A 44 ans, je profite si on peut dire, des derniers instants de complicité avec ma grand-mère pied-noire. Chaque événement annuel est une fête. Un moment de partage de plus en plus lié au plaisir de la table, même si elle perd plus vite le goût des choses que le goût de la vie, enfin n’est-ce pas un peu la même chose ? Chaque année, je me dis que c’est notre denier Noël ensemble, c’est son dernier anniversaire, la dernière Pâques où on mange la Mouna. Et puis non. Les années passent, le siècle aussi et elle est toujours là. « Bon pied bon œil, la mémé » comme dit ma cousine ! En juillet 2017, elle soufflera ses 102 printemps, ou automnes… Qu’on se rassure : nous ne lui mettons que quelques bougies sur son gâteau, qu’elle n’aime plus d’ailleurs : « C’est tout du sucre, ce gâteau ! Ma fille, il n’y a rien à faire : j’ai perdu le goût ». « Pour les huîtres, tu n’as pas perdu le goût, mamie ! » Elle rigole avec ses yeux espiègles : « Ah ben les huîtres c’est pas pareil ! » Elle aime bien avoir le dernier mot.
Maintes et maintes fois je lui posais les mêmes questions sur l’Algérie, son pays, d’où on l’a foutue dehors comme elle dit « une main devant, une main derrière », mais je les lui pose à nouveau tant ça lui fait plaisir de parler de son pays. Et puis il faut avouer, que un, j’ai oublié ce qu’elle m’avait déjà raconté, et que deux, je ne sais plus trop quoi lui dire, surtout dans cette maison de retraite qui anesthésie toute élan de créativité. Il faut savoir être inventif dans ce contexte. Je veux toujours trouver des sujets de conversation extraordinaires mais au final, je lui raconte les petits événements qui ponctuent ma petite vie. Après j’ai le droit à toute une série de questions sur la famille : « Et ton père comment va-t-il ? Et ton autre grand-mère, comment va-t-elle ? Et tes cousins ? Et tes cousines ? Et untel et…. » Ça n’en finit plus. Elle fait le tour de tout le monde comme ça. Une fois à court de sujets, je m’inspire des grands événements de l’actualité mondiale qui se répercutent sur nos petites vies à tous. Cette conversation de comptoir finit toujours par « Et les jumeaux de Charlène ? Ils doivent avoir un an maintenant ? Ils sont beaux, ces gosses… Elle est belle, elle ? Non ? Tu ne trouves pas ? » Et moi de lui répondre « Mais Mamie, ça fait deux ans, qu’ils ont eu un an ! ». Elle adore les bébés, les naissances, enfin, c’est pour dire qu’elle a encore pratiquement tous ses neurones et qu’elle compte plus les naissances que les morts ! Les morts, elle les oublie. Est-ce son secret de longévité ? Moi qui à 44 ans, achète des livres sur la pensée positive, je n’ai qu’à m’inspirer du modèle que j’ai sous les yeux ! Penser juste à l’avenir et non au passé ! Sans doute, l’ADN familial provenant de Reggio di Calabre qui coule sous sa couenne de pied-noire. Elle a quand même vaincu et survécu et à la typhoïde et à la grippe espagnole qui a pourtant engendré 50 millions de morts... Sa mémoire du jour s’envole, tandis que sa mémoire des jours plus heureux reste bien ancrée. Je caresse sa main encore très douce, avec sa peau devenue si fine qu’on voit les veines bleues de ses doigts. Ces petits doigts de pianiste qui ont tant couru pour jouer Chopin, Bach, Saint-Saëns. Je la regarde fixement. J’embrasse sa main et son visage comme un bébé, comme elle me faisait quand j’étais petite et ponctue mon rituel d’un :
– Tu es belle, Mamie !
– Oh oui ! Comme un jour qu’il pleuvait tant !
Et on rigole comme les deux espiègles que nous sommes. J’adore cette réplique. Elle en a des drôles….
– Mamie….tu te souviens de quoi de l'Algérie ?
– L'Algérie, c'était un beau pays. La Madrague. Il y avait la mer en bas de chez nous. Il n'y avait pas besoin d'aller courir, de prendre l'autobus. On allait se baigner. J'ai des photos sur les rochers avec Papi. C'étaient les premiers maillots de bain qu'on faisait. Ma mère m'avait pris le premier modèle à Paris. Elle est froide, l'eau de la Médittérannée. Je plongeais pas parce que j'avais les oreilles délicates. Je nageais tous les jours quand j'étais adolescente.
– Mamie…..La Madrague, c’est quoi déjà s’il te plaît ?
– La Madrague c’était le nom de la plage du village de Guyotville, à 17 km d’Alger. Tous les samedis, on allait au cabanon en voiture. On était à 700 mètres de la plage. Avec les copains on grimpait sur les rochers à fleur de sol et on se jetait dans l’eau froide de la Méditerranée. Les maillots de bain étaient encore à une pièce comme ceux des boxeurs. Ma mère, elle, ne se baignait plus. Elle était trop vieille. Elle avait 40 ans. Le dimanche, on dansait sur la terrasse des voisins qui n’étaient pas là, Les Ramarre. On avait les clés. On avait le phonographe portatif. On dansait sur Tino Rossi, le tango, Maurice Chevalier…… On emportait tout. On avait une grande cuisine avec le gaz butane en bonbonne. On préparait une bonne macaronade, un bon couscous, un bon ragoût, on cuisinait pour deux, trois jours. En dessert, on préparait des salades d'oranges en tranche avec du rhum. Les oranges d'Algérie étaient magnifiques, pleines de jus, délicieuses, énormes. Elles venaient de Staoueli, village à côté de Guyotville. On achetait les fruits au marché. A la Madrague, il y avait un peu d'arbres fruitiers.
– Et vous faisiez la fête ailleurs aussi ?
– J'allais danser au bal des villages, de Guyotville, Sidiferuche, tous les pays alentour. Ils faisaient venir des orchestres. Et il y avait bal. On s'habillait en petite robe de coton, avec des petites fleurs. On allait tous ensemble en voiture, on emmenait ceux qui n'avaient pas de voiture.
– Et tu pêchais ?
– Oui, j’allais pêcher avec Alfonsine, elle était bonne pêcheuse. On pêchait en bas de chez elle, en bas du cabanon, on ramassait les petites crevettes dans des briques. On mettait des briques dans l'eau et elles ne pouvaient plus ressortir. On les mangeait crues, c'était bon.
Le silence s’installa. J’attendais que mamie me raconte la suite ou je la laissais savourer ce souvenir paisible et heureux. Je la regardais, ces yeux rieurs, les mêmes que ceux de l’adolescente qui vivait en Algérie. Elle avait bien changé. Ondée de rides, jambes frêles et immobiles, mains tremblantes, quelques vraies dents encore que je brossais sans dentifrice parce qu’elle n’aimait plus ça. Son regard et le mien étaient les seules choses joyeuses de cette pièce, correctement décorée, ultra propre, avec le ronronnement du matelas anti esquarre. Le présent était là, mais on n’en voulait pas. Retour vers le passé :
– Et Alger ? Raconte-moi Alger.
– J'habitais rue Joinville, à côté des Galeries de France. De 8 ans jusqu'à ce qu'on nous foute dehors. J'habitais au deuxième étage. On était bien avec tous les voisins. On lavait le linge à la terrasse qu'on louait à la concierge. On avait toute la terrasse pour nous. On lavait avec du savon de Marseille. Une laveuse venait, une Arabe. C'étaient des gros pains de savon. Ma mère l'achetait d'avance et le faisait sécher parce qu'il était frais. On avait une voisine, Mme Rey, elle venait tout le temps et elle nous empruntait du savon bien frais et nous le rendait bien sec. Alors on ne lui a plus confié le savon. C'était un immeuble en pleine ville, en ciment blanc. Ça sentait propre. Un peu plus loin il y avait la Poste. On voit souvent la photo dans les journaux. Il n'y avait pas de moucharabiehs. C'était réservé aux quartiers arabes, ça. Nous, on avait juste des fenêtres avec les volets en bois blanc. On avait le gaz de ville. On se chauffait un petit peu, en plein hiver parce que moi j'étais assise au piano et j'avais froid. On avait un Godin, je me rappelle, émaillé vert.
– (Silence) et après ?
– Après quoi ?
– Ben…je ne sais pas moi. Euh…. Comment t’habillais-tu ?
– J'étais habillée comme les Françaises. On ne mettait pas de pantalon à l'époque. Je mettais des robes. On prenait la couturière à la journée, elle restait manger et puis elle faisait son travail. Je choisissais le tissu aux Galeries de France. C'était le premier coton qu'on faisait, avec des petites fleurs. La miguialine, quelque chose comme ça. On mettait des robes courtes, jusqu'aux genoux, manche courtes ou manches longues.
– Et vous aviez aussi une Fatma ? Comment s’appelait-elle ?
– Oui, à la maison, j'avais une Fatma. C'était son nom. On la payait normalement. Elle travaillait bien, elle avait le voile.
– Tu parlais arabe avec elle ?
– Non. C’est mon grand-père qui parlait arabe couramment. Je ne me souviens que de Balek, (lève toi de là).
– Et comment tu disais Merci ?
– On disait pas merci.
– Et comment tu dis Bonjour ?
– Me rappelle pas.
– Et…..Tu mangeais des plats spéciaux ?
– Ma grand-mère était lyonnaise et l'autre, italienne. Alors on mangeait de tout. Des pâtes à la tomate, le saucisson chaud. On trouvait du porc, il y avait de tout à l'époque. On faisait la choucroute, des gros plats quand on était nombreux. Pour le 15 août, tout le monde arrivait avec le gâteau à la main pour passer la journée avec nous. La Sainte-Marie, mon père n'aurait pas manqué ça pour tout l'or du monde.
– Et quand tu jouais, tu jouais à quoi ?
– Aux osselets.
– Comment on y joue ?
– On les jette puis on les ramasse, tous à la fois, ou séparément, je n’sais plus. On jouait dans la cour de chez Lépain.
Je lui demande des explications, mais ne comprends toujours pas en quoi cela consiste. Je laisse courir. Le matelas anti esquarre ronronne toujours. Le silence s’installe. Sa mémoire est pleine de souvenirs mais la pièce est vide. Si je n’étais pas là à lui poser ces questions, qui les ferait revivre ? Elle a de la chance ma grand-mère. Ses deux filles et une de ses petites filles s’occupent bien d’elle.
– Mamie…Ça sentait comment Alger ?
– Alger ? Ça sentait la campagne.
– Ah bon ? Ça ne sentait pas les épices ? le souk ?
– Non, on n'était pas mélangé avec les Arabes.
– Ah oui ???? Bon… Et où faisais-tu les courses ?
– Le marché rue de la Lyre. Les Arabes vendaient tout et on parlait avec eux en français, mais on n’achetait pas le mouton là, on allait chez René, le boucher qui vendait du mouton de France. Le mouton arabe était trop fort.
– Et c’est quoi cette histoire de ras el hanout ?
– Oh (elle s’énerve), ta mère, elle dit qu’on mettait du ras el hanout dans le couscous. (elle crie) On n’a jamais mis du ras el hanout en Algérie ça n’existait pas !!! Ça, ça vient de Tunisie. Nous, on ne mettait que du cumin.
– T’énerve pas Mamie, t’énerve pas….Et… vous achetiez des choses arabes ?
– On avait des couffins arabes non colorés, avec de la corde. Petite mère, elle habitait au deuxième étage, nous on était au troisième, il n’y avait pas d’ascenseur, alors on mettait l’argent dedans et on descendait le panier avec la corde. Et les vendeurs mettaient les produits dedans.
– Tu veux me dire autre chose ?
– Une fois on s'était levés avec mon père, pour aller au cabinet avec une bougie, on n'avait pas allumé à cause des bombardements italiens. Tout d'un coup mon père me dit « c'est un avion allemand qui vient » car le bruit des avions allemands était différent de celui des italiens. L'allemand avait lâché la bombe dans un jardin, et le lendemain, tout le monde venait voir le cratère. C’était à Guyotville, on avait quitté Alger à cause des bombardements.
– Mamie, comment elle s’appelait déjà ton école ?
– L’Ecole hôtelière du jardin d'essai. Ma mère avait dit « tu vas prendre des cours de cuisine » ; on cuisinait pour tous les instituteurs. Une fois on devait cuisiner du poisson. Et comme on n’aimait pas les instituteurs car ils n’étaient pas gentils avec nous, pour les emmerder, on a sursalé le poisson. Et puis il s'est mis à pleuvoir, à pleuvoir beaucoup. Donc on a été obligés de rester à l’école et on a dû se farcir le poisson avec eux ! C’est le Bon Dieu qui nous a punis !
– Et tu te souviens de ton arrivée en France ?
– J’ai pris le bateau avec mes parents. Le Manouba. C’était la première fois, en 1925. J’avais 10 ans. Ils n'étaient pas propres les Français, ça se voyait sur eux. Les Français disaient que les Arabes étaient sales, menteurs et fainéants. Je leur répondais : « Pourquoi ? Vous les connaissez ? »
(Silence) J’embrasse et caresse sa petite main.
– Je te parlais de ton arrivée en France quand tu es rentrée définitivement.
– Quand on est rentrés, on n’avait rien, on n’avait pas de four, on n’avait rien. (Silence) De Gaulle, il a bien fait. De toute manière on aurait perdu l'Algérie et on aurait tout perdu. J'ai peut-être tout perdu sans perdre.
– Ça veut rien dire, Mamie ce que tu dis.
– Qu’est-ce que t’en sais ?