mot magique…
FIN
***
SIMON et RÉMY
Simon rencontra donc Gérard Pierredefontaine peu après. Il l’avait convié entre ses murs, dans le salon transformé au fil des ans en annexe de son bureau ; et ce fut un moment sympathique et léger, avec un écrivain intéressé et humble, d’une grande honnêteté concernant ses connaissances sur la période médiévale. Rien à voir avec ceux qui vous balancent leur manuscrit de Fantasy en vous exhortant de lui donner le vernis d’un Moyen âge archétypal où se côtoient châteaux forts, princesses en détresse, chevaliers en armure et animaux fabuleux. Là, les recherches avaient été menées avec sérieux, et seuls d’infimes détails auraient pu faire tiquer le spécialiste un peu sourcilleux.
Leur rencontre avait néanmoins été écourtée par les contingences de leurs emplois du temps respectifs, et Simon ne fut pas vraiment surpris d’être recontacté par Gérard quelques jours plus tard. Sans excès de civilité, mais plutôt dans la perspective de reconduire en échange gagnant-gagnant où tous deux s’étaient complus, il conviait Simon à un déjeuner informel, dans une auberge qu’il connaissait au cœur d’un village voisin, le mercredi en quinze.
Simon reçut le matin suivant un courrier de Rémy Taillade, qui lui renvoya ce sentiment habituel de l’animal de compagnie recevant la caresse espérée en secret : il était flatté. Rémy lui servait du « Mon cher Simon » et du « Cher ami », et même s’il se convainquait qu’en chercheur installé, aux nombreuses attributions, Taillade devait avoir l’amitié épistolière facile, la formule venait cajoler l’estime toujours flageolante qu’il avait de lui.
Leurs rapprochements, professionnels, avaient pris un temps, grâce à la faconde de Taillade, qui avait l’art de mettre chacun à l’aise, des allures oscillant entre la considération et la camaraderie ; et Simon se souvenait du plaisir à partager avec lui, alors, l’expertise commandée par les Monuments Historiques lors de la rénovation de l’église de Conques. En spécialiste doublé de l’intellectuel local, Taillade avait tout dirigé d’une main de maître ; Simon s’était entretenu silencieusement avec les vitraux et les sculptures. En point d’orgue de leur travail, dans l’église à l’acoustique rénovée, le concert de Jordi Savall, où Nicolas Hotman, les Sieurs de Machy et de Sainte-Colombe et surtout Marin Marais, étaient revenus pleurer sous ses doigts avec les cordes des violes. La seule évocation des sanglots graves des Tombeaux ce jour-là replongeait Simon dans un état sublimé où l’excitation le disputait à l’extase dans une alchimie résolument troublante.
Puis ils s’étaient moins croisés. Et là, le courrier de Taillade, dans la foulée de leur dernier échange, tirailla Simon de sentiments complexes où se mêlaient perplexité et euphorie. Il tomba avec justesse sur ses angoisses complexées attisées par ce qu’il nommait entre lui « l’épisode de Malmö ». Taillade requérait à nouveau son aide dans l’exploitation du texte qui accompagnait l’amphisbène ; texte obscur et partiel - « A l’ombre du repère, les bêtes aux pieds d’argent s’abreuveront. Ses ailes les guideront. Ciboires et cavaliers jumeaux sur le même cheval abondent… » - que l’ambiguïté symbolique des termes catalysait dans le sibyllin.
Avant de réfléchir plus avant, Simon s’empressa de griffonner ce que chaque mot pouvait évoquer dans la symbolique médiévale ; dans ce milieu conquis au feu de la lecture, de la relecture, des subtilités des traductions depuis le grec, l’hébreu et l’araméen, et de l’annotation tatillonne, il évoluait aujourd’hui en mode semi-automatique. Il relut, biffa, puis s’efforça de domestiquer le flot initial de ses pensées en les ordonnant dans un tableau :
Termes | Symboles possibles |
Ombre | = présence protectrice de Dieu = repos et rafraîchissement = état passager, éphémère | obscurité et la mort |
Repère | ? |
Bête(s) | = état de l’homme qui est sans relation avec Dieu |
Pied(s) | = image de la marche de l’homme durant sa vie = purification de la marche |
Argent | = vérité (couleur) ou sagesse (métal) divines | = figure du prix payé pour le rachat des pécheurs. |
Aile(s) | - l’envergure et la force = figures des soins de Dieu en faveur des siens - guérison |
Ciboire | - la colère divine - l’épreuve - l’action de grâce - la destinée -la Nouvelle Alliance coupe de bénédiction = sang versé pour l’Humanité | = souffrances coupe de feu et de soufre, coupe de la colère ou de la fureur de Dieu |
Cavalier(s) | = protection | = messager de la mort |
Jumeaux | = attestation ou témoignage suffisant |
cheval | = blanc, puissance de la lumière sur les ténèbres ; roux ou rouge-feu, l’amour finissant ; noir, les malheurs ; pâle, blême ou verdâtre, la mort spirituelle | = manque de confiance en Dieu = orgueil = victoire des Martyrs ou course victorieuse du chrétien |
Mais rien ne jaillissait vraiment, et comme le suggérait la suite de la lettre de Taillade, le mieux était d’aller « se frotter au terrain » pour reprendre l’adage d’un vieux professeur de l’Institut de Géographie qui exhortait les étudiants à chausser de bons godillots pour parcourir le monde plutôt que d’en lire les descriptions rapportées. Le souvenir de cet appel au réel trouvait un écho dans l’invitation du chercheur à le rejoindre prochainement en commençant par un bon repas avant d’explorer physiquement les alentours. Il prit la peine de répondre par mail, et la brièveté de sa réponse, positive, rendait bien mal compte de la peine qu’il avait prise à dissimuler sous une avalanche d’adverbes son exaltation.
Les élèves du lycée qui n’étaient pas libérés par les révisions du bac, étaient regroupés pour la semaine dans le cadre d’un programme de sensibilisation à la protection de l’environnement sous forme de course d’orientation, de débats et d’ateliers sur l’île de la Barthelasse. Simon, qui était cette année de correction des épreuves du bac, avait été dispensé d’y participer. Il put donc proposer à Taillade une entrevue « en viande », comme disait sa grand-mère, dès le lendemain.
La préparation de cette escapade posa à Simon la question de la cravate. Ses échanges avec Taillade, cantonnés au domaine professionnel, avait jusqu’à présent laissé peu de place aux litanies de politesses mais requéraient de sa part, il en était convaincu, une certaine déférence, bien que Taillade pour sa part affichât toujours une forme de décontraction évidente. Si Simon se voyait invariablement un cran en dessous du chercheur du CNRS, et tergiversait longuement in petto sur la forme de leurs rapports, Taillade ne s’embarrassait pas.
Il cueillit Simon dès son arrivée à l’aéroport de Rodez, s’adressant à lui avec une aisance où s’exprimaient l’habitude de la prise de parole, une forme de respect confraternel et une simplicité toute provinciale que trahissait, parfois, l’intonation chantante de son accent rouergat. Il les conduisit sans regarder la route qu’il connaissait par cœur, discourant des curiosités de la région au gré des digressions qu’il faisait à partir des mystères de son parchemin.
L’Auberge des Remparts où ils s’arrêtèrent avait la rusticité des Causses : les murs de la grande pièce avaient été chaulés ; les feux de bois avaient parfumé l’atmosphère intérieure ; des gros bouquets secs de chardons bleus garnissaient les tables et le patron roulait les « r » comme le Tarn les galets au fond de son lit. Taillade était là en habitué, et avec son énergie habituelle, s’occupa de tout. Simon, qui n’avait pas coutume de faire bombance, et avait adopté sans trop y penser le rigorisme de son enfance, où l’on se nourrissait pour vivre sans prendre plaisir à manger, décida de se laisser faire.
Bien lui en prit ! Les plats étaient typiques des campagnes où une gastronomie simple s’était développée, à base de produits du terroir et de saveurs marquées. Insensiblement, Simon se détendit. Ils avaient attendu le café pour reprendre leur enquête, devisant jusqu’alors, entre les bouchées, de leurs recherches actuelles et à venir. Alors que l’abondance des mets aurait pu les plonger dans une torpeur postprandiale, c’est au contraire tout ragaillardis, tels des gamins préparant un coup douteux, qu’ils reprirent leurs réflexions, penchés sur une copie du document qui occupait toute la table.
- « Bon, sur la carte la plus ancienne que j’aie pu trouver, la Cassini de 1781 dressée à partir de relevés des années 1766-1780, j’ai distingué l’ancien Comté de Rodez du Comté du Rouergue, puis les différentes propriétés des commanderies. J’ai aussi annoté certains lieux mentionnés dans des documents contemporains du parchemin. Mais là, je sèche un peu. Vous avec une idée, Simon ? »
Simon, absorbé par son analyse du document qu’il découvrait, l’écoutait à peine. Il songeait à la première description de l’amphisbène dans l’Encyclopédie de Brunetto Latini au XIIIème et s’efforçait de trouver une cohérence à sa représentation avec les bribes du texte. Levant la tête, il fixa Taillade dont le doigt cheminait sur la reproduction de la carte de la région qu’il avait posée sur ses genoux.
- « Attendez, reprenez ce que vous disiez sur la chronologie de l’acquisition des propriétés par les différentes commanderies ! »
A peine surpris par le ton un rien péremptoire pour une fois de Simon, mais sentant confusément qu’il était sur une piste, Taillade relut la note qu’il avait résumée, lentement. Simon sembla gribouiller quelque chose sur un feuillet de son calepin tout en jetant de fréquents coups d’œil sur la carte où Taillade désignait les lieux au fur et à mesure qu’il les égrenait. Quelque chose dut se dessiner, car Simon s’empourpra légèrement.
- « On va tout refaire sur la carte elle-même, mais je crois qu’on tient le début d’une bobine. J’ignore si elle se déroulera jusqu’au parchemin, mais il faut essayer »
Il passèrent l’heure suivante à tracer de surprenantes figures géométriques avec une fièvre grandissante ; et bien avant d’avoir fini, ils devinèrent ce qui apparut avec le dernier trait : un point de concours de l’ensemble des possessions templières, qui ressemblait de surcroît à s’y méprendre au barycentre de la figure finale – mais l’excitation de la découverte majorait la vérification mathématique immédiate ainsi reportée – crevait la carte comme l’origine de toute chose.
- « Il faut repartir de là », affirma Simon.
Taillade lança à l’aubergiste qu’il le paierait plus tard, et tous deux sortirent presque en courant jusqu’à la voiture du chercheur. Ils s’installèrent dans le véhicule : Simon conduirait, et Taillade, les yeux dansant du paysage à la carte, le guiderait.
***
SIMON et GÉRARD
Simon n’interrogea que quelques secondes son reflet dans le miroir qui tenait une cravate entre ses doigts à hauteur de gorge, avant de la jeter sur le lit et de s’élancer hors de la maison en bras de chemise dans une chaleur déjà prégnante.
Devant l’auberge, il hésita. Des tables et des chaises, à l’ombre doublée d’un grand platane et de parasols jaune et bleu, avaient été déployées sur la place, mais à cette heure pourtant dédiée au rafraîchissement de l’apéritif, elles restaient désertes.
Pousser la porte de l’établissement l’embarrassait car il lui faudrait affronter les regards interrogatifs des habitués qu’il ne connaissait pas ; et d’ailleurs, si Gérard Pierredefontaine n’était pas encore là, valait-il mieux l’attendre dedans au risque de le manquer s’il lui s’arrêtait dehors?
Dansant d’un pied sur l’autre en faisant mine de lire la carte, Simon sentait monter l’inconfort de la timidité alors qu’une pensée ajoutait un fin saupoudrage d’angoisse supplémentaire : et si Gérard était à l’intérieur ?
- « Ah, vous êtes arrivé avant moi ! Vous n’avez pas trop chaud ? »
Gérard Pierredefontaine, tout en chemise lui aussi, une veste claire pliée au creux du coude, sacoche à l’épaule, la mine incarnadine d’avoir pressé le pas sous le soleil, arriva comme un vent léger qui dissipa sa circonspection devant l’auberge.
- « J’arrive à l’instant », mentit-il à demi en avançant une main droite largement ouverte qu’il espérait ne pas être trop moite. L’impression de leur poignée oscilla entre la politesse de ceux qui ne se connaissent suffisamment pas encore et la chaleur de du plaisir de se retrouver.
Ils convinrent ensemble de s’attabler dehors, espérant que la chaleur ne serait pas trop incommodante et profiter ainsi du calme de la place.
- « Vous prendrez un apéritif, professeur ? », s’enquit Gérard, hésitant sur la manière dont il devait s’adresser à Simon.
Ce dernier s’efforça d’arrondir les angles de la bienséance en prenant le parti de la détente :
- « Je vous en prie, ne me donnez pas du « professeur » ni du « monsieur » ; j’entends ça toute la semaine. Appelez-moi Simon, ce sera plus simple ! »
Gérard sourit en s’appuyant contre le dossier de sa chaise, satisfait de la tournure cordiale que prenait le déjeuner.
- « Pour l’apéro, alors, Simon ? » demanda-t-il comme s’il goûtait une friandise.
- « Ma foi, vous m’avez honoré de votre confiance lors de la relecture de votre manuscrit ; je vous la rends en ce qui concerne le déjeuner », répondit Simon, qui n’était pas particulièrement gourmet et avait pris, de ses décennies de célibat, des habitudes de frugalité, avec l’impression de passer un plat trop chaud à son voisin de table. De fait, le sourire avec lequel il accompagna ce propos était pour le moins paradoxal.
Mais Gérard sembla plus à l’aise encore, se redressa, plia les jambes qu’il avait allongées sous la table sous sa chaise, et agita le bras afin de signaler leur présence au personnel de service de l’auberge.
Il allait se lever, faute de réponse, quand elle apparut après avoir ouvert la porte, de l’autre côté de la rue, avançant vers eux. Dans le soleil, tout en cheveux de lumière et légèrement vêtue pour supporter la chaleur, Lucie, l’aubergiste, s’approcha pour prendre leur commande.
De cette rencontre, au-delà de leur sympathie, Simon devrait garder longtemps la honte cauteleuse de ses moyens perdus dans le commerce avec les femmes quand il s’écarte du biais professionnel ; et sa muette admiration qui se tinta d’un son aigrelet de jalousie devant la faconde de Gérard. L’écrivain, en effet, se transforma à chaque retour de l’aubergiste qui semblait y prendre un certain goût, et en tout cas, son temps : il parlait avec tout son corps, souriant des yeux, complimentant des mains, ivre d’une légère assurance qui lui valait en retour force sourires et un intérêt qui ne paraissait pas feint. Il était l’auteur qui enchantait la terrasse, quand Simon se trouvait renvoyer au rôle de faire-valoir. Il en eût éprouvé une rancœur certaine si Gérard n’avait pas été aussi désespérément sincère ; et prit le parti de se réjouir de la scène à défaut d’y jouer vraiment.
...
SIMON, la fin de l’histoire...
Le soleil irradiait rose, irradiait d’or, les volets pensifs des hautes bâtisses qui gardaient au frais les habitants du village. La chaleur inscrivait l’été dans les ruelles qui sinuaient entre les murs de pierres et autour de la place où Simon, comme à l’accoutumée, avait garé sa voiture. Bientôt, les festivités estivales confisqueraient cet espace au bénéfice des touristes.
Il savait que la touffeur de l’air l’abattrait dès qu’il sortirait de l’habitacle, et il resta assis devant son volant, profitant de la fraîcheur résiduelle de la clim qui avait fonctionné durant tout le trajet.
Ces derniers jours avaient bousculé son quotidien, et Simon sentait fourmiller un contentement qui confinait au bonheur ; celui du sens de la raison d’être ; de l’évidence de la réponse à tous les « Mais qu’est-ce que je fais ici, bon sang ? ». Biffées à la saveur des rencontres, toutes les réflexions désespérantes, toutes les mines affligées qui lui avaient semblé lui lancer si souvent de l’autre côté du miroir « Mais tu t’es vu, mon pauvre Simon ? ».
L’année scolaire finissait ; il avait bouclé le texte et sélectionné les illustrations de ses interventions prochaines dans le cadre des Rencontres Historiques de l’Enclave des Papes ; et il venait de partager de bons bouts de temps et quelques connaissances avec ce qui lui semblait bien être de la délectation.
Généreux, Gérard Pierredefontaine avait insisté pour mentionner son aide en exergue de son roman. Cette perspective titillait agréablement l’ego de Simon qui repoussait à toujours plus tard la rédaction d’un ouvrage propre. Et au-delà, ces moments partagés avec l’écrivain s’étaient révélés pleins d’une bienveillante humanité qui faisait si souvent largement défaut à sa vie.
Autant qu’il pouvait s’en souvenir, il avait toujours été seul. Fils unique, dans une famille de Protestants dont l’histoire s’émaillait de massacres et de fuites de refuges en déserts, ses souvenirs d’enfance le revoyaient seul ; seul et silencieux.
Son père ne paraissait vivre que pour sa pharmacie et la collecte de serpents dont il conservait les plus beaux spécimens dans des bocaux exposés encore dans l’officine fermée. Le Maire sollicitait fréquemment Simon pour louer ou racheter les murs de la boutique, mais il hésitait, et les ophidiens formolisés attendaient dans leurs cages de verre. Dans ses escapades naturalistes, son père allait seul, et Simon aujourd’hui préférait penser que seule la volonté d’éviter le danger à son petit garçon en était la cause.
Sa mère ne parlait pas. Elle lavait. Simon avait réalisé après son décès, plus de dix ans auparavant, que les souvenirs qu’il avait d’elle, c’était ses mains, rougies et usées par les serpillières d’eau savonneuse dont elle frottait inlassablement les dalles du sol de leur vieille maison. Chaque fois qu’il essayait de penser à elle, lui revenaient des images de sol mouillé à laisser sécher et des odeurs persistantes de savon noir.
Lors de sa nomination au lycée Aubanel, il avait acquis un petit appartement, intra-muros, dans la rue fraîche et ombragée des Teinturiers, où demeurent encore quatre roues à aubes, vestiges de l’intense activité manufacturière de la ville aux temps des moulins à garance et des filatures de soie. Il y avait aimé l’atmosphère de village, avec les galets de la calade et les platanes, habitée encore par l’esprit de Laure de Noves, le grand amour de Pétrarque. Situé au dernier des trois étages, vieillot et exigu, l’appartement s’ouvrait sur le toit en terrasse, immense, où le regard pouvait embrasser toute la Cité des Papes, et bien au-delà.
Il l’avait aimé, mais il était revenu très vite auprès de ses parents vieillissants, dans la maison familiale de Mérindol, à quelques pas du castrum qui abrite aujourd’hui un mémorial du martyr vaudois. Il avait accompagné la fin de leurs vies, trouvant parfois pesant leur trio, d’abord, puis cette improbable vie de couple avec son père après la disparition de sa mère, durant quelques années de cohabitation presque mutique. Mais il avait apprécié le calme et la beauté de la vallée de la Durance, le massif sombre, et même sauvage encore, du Lubéron, et la tranquillité de pouvoir faire son marché sans crainte d’y rencontrer des élèves ou leurs parents : ici, c’est au lycée de Cavaillon, de Pertuis ou de Salon que les adolescents du village poursuivaient leurs études, et dans les rues du village, il n’était plus enseignant. Une vie s’était organisée, rythmée par ses déplacements pendulaires à Avignon. Il avait néanmoins conservé l’appartement qui lui servait de bureau professionnel, notamment pour ses activités aux archives, et de pied-à-terre lors de ses rares sorties nocturnes, à l’opéra d’Avignon ou pendant le Festival.
Il avait été un petit garçon seul. Il était un homme seul, dans un petit appartement ou dans une grande maison vide, pleine d’histoire, de meubles anciens et de poussière.
Son désir éperdu de reconnaissance, du moins le supputait-il, s’apparentait de fait à la volonté d’existence tout court d’un garçonnet solitaire resté célibataire, dont la vie semblait s’écouler en marge du monde, et à rebours de l’histoire, davantage emplie de références médiévales que de contacts contemporains.
Le temps passé avec Taillade lui avait apporté ce rapport entre pairs qui faisait « bondir son cœur comme un chien fou » pour reprendre une expression tadjike croisée un jour entre les lèvres d‘une conférencière du Musée Guimet. Peut-être plus que l’enquête historique fructueuse qu’ils menèrent ensemble, et ce sentiment exaltant de chasse au trésor qui avait enthousiasmé leur aventure.
Porté par ces impressions, Simon sortit de sa voiture ; et la chaleur, effectivement, lui parut pesante ; à l’inverse exact de la fraîcheur conservée de la maison entre les murs épais.
D’un regard léger, Simon balaya la table du salon où des piles de documents, de dossiers, et de livres se faisaient concurrence dans des équilibres imprévisibles. Il s’arrêta sur l’enveloppe du courrier de l’Université de Malmö, l’enveloppe « extérieure », celle qui avait su le trouver sans détours – il avait déjà classé la lettre dans le dossier constitué lorsqu’il préparait sa candidature, et conservé l’enveloppe « intérieure », qui s’était perdue avant de lui revenir caparaçonnée, pour le souvenir.
Simon allait jeter l’enveloppe dans la corbeille quand, par hasard… par réflexe… il glissa nonchalamment un dernier coup d’œil à l’intérieur en faisant bâiller l’ouverture : au fond, collé contre l’une des parois de papier kraft, un rectangle cartonné aisément identifiable. Une carte de visite. Celle d’Erling Kagge. Et crachés à l’encre rouge de l’urgence, quatre mots : « Call me back ASAP ».
***
VICTOR
Lucie était derrière son comptoir quand elle vit passer Victor, seul et en pleurs. Elle sortit sur la place pour le rattraper et usa de la promesse d’un cornet de glace pour l’attirer dans son auberge. Victor était juché sur un des tabourets hauts. Il baissait la tête.
Lucie avait repris son service car trois clients attendaient leurs cafés. Elle vint enfin s’asseoir à côté de Victor, toujours immobile et silencieux. Ses pleurs avaient cessé. Il attendait sa glace. Lucie la lui apporta.
- Merci Madame !
- De rien mon petit. Tu t’es fait disputer par ta maman ?
- Non.
- Elle sait que tu es sorti ?
- Euh... Non.
- Et si tu me disais alors pourquoi tu courais comme ça, avec de grosses larmes ?
Un silence, puis :
- C’est papa...
Lucie savait.... La maman de Victor était une de ses amies et elle l’avait beaucoup consolée elle aussi.
- Il m’aime plus et...
- Tu dis des bêtises, il ne t’aurait pas écrit. Tu vois bien qu’il pense à toi. Et je suis même sûre qu’il aimerait bien te voir. Oui, c’est ça, ça lui ferait vraiment plaisir... Tu parles d’une surprise que tu lui ferais ! Tu imagines ?
Lucie s’interrompit. Louis venait d’arriver et réclamait son petit verre de blanc, comme à l’accoutumée, avant de rentrer à la maison.
Victor connaissait bien Louis. Il le croisait souvent, quasiment toujours avec son âne et d’autres personnes qu’il avait l’habitude d’amener sur les sentiers. Il se rappelait que lorsqu’il était plus petit, Louis le faisait monter sur son âne et lui faisait faire un petit tour dans le village. Son papa marchait souvent à ses côtés. Comme il était fier ! Et là, Victor regardait Lucie et Louis qui discutaient un peu à voix basse en le regardant. Peut-être qu’ils parlaient de lui... Et si..…
Victor venait de penser à quelque chose en voyant Louis. Il aurait bien voulu la faire cette surprise à son papa, voir sa tête s’il le voyait arriver sans qu’il soit au courant.... Comme un grand quoi ! Oui, oui, c’est ça, il venait d’avoir une super idée.
-Dis-donc Louis, tu te rappelles de mon papa ? Tu crois que tu pourrais m’amener le voir papa avec ton âne ?
Louis écoutait Victor qui lui racontait son histoire.... Il tombait des nues. Non, franchement, il n’était pas au courant de tous ces événements. Un peu parce qu’il n’était pas souvent au village, toujours sur les sentiers avec Cadichon et les touristes, un peu aussi parce que Victor habitait légèrement en dehors du village avec sa maman Nadia.
Nadia justement qui arrivait en courant chez Lucie, l’inquiétude dans les yeux. Elle se précipita vers Victor pour le serrer dans ses bras, le prit sur ses genoux et le laissa finir sa conversation avec Louis, assez étonnée de le découvrir calmé.
Lucie avait rejoint le cercle.
- Après tout, pourquoi pas ? dit-elle à Louis.
Louis hésitait... ça changeait un peu ses objectifs...
- Et ma lettre de démobilisation alors ?
- Oh ! tu l’attends depuis 70 ans, tu peux bien l’attendre encore une semaine non ? insistait Lucie.
Nadia était dépassée. D’un côté fière de son garçon qui mûrissait d’un coup. De l’autre angoissée et un peu triste qu’il ait envie de la quitter.
Gérard venait de faire son apparition dans le bistrot. Il rejoignit le petit groupe. Il souhaitait alimenter sa saga villageoise, mais surtout, il avait vu que Nadia était là parmi eux. Nadia qu’il avait déjà croisée sur un salon littéraire et à qui il avait dédicacé son dernier livre. Ils avaient beaucoup parlé pendant le cocktail qui avait suivi... Il en gardait un souvenir ému.
- Bonsoir à tous !
Il fut bien vite malgré lui au courant de ce qui se passait... Mais ! - Je dois me rendre là-bas d’ici deux semaines. Il y a une grande Fête Médiévale et je voudrais bien écrire un papier là-dessus. Peut-être que je pourrai interviewer quelques participants. Un aller-retour dans la journée. Je pourrais déposer Victor le matin chez son papa et puis revenir le chercher pour le ramener le soir même ici. Qu’en penses-tu Nadia ?
Victor leva un regard implorant vers sa maman. Nadia baissait les yeux. Gérard insistait... Lucie sentit que quelque chose était en train de se passer...
***
CADICHON
En aparté, réflexions de Cadichon.
Hi han, hi han, Louis, Louis, mais il est où ? Me laisser attaché, rien à manger, rien à boire, pas même un coup de téléphone, Moi le seul âne écoresponsable du haut pays.
C’est vrai qu’il est bizarre en ce moment mon Louis, il fume trop.
Rien qu’hier, il me confie un groupe de randonneurs parisiens, une chaleur, je n’avais pas envie de grimper la montagne. Ils se sont noyés dans le torrent, le mauvais gué, surtout après la pluie. Bah, d’autres viendront, il en vient toujours. Je prends le chemin des écoliers, mâchonne çà et là des chardons sans gluten, de l’herbe bio, des poires respectueuses de l’âne et de la nature.
Et il me fait quoi mon Louis ? Il tourne ma longe à un pin, allume une cigarette, et s’en va chercher les touristes. Oh ! Il se méfie de moi maintenant ?
C’est vrai qu’il est bizarre en ce moment mon Louis, il cauchemarde.
Cette nuit je l’entendais marmonner :
Jane n’est pas la mère de Jade, mais Lucie est la fille de qui ? Pétard j’ai oublié, si faut, Gérard ne va pas écrire au ministre et Bernadette ?
Au matin je l’ai réveillé comme il aime, une grande lèche sur le crâne. Il me crie dessus :
Vé je t’ai pris pour Marcel.
Marcel ?
Marcel, le pépiniériste.
Le père de Victor ?
Le fils d’Amandine.
Le pépiniériste ?
Non Victor. Le pépiniériste c’est le grand qui veut me faire essayer sa voiture. Va savoir s’il me fait le coup de la panne. Aujourd’hui on n’est plus sûr de rien.
Tu deviendras membre actif du club LGBT !
LGBT ? Quésaquo ?
Les Grands Beaux Tontons… de Bernadette « of course » !
On bavassait tranquille et tout à coup il bondit, renverse son bol de café, hurle :
M…., Mado, mon courrier, l’armée française, Cadichon : Garde à vous !
C’est vrai qu’il est bizarre en ce moment mon Louis, il part en courant.
Lui, courir, de ma vie je ne l’avais jamais vu.
Oh Louis dove vaï ?
A Paris.
Tu vas voir les filles ?
Il ne m’a pas répondu, il était déjà trop loin, presque au bout de ses rêves.
Tranquille, moi je trotte vers le champ du père Simon. Non pas Simon le prof d’histoire, Simon le brocanteur, le frère de Gérard, le cousin de Nathalie. Il y laisse souvent Zoé son ânesse, ma petite amie.
Hé Zoé comment tu te portes ?
Holla Cadichon mon copain, je suis fatiguée, je reviens d’Italie.
D’Italie ?
Et oui, figure-toi que le père Simon quand il traficote il préfère passer par la montagne.
La montagne, c’est haut ça. Il faut marcher des heures et des heures.
Ouais, à chaque fois il me dit : « Allez Zoé pour l’Italie suit les Romains, prends la via à pieds » Et il rigole. Tu comprends toi ?
Je comprends surtout qu’à trois du matin, il y a moins de douaniers au col de Tende que dans les bureaux sur l’autoroute !
C’est vrai qu’il est bizarre en ce moment mon Louis, il écrit un roman.
Un Atelier d’écriture il fréquente. AnimaNice, tu le crois ça ? Franchement, s’il ne met pas vite fait le point final, il va virer fada !
Hi han, hi han !!!
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