LE PIANO DE 19H30
Publié le 3 Juillet 2018

19 septembre 2017
Mlle Lara Besque
Rue de l’Opéra
Paris
Ma chère Lara,
Je suis bien arrivée à Nice. Les cours de danse ont commencé hier. Le professeur est fidèle à sa réputation : ferme et efficace. Je vais progresser rapidement avec lui. Les élèves sont tous d’un très bon niveau. Je crois que j’ai trouvé l’école qu’il me fallait.
J’ai aussi trouvé l’appartement qu’il me fallait, dans un vieil immeuble tranquille, enfin, pour l’instant…
Hier soir, quelqu’un jouait du piano. C’était très doux, très fin. Je n’ai pas pu déterminer d’où cela venait. Le son était un peu étouffé parfois. La musique avait quelque chose de nostalgique, une beauté triste et sereine à la fois. J’ai eu envie de danser dessus, mais à peine avais-je esquissé quelques pas, le piano s’est tu. Dommage, j’étais bien inspirée ! J’espère que le pianiste recommencera le même morceau demain. Cette musique m’a donné des idées pour préparer l’épreuve de danse libre prévue pour la Fête de la Musique. Il faudra que j’y réfléchisse.
En attendant, je travaille mes assouplissements.
Donne-moi vite de tes nouvelles.
Je t’embrasse.
Harmony
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De Harmony à Lara
25 septembre 2017
Chère Lara,
Bien sûr que je t’enverrai des photos de mon quartier… dès que j’aurai une connexion internet ! Quelques soucis de mise en route, mais cela devrait s’arranger rapidement.
En attendant, je peux te raconter la vue depuis mon balcon, ce soir au crépuscule. Le regard survole la ville pour aller buter sur la colline, au loin, et sur le vieux fort dressé contre le ciel bleu sombre. Un peu à sa droite, les antennes de communication, tours Eiffel miniatures, s’estompent dans la nuit, oubliant leur phare rouge suspendu au-dessus de la crête. Au-dessous, les forêts tapies dans l’obscurité dévalent la pente jusqu’aux lumières de la route menant à la ville. Là s’éparpillent une multitude de lumignons, ballet de feux follets valsant dans la musique urbaine. D’autres dessinent les fenêtres, scintillent au-dessus des rues, coulent le long des réverbères pour faire miroiter les trottoirs, les guident vers ce vieil immeuble jaune, juste en face de moi. De longues persiennes, parfois à demi ouvertes, laissent apercevoir un petit bout d’intérieur, une silhouette furtive, un vase, un panier de fruits posé sur une table, un petit bout de vie, quoi...
C’est l’heure où tout se calme, les bruits de la ville s’endorment. C’est l’heure où le piano murmure. Sa musique ténue me parvient tous les soirs. Et souvent cet air dont je t’ai parlé dans mon précédent courrier et dont je cherche désespérément le titre et le compositeur. Peut-être est-ce le musicien lui-même qui l’a créé…
J’ai suivi ton conseil, j’ai laissé un message épinglé à côté des boîtes à lettres demandant au pianiste de me contacter, mais pour l’instant, aucune réponse. Affaire à suivre…
Bien affectueusement,
Harmony
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De Al Egreto
6ème étage
02 octobre 2017
Harmony Keuman
3ème étage
Chère voisine,
J’ai pris connaissance du message que vous avez laissé auprès des boîtes à lettres. Je serais ravi de vous rencontrer et de tenter d’élucider l’énigme du piano avec vous.
Je m’appelle Al Egreto, j’habite au 6ème, je suis saxophoniste et je crois – j’en suis même certain – être l’unique musicien de l’immeuble.
Aussi, ce mystérieux instrument qui vient vous visiter m’intrigue beaucoup. Se pourrait-il que mon talent soit si extraordinaire qu’il tire d’un saxo les sons d’un piano ? Vous m’ouvrez là des perspectives inattendues…
Cela dit, je ne doute pas de votre oreille ; mon saxo swinguant entre feulements rauques et sifflements aigus est bien loin du velouté mélodieux d’un piano. Impossible de les confondre ! Et ce n’est pas ma redoutable voisine du dessous qui me contredira, elle qui, via son plafond, me donne le tempo à contre-temps et à coups de balai dépassant la commune mesure... que je perds aussitôt, précipitant mon jazz en éructations furibondes !
Mais revenons à ce piano fantôme dont j’aimerais beaucoup faire la connaissance. Accepteriez-vous de me le présenter ? A l’écouter ensemble, peut-être pourrions-nous découvrir plus facilement où se cache son pianiste… ?
En espérant pouvoir vous être utile,
Al Egreto
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Billet de Harmony à Al
(glissé dans la boîte à lettres)
04 octobre 2017
Cher voisin du 6ème,
Merci d’avoir répondu à mon message. Je serai heureuse de faire votre connaissance. Que diriez-vous d’un apéritif sur mon balcon vendredi vers 19h30 ? C’est l’heure où le piano se manifeste.
Bien cordialement,
Harmony Keuman
PS : Aimez-vous les sushis ?
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Billet de Al à Harmony
(glissé dans la boîte à lettres)
05 octobre 2017
Vendredi 19h30, c’est parfait. J’adore les sushis !
A demain,
Al
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Texto de Lara à Harmony
06 octobre 2017
Tous mes vœux d’apéro fructueux et de jolie rencontre pour ce soir. J’attends avec impatience la description détaillée de l’individu et le compte-rendu de TOUS les événements de la soirée 😉 Biz. Lara
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De Harmony à Lara
16 octobre 2017
Chère Lara,
J’ai passé un délicieux moment avec Al. C’est un garçon charmant et plein d’humour.
Nous discutions sur le balcon quand le piano s’est fait entendre. Nous nous sommes tus aussitôt et avons réellement tendu l’oreille, pavillon grand ouvert, pour tenter de déterminer d’où provenait le son. La musique s’échappait parfois d’ici, parfois de là-bas, insaisissable, assourdie, fuyante comme une anguille. Nous l’avons traquée de tous nos sens sans parvenir à débusquer le pianiste.
Alors, Al a saisi son saxo et reproduit la phrase musicale. Elle a pris une dimension flamboyante. Les notes giclaient, puissantes, riches, pleines, éclatantes. L’instrument chantait, son chant s’enroulait autour de moi, mon corps dessinait la musique. Une danse vibrante, comme un hymne à… je ne sais pas, quelque chose de grand, bien plus grand que moi, que nous, que tout.
Puis vint la douceur. Une apaisante langueur étira la mélodie, la berçant jusqu’au murmure, jusqu’au goût d’un sanglot retenu. A contre-jour sur le crépuscule, l’homme au saxo emplissait tout le ciel pendant que les derniers rayons de soleil explosaient sur le cuivre en éclats d’or.
Enfin vint le silence, trop long. On s’est regardés, immobiles. Il a souri et m’a tendu un verre de vin. Les paroles sont revenues avec l’alcool. Il a aimé ma chorégraphie improvisée. On va travailler ensemble, il accepte d’être mon musicien pour le gala du 21 juin. Mieux, il va enquêter avec moi pour trouver cet intrigant pianiste que nous avons très envie de rencontrer et dont nous aimerions connaître la partition car ce qui nous en parvient est vraiment ténu.
L’idéal pour moi serait de les avoir tous les deux pour m’accompagner. On ferait un sacré trio, je crois !
En attendant me voici détective ! Souhaite-moi bon flair…
Harmony
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Mail de Harmony à Lara
19 octobre 2017
Bonjour Lara,
Internet a été enfin activé. Voici les photos de mon appartement, la vue de ma fenêtre, et de mon quartier plutôt chouette. Je m’y plais beaucoup. Je t’écrirai plus longuement dès qu’on aura mis la main sur le pianiste.
Bises
Harmony
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Mail de Lara à Harmony
20 octobre 2017
Coucou détective,
Ravie de te savoir enfin connectée ! J’ai bien reçu les photos, sympa ton quartier en effet ! Et instructif… Pour trouver ton pianiste examine la photo de l’immeuble jaune. En contre-plongée, 3eme fenêtre, derrière un rideau vert, une ombre sombre… un piano ?
Ne me remercie pas, envoie-moi plutôt une photo de Al. Beau garçon ? Quel âge ? Tu ne m’as pas dit grand-chose sur lui, c’est louche !
Je t’embrasse
Lara
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Texto de Harmony à Lara
21 octobre 2017
Merci œil de lynx ! Je te raconte tout dans le prochain courrier. Bises. Harmony
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De Harmony à Lara
21 novembre 2017
Chère Lara,
J’ai, grâce à tes indications, trouvé la fenêtre au rideau vert, ou du moins sa porte. J’ai sonné, elle s’est ouverte sur un vieux monsieur, moustache blanche, gilet satin, très élégant, beaucoup d’allure malgré un léger embonpoint. Deux yeux bleus, bienveillants, m’ont souri à travers leurs lunettes. J’entrais chez M. Eston, professeur de musique, aujourd’hui à la retraite.
Ma requête l’a étonné et touché. Il pensait que sa musique restait confinée dans son salon et n’intéressait plus personne. Il s’est assis au piano, a interprété cet énigmatique morceau de sa composition. Les notes ont empli la pièce, aériennes : elles m’ont raconté l’envol au-dessus de la ville, la lumière, la liberté… Al, qui m’avait accompagnée, a dégainé son saxo. Les sons de l’instrument, comme une bourrasque, tourbillonnèrent autour du piano, donnant à la musique de ce dernier une dimension éblouissante. M. Eston a accepté de participer au projet. Depuis, on répète régulièrement tous les trois ensemble. J’affine la chorégraphie, j’imagine le vol d’un oiseau, la danse flamboyante, l’ivresse jusqu’à la chute. M. Eston est ravi de cette idée, il avait baptisé ce morceau « ENVOL ».
Quant à Al, il adore M. Eston qui le lui rend bien. Ils s’entendent aussi bien musicalement qu’humainement sur beaucoup de sujets.
Mais je sens que tu trépignes… Alors, voilà :
Al est est un beau jeune homme, cheveux bruns à peine bouclés, grand, mince. Un visage osseux, une mâchoire solide, des yeux noisette hésitant entre douceur et malice, et une bouche admirablement dessinée. Pour tout dire, je le trouve assez séduisant, parfois, j’ai l’impression que c’est réciproque, mais pour l’heure nous sommes surtout focalisés sur notre art.
Nous en sommes là, chère curieuse. Je te quitte, Al m’attend…
Bien affectueusement
Harmony
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De Harmony à Lara
22 juin 2018
Chère Lara,
Hier, pour la Fête de la Musique, le Gala Danse et Musique a eu lieu à l’opéra de Nice. Mon interprétation a beaucoup plu, je suis ravie. Le chorégraphe de l’opéra souhaite me revoir, c’est plutôt bon signe.
M. Eston et Al se sont surpassés, la musique s’est envolée comme l’oiseau et m’a « envolée » avec elle. Nous avons même eu les honneurs de la presse ! J’ai découpé l’article pour toi. Tu y découvriras l’histoire de M. Eston Le pauvre homme n’a pas eu la même chance que Al et moi. Je suis vraiment heureuse de lui avoir permis de retrouver pour un soir la place qu’il aurait dû occuper.
Autre grande nouvelle, tu es invitée à mon mariage. Al a officiellement demandé ma main à M. Eston qui la lui a accordée. Il est venu avec un bouquet de fleurs et des gants blancs, j’avais l’impression d’être dans les années 60 ! Tout cela avait un petit côté désuet très charmant. J’ai adoré !
Tu recevras bientôt le carton d’invitation.
J’ai décidément fait le bon choix en venant ici. Je vis en ce moment les plus belles choses de mon existence. Il ne manque que toi, mon amie. Rejoins-moi dès que tu peux.
Je t’embrasse
Harmony
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GALA DANSE & MUSIQUE à l’Opéra de Nice
Le retour d’un pianiste et la naissance d’une étoile !
A près de 80 ans, Charles Eston, professeur de musique à la retraite, réalise son rêve de jeunesse.
« Je ne pensais pas qu’un jour, je reviendrai jouer ici, devant un public ! C’est à Harmony que je dois ce bonheur ! »
Charles Eston a 20 ans dans les années 60. Sorti major du conservatoire de Nice, pianiste talentueux promis à un bel avenir, il venait d’intégrer l’orchestre de l’Opéra de Nice quand il fut appelé sous les drapeaux et envoyé en Algérie. Grièvement blessé à la main droite, il dut renoncer à son rêve et gagna modestement sa vie en donnant des cours de musique. Aujourd’hui, à près de 80 ans, ce rêve s’est enfin réalisé. Charles Eston nous a ébloui par une de ses compositions, « ENVOL », accompagné par Al Egreto dont le saxophone ébouriffant en soutient admirablement le souffle poétique. La musique, matérialisée par les arabesques de la jeune danseuse Harmony Keuman, a enchanté tout le public.
L’envol d’un trio
Harmony Keuman, Charles Eston et Al Egreto, nous offrent une œuvre singulière, magnifique et touchante.
« Quand j’ai entendu Charles et Al jouer « Envol », j’ai su. C’est sur cette musique que je danserai ! »
La chorégraphie de Harmony Keuman laisse présager un brillant avenir. Sa prestation lumineuse nous transporte dans la poésie d’un univers où l’émotion affleure. Harmony ne danse pas le vol d’un oiseau, elle le devient. Du grand Art !
M.C.
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