CACHE-CACHE

Publié le 3 Juin 2023

 
Notre rencontre reste un beau souvenir. Ni elle, ni moi ne nous attendions à vivre un moment si intense. Je n’ai jamais oublié son regard plein de tendresse posé sur moi quand nous nous sommes vus pour la première fois.
J’étais jeune, avec peu d’expérience et je venais de vivre une histoire compliquée au sein de ma famille. J’avais besoin de réconfort. Elle, à l’été de sa vie, voyait sans doute en moi un être qui pourrait adoucir son quotidien, lui apporter l’affection et l’attention qui lui manquaient tant depuis que son dernier compagnon l’avait abandonnée.
Nous avons pris le temps nécessaire pour nous connaître. D’abord craintifs tous les deux, découvrant chacun un comportement humain ou animal inconnu, nous avons gardé les premiers jours quelque distance.
Je la regardais de loin pendant qu’elle prenait ses repas et parfois même très discrètement quand elle faisait sa toilette. Elle était calme, posée et semblait apprécier son image dans le grand miroir de l’entrée.
Parfois elle venait près de moi quand je me reposais sur le canapé.
Peu à peu, nous nous sommes apprivoisés et nous avons commencé à nous attacher l’un à l’autre.
Alors commença la période des jeux !
Elle jouait souvent avec une ou plusieurs pelotes de laine, de différentes couleurs, parfois roses, parfois bleues ou même orange. Elle était très habile avec ces objets qui se débobinaient facilement. Il arrivait même qu’ils lui échappent et se mettent à rouler sur le tapis. Un jour, j’ai eu une idée amusante. Je lui ai volé un de ses jouets ! Elle n’a pas apprécié du tout et s’est mise à courir après moi en grondant et en poussant des petits cris de mécontentement. Quand sa colère est retombée, le jeu s’est transformé en partie de cache-cache. Je glissais sa pelote sous le canapé, sous le lit, au-dessus de l’armoire. Elle trouvait toujours le moyen de la récupérer. Une véritable acrobate !
Souvent il m’arrivait de sortir de notre domicile et de la laisser seule. Je savais qu’elle préférait rester à la maison, surtout quand il faisait froid. Elle devenait de plus en plus casanière. Elle se lovait alors sur le canapé, enroulée dans une couverture écossaise bien douillette et dormait sans doute de longues heures pendant mon absence. Du moins c’est ce que je croyais.
J’aimais ces sorties qui me permettaient parfois de retrouver quelques amis. Je profitais de ces moments de liberté pour parcourir le petit bois qui jouxtait la maison, nez au vent, tous les parfums de la nature se mélangeaient et m’enivraient ! J’avais envie de courir, gambader, sauter et pourquoi pas grimper aux arbres. J’étais assez svelte et agile pour ces exercices physiques.
Mon retour n’était pas toujours bien accueilli. Je la retrouvais alors angoissée et désorientée. La couverture gisait sur le sol, les pelotes de laine laissées pêle-mêle sur le divan, les coussins dispersés dans la pièce. La première fois que cela s’était produit, j’avais été très étonné. Je considérais ce comportement bien étrange et excessif. Puis j’avais interprété ces réactions comme la manifestation de son inquiétude lorsque mes promenades se finissaient tard. Il est vrai que dehors je ne voyais pas le temps passer, je rentrais parfois après la tombée de la nuit. Elle devait penser sans doute que je courais alors un danger. Mais pour moi, sortir la nuit n’a jamais été un problème. D’ailleurs je serais toujours revenu chez nous, je ne pouvais plus imaginer la vie sans elle.
Ces moments difficiles se terminaient heureusement la plupart du temps par des manifestations de tendresse, des échanges de paroles et de miaulements, de mots doux et de ronrons.
Elle n’était pas rancunière et moi je tenais à mon indépendance. D’elle et de moi, nous ne savions plus très bien qui était le propriétaire des lieux. Mais nous avions bien compris que désormais nos vies étaient liées à tout jamais.
Parfois c’est elle qui quittait la maison et qui me laissait seul. Je comprenais mieux alors son désarroi lors de mes escapades. Un grand vide régnait tout à coup dans l’appartement et en moi. Reviendrait-elle ? Il ne faudrait pas qu’elle se perde ou qu’elle fasse une mauvaise rencontre ! Le quartier n’était pas très sûr, elle était plutôt d’un tempérament réservé… et surtout elle était tellement belle avec ses grands yeux noir en amande, sa taille fine et souple !
Quel bonheur lorsque j’entendais quelques heures plus tard le frôlement de son corps contre la porte ! Elle avait retrouvé le chemin du retour. Rassuré, je pouvais m’abandonner au sommeil.
Mes virées en solitaire prenaient une tournure différente les jours de pluie ou de neige. La météo ne m’effrayait pas moi, je pouvais m’échapper par tous les temps ! Elle jugeait sans doute que j’avais un tempérament d’aventurier. Je sentais bien qu’elle aurait préféré que je reste au chaud près d’elle ces jours-là. Mais j’avais tellement à faire à l’extérieur ! Elle tentait pourtant de me retenir en devenant plus câline et en me prodiguant des recommandations dans un discours que je ne comprenais pas mais dont je devinais le sens. Nos langages étaient si différents ! Paroles et miaulements se répondaient pourtant comme dans un dialogue entre deux étrangers où les mots ne comptent pas, où seules les intonations et les émotions ont toute leur importance.
Evidemment mon retour ces soirs-là était encore plus attendu. Et s’il m’arrivait de rentrer trempé et grelottant, elle s’empressait de me montrer par des élans de tendresse, tout en grondant un peu, qu’elle était soulagée et heureuse de me revoir. Elle oubliait alors que j’avais bravé ses interdits, toute à la joie des retrouvailles. J’étais moi aussi bien content de pouvoir me réchauffer contre elle, sachant que notre attachement réciproque se nourrissait de ces moments intenses. Apaisée, elle reprenait alors ses pelotes et son jeu habituel.
J’avoue que je n’appréciais pas beaucoup les quelques sorties que nous faisions ensemble. Ces moments-là étaient aussi désagréables pour moi que pour elle. Je les sentais venir car alors le timbre de sa voix changeait. J’adoptais de ce fait moi aussi une attitude particulière, mélange de peur et de méfiance. Notre belle complicité n’existait plus. Commençait alors une sorte de poursuite à travers les pièces de l’appartement, un échange bruyant de feulements et de mots divers, oscillant entre douceur et agacement. Nos cœurs battaient plus fort et plus vite, l’un à cause de la peur, l’autre de la colère. Le tout ponctué de coups de griffe involontaires. Et pourtant nous savions bien, elle et moi, que c’était juste un mauvais moment nécessaire à passer et que très vite nous retrouverions la sécurité et le bien-être de notre chaleureux foyer.
Mon plus mauvais souvenir, ce fut mon retour chez nous un matin de fin de printemps. Je venais de passer pour la première fois toute une nuit hors de la maison. Mais quelle nuit ! Je m’étais laissé entraîner par ma bande de copains rencontrés lors de mes sorties. Quelle ambiance ! J’en avais oublié les heures qui défilaient. Emporté par l’air doux du soir, le bruit du vent dans les jeunes feuilles des arbres et les jeux endiablés auxquels les autres me faisaient participer, je n’avais plus pensé à rentrer ni à elle qui devait m’attendre. Je savais de toute façon qu’elle trouverait tout ce dont elle avait besoin pour se nourrir et puis elle avait les pelotes à chercher ! J’en avais placé quelques-unes à des endroits insolites avant de sortir. Une belle partie de cache-cache en perspective !
L’aube se levait quand enfin j’ai décidé de rentrer, étourdi par cette folle nuit et un peu affamé aussi. Appréhendant toutefois l’accueil difficile qu’elle me réserverait à coup sûr. J’espérais secrètement qu’elle se soit finalement endormie, fatiguée d’avoir tant joué et attendu pendant de si longues heures. A ma grande surprise la maison était tranquille et bien rangée. Pas un bruit, pas âme qui vive. Je n’étais pas rassuré. Une angoisse montait en moi. Où était-elle ? Partie à ma recherche ? Ne m’avait-elle pas quitté définitivement sur un coup de tête ? Je m’effondrais sur le canapé. Les pelotes étaient là. Preuve qu’elle avait dû quand même bien s’amuser malgré mon absence. Inquiet et épuisé, je me suis endormi aussitôt.
Au fil des années passées ensemble nous avions appris à nous connaître et arrivions à deviner les besoins de l’autre. Pour lui faire plaisir, je lui rapportais de temps en temps avec fierté et amour un petit cadeau. J’essayais de diversifier ces présents. Je la trouvais bien difficile car elle ne souriait jamais en les voyant. Elle détournait même souvent le regard et par son attitude manifestait son mécontentement. Je n’ai jamais compris pourquoi. Ma seule intention était de lui prouver la place essentielle qu’elle occupait dans mon cœur.
Durant de nombreuses années ma vie avec elle a été une belle histoire. Nous avions compris et accepté nos façons très différentes de vivre. Puis j’ai commencé à être malade, elle était mon réconfort par sa présence et ses attentions. De plus en plus fatigué au fil des mois qui suivirent, je sortais de moins en moins. Nous faisions par contre de plus en plus de sorties ensemble. Elle était toujours pleine d’attention pour moi, comprenant ma douleur et souhaitant l’alléger du mieux possible. Les jeux et les ronrons se faisaient rares désormais.
Nous sommes restés ensemble plus de quinze ans. Et puis un jour nos chemins se sont séparés. Nous avons fait une dernière sortie ensemble, moi très fatigué et au bout de ma vie, elle tremblante d’émotion, sachant sans doute où nous allions et pourquoi. Je suis parti presque paisiblement, elle tout contre moi, m’accompagnant avec toute son affection dans ces derniers instants. Ce fut une déchirure pour elle, une délivrance pour moi.
De là où je suis maintenant, j’entends encore parfois avec émotion sa tendre voix féminine dire avec un rien d’agacement : « Ouisti ! Ouisti ! Mais où est-il encore passé ce chat ? »
 
Mireille
 

Rédigé par Mireille

Publié dans #Les concours

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