LA DANSEUSE ET LE PHOTOGRAPHE

Publié le 4 Juillet 2018

La répétition reprend. Lou regagne sa place et sa position, sans enthousiasme. Elle adore ce cours de danse où elle vient depuis quelques années, au moins trois fois par semaine, même quatre quand elle peut. Mais en fin d’année, il y a toujours ce spectacle à préparer. Il faut mémoriser un certain nombre de chorégraphies, superbes certes, d’une élégance et d’un raffinement indéniables, mais souvent complexes. Cela demande beaucoup d’attention, de concentration. Et Lou, par moments, en a un peu assez. Le plaisir qu’elle trouve à danser s’amenuise pour devenir une contrainte, une obligation.

 

Anne-Lise, la professeure, est une femme exceptionnelle que Lou admire beaucoup pour sa rigueur et sa créativité. Très mince, les cheveux relevés en chignon, le visage sévère, sanglée dans un justaucorps couleur chair, elle arpente le studio d’un pas décidé. Pendant les cours, elle est stricte et exigeante, reprenant un port de bras, corrigeant un en-dehors d’un ton sans appel. Mais pendant les répétitions, elle devient intraitable, se met parfois en colère, traitant les élèves d’incapables, leur reprochant leur manque de présence, de motivation. Elle fait recommencer encore et encore des enchaînements très élaborés, car elle n’est jamais satisfaite et demande toujours plus.

 

Lou se sent un peu lasse. A-t-elle eu une bonne idée d’accepter de participer à ce spectacle, ce qu’elle a toujours évité jusqu’ici, prétextant les horaires en partie imprévisibles et la charge de son travail ? En outre, la perspective de monter sur scène, exposer son corps à des spectateurs, même paré d’un beau costume, lui donne un trac fou.

 

Et puis il y a Vincent. Un très beau garçon au demeurant, le rêve de toute jeune fille. Grand, les cheveux bruns bouclés, les yeux bleus. Il est là souvent pendant les cours. Lui et son appareil photo, un Canon haut de gamme avec plein d’objectifs, un pied, des flashes, du matériel de professionnel. Ce qu’il aime, c’est hanter les cours de danse et mitrailler les danseuses. Depuis que les répétitions ont commencé, il ne quitte presque plus le studio, multipliant les points de vue et les angles. Il semble se faufiler avec agilité au milieu des silhouettes mouvantes. Il est là tellement souvent que passés la première surprise, le malaise d’être observées et traquées par son appareil, les jeunes femmes ont fini par ne plus trop prêter attention à lui, se concentrant sur les chorégraphies dont il faut retenir la moindre subtilité, bras couronne, pieds pointés, chassé, relevé… inlassablement. Il semble faire partie du décor, silencieux et mobile durant des heures.

 

Parfois il apporte des tirages de ses photos, en grand format, qu’il montre à Anne-Lise et aux élèves. Elles sont tout simplement magnifiques. La beauté de chaque danseuse, la justesse d’un mouvement y sont révélées par le cadrage, la lumière, la densité d’un noir et blanc ou le chatoiement des couleurs. Anne-Lise en accroche quelques unes sur les murs du studio, et elles sont comme des encouragements, surtout dans les moments difficiles, à persévérer dans cette rude discipline où le corps est parfois mis à mal, poussé aux limites de la douleur.

 

Anne-Lise, pourtant peu encline à accepter la présence d’étrangers dans son cours -elle n’autorise jamais personne à venir « juste pour voir » et impose aux élèves potentiels de suivre un cours d’essai- fait preuve d’une indulgence particulière envers Vincent. Peut-être à cause de sa faculté à sublimer le corps des danseuses, à magnifier leur mouvement. Il ne parle pas, s’éclipse presque toujours dès la fin du cours. Cette ambiance de volière égaillée dans les vestiaires, les fous-rires, les bavardages qui succèdent à l’austérité de la leçon, ce n’est pas pour lui. Après son départ, souvent, les jeunes femmes ne peuvent s’empêcher de parler de lui. Il intrigue, fascine, agace. Certaines sont amoureuses de lui ou le vénèrent surtout si elles ont apprécié les clichés où elles figurent. D’autres le détestent, ne supportent pas son intrusion muette et insistante dans leur petit monde clos. Elles ne comprennent pas ce qu’il vient faire avec une telle obstination, d’aucunes le trouvent voyeur, l’imaginent même pervers, lui prêtent des intentions suspectes. Il est rare qu’il les laisse indifférentes.

Quant à Lou, elle est intriguée et agacée à la fois. Pourquoi Vincent braque-t-il son objectif si souvent sur elle, la suit-il dans ses déplacements, apporte-t-il régulièrement des photos d’elle ? Cela ressemble à une obsession, pas une attirance ou un sentiment. D’ailleurs il ne la regarde pas, quand son œil est dépouillé d’instruments, il ne lui a jamais adressé la parole. Elle ne sait que penser, mais cette insistance accroît un peu plus son malaise.

 

*

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Ce jour-là, la répétition semble plus difficile que jamais. La pièce qu’Anne-Lise leur fait travailler est particulièrement ardue, très physique, avec des sauts, des passages au sol épuisants quand on les reproduit de nombreuses fois. La musique, très contemporaine, a des stridences qui leur écorchent un peu les oreilles.

 

En outre, cela se passe au plus près des conditions du spectacle, avec les éclairages et les costumes. C’est encore plus impressionnant, on sent que la représentation se rapproche, qu’il faut donner encore plus de son énergie et de son enthousiasme.

 

Comme à son habitude ces derniers temps, Vincent arpente la scène en mitraillant les danseuses, parées de tenues moirées, scintillantes. Quatre d’entre elles s’élancent dans des déboulés très rapides, sur un rythme de percussions. Lou, épuisée par la reprise inlassable de ce passage éprouvant, perd la maîtrise de son mouvement et trébuche, heurtant violemment Vincent qui n’a pas eu le temps de reculer. Il tombe et se cogne la tête contre le rebord en bois de la piste. Anne-Lise interrompt aussitôt la répétition et se précipite auprès de lui, entourée rapidement par les élèves, Lou en tête, affolée par l’incident. Vincent est à terre, inanimé, il a du sang sur le visage.

 

Les secours interviennent rapidement, soulageant la panique qui s’est emparée du petit groupe, emportant Vincent qui a repris connaissance, mais est encore sous le choc, vers l’hôpital le plus proche, accompagné de Lou et d’Anne-Lise.

 

Dans la petite chambre aux grandes baies vitrées donnant sur la mer où on l’a installé, Vincent est plus pâle que jamais. Lou est un peu désemparée, intimidée, de se trouver face à lui, maintenant qu’il est dépouillé des objets qui l’ont toujours maintenu en retrait. Et surtout, elle se sent responsable de ce mouvement maladroit aux conséquences démesurées et cela accroît son malaise. Mais Vincent ne semble pas d’humeur à lui en tenir rigueur, il est plus enjoué et détendu que d’habitude. D’ordinaire taciturne -est-ce l’effet des médicaments contre la douleur qu’on lui a administrés ou du choc ?- il parle avec une fébrilité inattendue, s’adressant à Lou comme s’il voulait la rassurer et avait quelque chose d’essentiel à lui révéler, qu’elle va découvrir au fil de son récit.

« Mon grand-père, Félix, était mécanicien. Il possédait un petit garage ; ses journées étaient dures, mais il aimait son métier. Micheline, ma grand-mère, était une femme simple, très enjouée, toujours souriante. Elle avait un petit magasin de fleurs et servait les clients en chantonnant du matin au soir Trenet, Aznavour, Bécaud, Piaf. Mais sa passion dans la vie était la danse. Chaque fois qu’elle le pouvait, car leurs moyens étaient modestes, elle prenait des places à l’opéra pour aller voir un ballet. Parfois, elle réussissait à y entraîner Félix, qui ne partageait pas son engouement, mais l’accompagnait par amour, car c’était un couple très uni.

 

Un jour, ils sont allés voir Giselle et Félix a eu une sorte de révélation devant ce spectacle magique. La chorégraphie, la musique, les décors, les costumes ont été pour lui un enchantement. Cela a changé le cours de sa vie : à peine revenu de son émerveillement, il a décidé d’arrêter le garage. Il a tout vendu et a englouti toutes ses économies pour transformer le lieu en une magnifique salle de danse.

 

Ce fut un succès. Le dimanche, la piste de parquet ciré attirait tous les danseurs amateurs des environs, qui venaient tournoyer pendant des heures au son des tangos, pasos, valses, rumbas, polkas. Et pendant la semaine, pour rentabiliser la salle qui avait coûté une fortune –et le petit magasin de Micheline ne rapportait pas beaucoup- Félix a engagé un professeur de danse de salon, puis une autre pour la danse classique. La salle retentissait des notes du piano ou du phonographe qui accompagnaient les leçons, plus tard de la chaîne stéréo. Toute la jeunesse de la ville se pressait aux cours, car l’école, dotée d’excellents enseignants fut réputée rapidement une des meilleures de la région.

 

Quant à moi, c’est comme si j’y étais né. A peine en âge de marcher, j’y ai usé mes fonds de culotte. Parfois, on m’oubliait dans un coin et je restais immobile, fasciné par les robes tourbillonnantes, les justaucorps pastel, les tutus mousseux. Cela a duré des années, j’ai assisté aux cours, aux répétitions, aux spectacles.

 

Pour ma communion, on m’a offert un appareil photo et c’est ainsi que j’ai commencé à regarder la danse à travers un viseur. Dès l’âge de quinze ans, mon oncle, passionné de photo, m’a transmis les secrets de la technique et j’ai passé des heures dans son labo, à tirer mes clichés. Depuis, je n’ai jamais cessé, même si le numérique a considérablement modifié la façon de travailler ; j’en ai fait mon métier. Je ne peux imaginer ma vie autrement qu’à faire cela, chercher inlassablement le meilleur cadrage, la meilleure lumière, la meilleure façon de traduire le mouvement. Photographier la danse, en tirer les plus belles images est ma raison d’être. Je ne me suis jamais imaginé faire autre chose. »

 

Un jour, mon grand-père a décidé de prendre sa retraite et a vendu la salle. J’ai craint le pire, redouté qu’un acheteur ne la transforme en tout autre chose, ne dénature ce lieu d’exception. Mais Anne-Lise est arrivée et a consacré tout son amour de la musique et de la danse à lui donner une nouvelle vie. Fini les après-midi dansants du dimanche, les plus âgés avaient trouvé d’autres lieux, les plus jeunes allaient en discothèque. La salle a été uniquement dédiée à l’enseignement de tous les arts du mouvement. Anne-Lise a engagé Eva pour la danse contemporaine, Lydie pour la salsa, Blanca pour le flamenco et Abderhamane pour la danse africaine et l’afro-jazz. La salle s’est cette fois emplie des rythmes et mélodies de toutes les époques et des tous les continents.

 

Anne-Lise a accueilli mes images avec enthousiasme et m’a demandé de photographier tous les événements qui rythment la vie du studio. Je suis devenu le compagnon de route de tous ceux qui faisaient vivre ce lieu. »

 

*

**

 

Après quelques semaines de convalescence, Vincent a repris sa place au bord de la piste et sa présence est mieux accueillie, car son histoire a fait le tour des élèves. Lou est soulagée de le voir revenir sans séquelles, mais elle garde ses distances. Elle n’a pas eu de réponse, dans le récit de Vincent, à la question qui la préoccupe le plus et qu’elle n’a pas osé poser. C’est Vincent qui cette fois vient vers elle, s’étonnant de la sentir à nouveau fermée, voire hostile. Lou s’enhardit et lui avoue combien il lui est difficile d’être ainsi traquée, mitraillée, exposée. « Pourquoi moi ? demande-t-elle. Il y a tant de filles qui dansent bien mieux que moi, qui sont plus jolies ». Vincent lui promet de lui apporter la réponse le lendemain, si elle passe le voir à son atelier. Rendez-vous est pris.

 

Passés les formules d’usage et les sujets anodins qui les aident à rompre la réserve qui s’est à nouveau installée entre eux, Vincent apporte un tableau de grande taille recouvert d’un linge. Il annonce à Lou qu’il va lui montrer quelque chose qu’il a toujours gardé pour lui. Il soulève le tissu et laisse apparaître, sur la peinture à l’huile aux teintes légères, délavées, une jeune femme gracile, aux traits doux, au léger sourire, les cheveux relevés en un chignon souple d’où s’échappent quelques boucles brunes. Elle porte un long tutu blanc, des chaussons satinés et semble esquisser une arabesque, les bras écartés, une jambe sur pointe, l’autre relevée. Lou est médusée : la ressemblance est telle qu’elle croit voir son propre portait.

 

« Ce tableau a été peint dans les années cinquante. C’est mon grand-père qui a demandé à un peintre de ses amis de faire le portrait de son épouse en ballerine. Tu peux imaginer mon émotion quand je t’ai aperçue pour la première fois. Les histoires racontées par mon grand-père prenaient vie sous mes yeux. »

 

Monique EHRLICH et Serge THOLOZAN

Rédigé par Monique & Serge

Publié dans #Musique et Danse

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