LA ROMANCE A BRISE L'ETOILE

Publié le 29 Février 2024

Julien, cuisinier

Je me pose un instant, afin de respirer à pleins poumons dans la fraîcheur du petit matin. Je ferme la porte du restaurant, monte l'escalier pour aller me reposer quelques heures avant de prendre la route pour rejoindre le lieu prestigieux, élégant et mystique où se déroule le fameux concours « du meilleur ouvrier de France à Paris ».

La nuit a été longue, j'ai passé des heures de recherches à élaborer un plat ambitieux, plein de surprises pour le Jury, afin de les étonner, de surprendre leurs papilles.
Moi, Julien, jeune cuisinier d'un village de province, dans la campagne ardéchoise, j'ai enfin eu l'audace de me présenter à ce concours où je vais côtoyer une certaine élite de la cuisine française. Des frissons envahissent mon corps, rien que d'y penser.
 
De tout jeune, je suis tombé dans les casseroles, comme l'on dit souvent dans le milieu, en observant mes grands-parents cuisiner du matin au soir pour les ouvriers agricoles du coin.
A l'époque, ils étaient très nombreux. Le restaurant était toujours plein, parfois même il fallait rajouter des tables.
Mes grands-parents tournoyaient leur vie entre le jardin et les casseroles. A eux d'eux, ils avaient réussi un savoir-faire inégalé à l'époque du "bon et du beau" dans l'assiette, dans toute la région. Le matin au petit déjeuner, les odeurs de viande, poisson, herbes diverses chatouillaient déjà mes narines. Mon petit déjeuner était toujours très copieux, œuf coque, tartine de pain fait avec la bonne farine du moulin à côté de chez nous, le beurre à la baratte étalé en couche épaisse, les fruits frais du verger, le lait de Suzanne de la ferme en face.
J'étais prêt pour faire le long chemin qui menait à mon école.
Sur la route, souvent des images me revenaient à l'esprit, les couleurs de tous ces ingrédients virevoltaient devant mes yeux.
Mes parents et grands-parents m'ont appris sans jamais me le dire, le goût de l'effort, de la rigueur et du mérite. Je le vivais chaque seconde.
A l'âge de 14 ans, j'ai passé le concours pour intégrer le lycée hôtelier, c'était un choix évident. J'ai grandi et appris cet univers de tout petit, je me glissais souvent entre les tables et j'écoutais les conversations des clients, vanter la cuisine qu'ils dégustaient tous les jours. J'étais très fier. J'avais le sentiment que c'était moi qui  avait cuisiné.
Aussi avec le temps, je suis devenu compétiteur et j'y ai vu un moyen de me surpasser. J'ai commencé à faire des petits défis personnels, des concours amateurs, afin de me confronter aux plus performants du moment.
Je m'en sortais pas trop mal, cela me rendait heureux. J'ai réalisé des stages dans des grandes maisons, cela m'a permis de faire mes armes et parfaire mes connaissances du haut métier..
Me voilà enfin prêt pour gravir un échelon de taille.
Je reste un brin songeur, est-ce que je vais pouvoir franchir ce pas de géant ?
Le jour du concours est arrivé, la salle était en ébullition, brouhaha, musique, la foule.
Le temps est resté suspendu pendant trois heures données pour réaliser notre sujet.
La sueur a trouvé son chemin, le long de nos échines.
Enfin le gong a sonné, tout est terminé.
Je brille avec mon étoile, comme un joli arbre de Noël.
Rires et pleurs accompagnent cet exploit bien mérité. J'ai 28 ans

L'homme solitaire

L'étoile incrustée sur la plaque de cuivre, suivie de mon nom brille. Les clients, satisfaits de mon succès, m'ont fait l'honneur de remplir les tables blanches de mon restaurant. Seront-ils plus indulgents avec mes plats, si je vais les saluer ?

A 14 heures, je décide d'aller les remercier chaleureusement. Je remarque alors, à la table du fond, un homme seul lisant son journal.
Il ne déjeune pas, bizarre ?
 
 
 
Je me dirige vers la chef de rang, lui pose la question : elle me dit que ce monsieur, insiste pour être servi lorsque tous les clients seront partis. Cela est gênant en cuisine. Qu'a-t-il derrière la tête celui-là ?
Je décide d'aller voir ce monsieur, il me dit clairement :
- Je ne peux déjeuner s'il y a du monde autour de moi.
Je souris, je prends cela pour un caprice, je tourne les talons. N'est pas bien ce client, il lui manque la lumière à plusieurs étages... il y a des personnes vraiment « barjo »...
Je retourne en cuisine pour savoir les ingrédients qui restent afin de lui concocter un plat satisfaisant. Je donne des ordres à ma brigade, puis je descends au jardin pour vérifier si le dispositif d'arrosage s'est déclenché. Je vaque dans les allées de légumes et fleurs comestibles. Je remonte en cuisine, je range quelques instruments, je parle un moment avec Pierre, mon premier commis. A ce moment là, tout le personnel est parti faire une pose et revient à 18 heures pour le service du soir.
 
Ce matin je me sens heureux et léger, la tension est retombée. Je me suis levé avec une mer de nuages dans le ciel, et subitement le soleil fait son apparition. Tu dois baisser les stores, sinon il va faire trop chaud..
Je me rends près des fenêtres, me retourne et vois le fantaisiste bonhomme assis sans bouger ; je m'approche et lui dis :
- Le plat vous a plu ?
Il ne répond pas, je lui tape délicatement sur le bras, et là, son haut du corps part en avant et s'affaisse dans son assiette.
Je panique, je tâte son pouls. Il est mort !!!
Je ne sais pas quoi faire... j'hésite un instant et appelle les gendarmes.
Après quelques minutes qui m'ont semblé des heures, les gendarmes arrivent et constatent le décès soudain de l'individu.
Pourquoi est-il venu dans ce village ?
 
Je réalise alors que mon univers s'écroule. Mon commerce est fermé jusqu'à nouvel ordre, suivant les avancées de l'enquête.
Les rumeurs au village commencent à enfler. Les réseaux sociaux se déchaînent je suis perdu, humilié, triste et fatigué.
Cet homme est venu perdre la vie chez moi pourquoi ? Crise cardiaque, ou bien rupture d'anévrisme, ou alors, il s'est empoisonné,.
Personne n'a rien vu, ni entendu.
C'est un mystère !!
Quelques instants plus tard, le légiste à découvert dans son cou, la trace d'une piqûre.
Alors, ce n'est plus une crise cardiaque, mais un homicide... My God !! Quelle catastrophe !
Les gens commencent à faire circuler le bruit qu'il a été empoisonné , dans mon restaurant.
C'est ma perte, la disparition de mon étoile, après tant de travail acharné réduit à néant.

Un homme sans histoire

La nuit venue, je monte me coucher au fond de mon lit et réfléchis à ce qui m'arrive.
Cependant, il ne faut pas que j'oublie, malgré le désastre qui me submerge, la commande du mariage de la fille du Maire, qui aura lieu samedi prochain. Je m'étais engagé avant le concours de l'étoile, il faut que j'honore cela dans les meilleures conditions. Il y va de ma réputation.
Aussi, je planche dès mon réveil sur une pièce montée exceptionnelle.

Je dessine un socle, fait d'un biscuit très fin et moelleux, vanillé, entre chaque socle une compote de fruits rouge bien murs de purée de fraises parfumées. De chaque côté des cercles, une guirlande de petites roses en boutons, munies de deux feuilles vertes en pâtes d'amande . Elle monte en tournoyant autour du gâteau jusqu'au sommet, où elle rejoint le couple bras dessus, bras dessous, dans leur beau costume.

La robe de la mariée s'étale sur toute la surface étroite du biscuit.
Au bas, tout autour, un joli ornement très fin de sucre couleur argenté en roulé boulé, forme une dentelle. Et pour finir le gâteau, je pense mettre des sphères en chocolat gaufrette, brodées en sucre. Pour la présentation, sous le support, un tissu d'étamine blanc ondule en vagues voluptueuses, piqué d'étoiles.
 
 
Demain à la première heure, je présenterai à Monsieur le Maire, mon esquisse pour obtenir son approbation, et me mettre au travail. Malgré cette affaire incroyable.
 
Mon esprit est en transit à cette situation extravagante. Les gendarmes ne laissent rien filtrer. Aussi après réflexion, je termine cette dernière commande et décide de prendre quelques jours de vacances et de poursuivre l'enquête, car j'ai le sentiment que cette sale affaire à un lien avec ma famille.
Je compte descendre vers la Méditerranée au soleil, tout en gardant contact avec mon meilleur ami. Il est journaliste à la « Voix du matin » et me fera parvenir des renseignements au fil de ces recherches.
Un matin, il m'appelle et me dit :
– J'ai son identité, il s'appelle : Mr Jérôme RICARDO 44 ans comptable, il vit chez sa mère, Mme Christiane RICARDO contrôleuse aérienne habite à Marseille.
 
Ce nom ne me dit rien !
Me voilà parti pour Marseille. Je reste prudent, car les gendarmes continuent leurs investigations. Ils n'aimeraient pas me trouver dans leurs pattes.
Après avoir interrogé le voisinage, j'apprends que Madame Ricardo est décédée il y a six mois d'un cancer, le fils n'est plus à cette adresse, aux dernières nouvelles il était très affligé par la perte de sa maman, dont il était très proche. Personne ne l'a jamais plus revu.
Un matin mon ami, m'apprend que mon père a été emmené par les gendarmes, pour être interrogé. Je suis stupéfait ! Ma mère est effondrée !
Il faut que je rentre très vite, elle est perdue car mon père est diabétique et à le cœur malade. Il doit suivre un traitement sérieux.
 
Sitôt arrivé, j'appelle mon avocat, les choses se mettent rapidement en place.
Les questions se bousculent dans ma tête et restent pour l'instant sans réponse.
L'autopsie nous en dira plus.
– Pourquoi les gendarmes s'acharnent-ils sur mon père ?
Un homme sans histoire, il n'a jamais fait parler de lui. Je ne comprends rien.
48 heures après mon père a été relâché. Nous pensions qu'il aurait désiré nous dire quelques détails, mais non rien !
Le vide, l'abîme !!!!!!!!!!
Il reste muré dans le silence, prostré dans sa chambre les yeux fixés dans le vague. Il a subi un gros choc. Ma mère est silencieuse.
– Mais pour quelle raison a-t-il été interrogé ?
Il n'était pas là au moment des faits.
Mystère …
Il a été relâché pour cause «  pas assez d'éléments ».
Son avocat a démontré qu'il n'était pas dangereux pour la société, malgré l'accusation, sa maladie a joué un grand rôle pour sa mise en liberté surveillée. L'enquête continue.
– Que s'est-il passé ?
– Connaît-il cet homme ?
– A-t-il été mêlé à une escroquerie ?
Ma mère se tait......

La romance a brisé l'étoile

L'avocat me donne rendez-vous pour le lendemain dimanche, vu l'urgence, à sa propriété à Aubenas.
Le château est grand et majestueux, la grande allée, bordée de magnolias grandifolia, distille un parfum envoûtant. Les allées secondaires sont recouvertes de magnifiques rosiers et rhododendrons, ainsi que de splendides hortensias, qui donnent une harmonie de teintes pastel.
Je suis un peu en avance, je prends un café à la brasserie de la place, lorsque un homme m 'interpelle : « Julien ! », je me retourne et aperçois « Joël » le meilleur copain de mon père, qui est comme un frère pour lui.
On déjeunait souvent avec lui « chez Marius » sous la tonnelle couvertes de grappes de raisins dorés dont les grains craquaient sous le soleil.
– Tu es le fils d'Henry ? Tu lui ressembles toujours autant.
Il me dit :
– Je suis au courant de ce qui lui arrive, je suis très triste, mais je le comprends.
– Vous comprenez quoi ?
– Ah tu n'es pas au courant. ?
– Au courant de quoi ?
– Alors je ne te dis rien, je ne veux pas le trahir.
– Joël, dites-moi ce que vous savez, cela l'aidera.
– Tu sais, ton père a été un homme meurtri dans sa jeunesse, ses parents étaient des
religieux fanatiques, ils l'ont brisé. Ils fréquentaient une sorte de secte.
– Ah bon ! Je ne savais pas
– Lorsqu'il a rencontré ta mère, ça été sa renaissance pour lui, ils se sont aimés et mariés en 1977. Tes parents étaient très heureux. Ils baignaient dans une atmosphère simple, harmonieuse, joyeuse. Quelques années après ton père a dû descendre à Nice pour parfaire ses examens d'expert comptable pendant six mois. Ton père et ta maman étaient très malheureux d'être séparés.
A l'hôtel où il était descendu, il a fait la connaissance d'une jolie femme. Tous les jours à table, ils se retrouvaient pour déjeuner. Un soir le patron a réuni tous ses clients pour fêter « le vin nouveau ». Ils avaient tous bien bu, et ton père a succombé à cette femme. Pour rien au monde, il n'aurait laissé ta mère. C'était son oxygène, son équilibre. Il ne s'autorisait même pas d'y penser.
Plus tard au hasard de ses déplacements pour son travail, il revoyait cette jeune femme.
Un jour elle lui avoua avoir eu un enfant de lui. Il était fier et heureux. Car ta mère à cette époque menait un combat pour avoir des enfants. Aussi, il garda le silence c'était son secret.
Il l'aimait ce petit, il recevait des photos de lui, il ne l'a jamais laissé tomber. Mais au fil du temps, les visites se sont effilochées, ils ne les a jamais plus revus.
– Ah bon !! Plus jamais ?
– Non.
– Je ne sais rien de tout ça, j'étais souvent avec mes grands-parents, c'est peut-être pour cela que je ne suis pas au courant de tout ce fourbi.
– Le jour du drame ton père m'a téléphoné en pleurs, il m'a expliqué que ta mère lui a
demandé de passer au restaurant prendre les nappes sales, et voilà que ce Monsieur l'interpelle et lui dit :
– Tu me reconnais pas ?
Aussitôt, il remarque sur sa joue le même grain de beauté que lui. La situation lui a sauté au visage. Il a vu rouge.
Ton frère lui dit :
– Tu me présentes à ta femme et ton fils, je n'ai plus de famille, ma mère est morte. Je
suis seul maintenant.
Là ton père a perdu pied, il n'a pas réfléchi, il a pris sa seringue dans sa poche et l'a piqué avec son insuline pour son diabète. Tu sais, il ne voulait pas le tuer, il a perdu la raison.
– Quelle histoire, mon père est devenu fou !
– Tu sais Julien, ton père t'a écrit une lettre.
 
Je rentre chez moi, je cherche dans le tiroir aperçois l'enveloppe froissée, je l'ouvre
et lis :
Mon Cher fils
Lorsque tu liras cette lettre, je serais ailleurs, aussi il faut que je t'avoue, que tu as un grand-frère que j'ai caché à tout le monde, ainsi qu'à ta maman. Je n'ai pas voulu lui faire du mal ; mon cœur a saigné par manque de sagesse. Ce petit je l'ai aimé, mais de loin, je n'ai pas eu le courage d'affronter le regard de ta mère. J'ai souffert de ne pas l'avoir vu grandir. Je le côtoyais de temps en temps, mais plus tard, ils se sont éloignés de moi.
Je ne te demande pas de me pardonner, mais d’essayer de comprendre mes faiblesses. Je t'aime et espère que tu seras plus honnête que moi. Je pensais protéger ta mère mais j'ai eu tort. C'est sans doute moi que je protégeais.
Aujourd'hui je me noie dans mon chagrin.
Ai-je commis le pire ?
 
Va-t-il tenir le coup, lorsqu'il réalisera qu'il a tué son fils, me dis-je.
Je sors du cellier bouleversé, je croise le regard de ma mère dans le couloir, et là j'ai su quelle savait...
Elle aussi a choisi le silence et la solitude.
Peut-on un jour se sortir de cette sombre histoire d'amour ?
 
Arlette
__________________________________________
 

Rédigé par Arlette

Publié dans #Ecrire sur des photos

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