IMAGES DE RÊVE
Publié le 11 Février 2018

Elle ressent comme une douce piqûre au niveau des épaules.
Un léger frémissement qui ondule, l’inonde en partie. Joie et douleur, un cocktail explosif, sa quête permanente. Comme un flash dans les circuits.
Le tapis se déroule sous ses pieds nus. Elle s'allonge et se détend, déplie ses doigts comme pour mieux s'ancrer dans le sol.
Le son aérien d'un bol tibétain légèrement effleuré. Une journée trop lourde pour garder les yeux ouverts.
Le bol s'envole, s'affole, les notes sont en elle, au-dessus, se mêlent, s’emmêlent.
Elle est...un orteil, malicieux, qui la conduit vers le genou, puis remonte le courant vers la cuisse, les hanches.. Ces hanches qui balancent au rythme de la vie, ces mains qui les entourent, et cet œil rieur...
Le bol a fini de chanter, écourtant le voyage. Elle se sent apaisée, épuisée. Mais comment oublier. Ce matin, les obsèques. Comme une éternité. La chaleur du Temple où s'encombre la foule. Tant de gens les yeux lourds...Voir encore son sourire et ses mains en offrande. Une offrande.. le pasteur et sa voix grave, les mots simples et justes, l'hommage vibrant de sa fille, la voix de Barbara, le choral de Bach. Les jeunes blacks, cheveux tatoués, portent son corps en silence..
Un soubresaut.. Flo lui passe la main sur l'épaule, accompagne son éveil, pose le bol, allume l'encens.
Face à face ou dos à dos ?
Les yeux froids, elle balance son corps sur sa musique intérieure.

La musique intérieure.. Celle du moment est agitée, elle le sent. Ce face-à-face lui fait froid dans le dos. Ses mains un peu crispées balancent sous le menton, se joignent en prière, se détachent à nouveau, enclines à l'autonomie, dessinent dans l'espace des sursauts saccadés.
Le mur vacille.. Une journée survitaminée. Sa peau est moite, le corps entier appelle à la rescousse. Elle doit avant tout s'isoler. Vider les images à la poubelle, ou plutôt mettre en avant celles qui chantent, qui sont rouges, bleues, ocres, celles qui se mirent, se pavanent sans vergogne. Difficile. Un bureau qui s'impose, froid, cloné à l'infini dans le couloir sans perspective.
La perspective. Elle pense au dessin, celui au graphite, au pastel, celui qu'elle
aime rehausser à l'aquarelle, des petites touches vives, un contraste nuancé.. et sa manie de trop remplir, comme une peur du vide.. Le vide. Ce visage impavide qui la nargue et s'impose. Un visage pâle, si pâle. Sourcils bruns sous des cheveux paradoxaux.

Elle est face à lui. Éreintée, échevelée, comme en fin d'une longue course. Un
voyage tout au fond de son corps. Les yeux fixes, elle semble à peine le voir.
Lui, déjà au téléphone, bonnet gris sur cheveux ras, T-shirt échancré laissant
paraître une peau mate luisante, comme enduite d'une huile protectrice.
La flamme vacillante joue avec l'ombre, les deux visages se joignent et se
repoussent, combat futile et silencieux. Vaincu ou trop las, il préfère trouver
refuge en fixant l'écran de son portable.
C'est plus facile.. Bien sûr. Des mots simples tapotés, des phrases courtes, aucune émotion manifeste. Et peut-être, s'il est d'humeur badine, une photo joviale. Mais pas de face à face. Le vrai, celui qui exprime, parfois sans le verbe.. une gageure.
L’expression change. Surpris, consterné peut-être.. Il la dévisage à son tour..
Toujours ce regard distant.. une protection contre les larmes. Elle me méprise,
c'est sûr. Il faut dire que je ne lui facilite pas la vie. Elle doit soupçonner quelque chose. Si elle savait.. mais comment lui dire ?
Elle sourit... semble lâcher prise. Peut-être.. plus tard..
Elle visualise le dessin qu'elle vient d'achever, au fusain, ocre et brun, inspiré
d'un modèle de sa bibliothèque, une gravure de Gustave Doré. Et la musique
des Doors.. Jim Morrison, son favori... L’ange rebelle.
Il semble décontenancé. Ce sourire.. Et si..?
Ils se voient enfin. Un fil ténu, des ondes qui se rétablissent.

Les images scintillent dans sa tête.
Peut-être cet alcool synthétique dont on lui a dit grand bien. Et dont elle ne
connaît pas tous les ingrédients..
Le monde vacille.. peut-être une bonne chose.. Lâcher prise.
Comme le chantaient Jim et ses acolytes. La musique psychédélique enflamme ses sens. Alanguie sur le moelleux sofa, les images se brouillent, se noient dans une brume parfumée, l'encens, les lucioles, de petites fenêtres entrouvertes sur l'intime.. Les notes se joignent et se dissolvent, le safran lui brûle les narines, ses yeux clignotent, phares d'une traversée chaotique, le sol se redresse devant elle, impasse ou protection, elle est prise dans une matrice capricieuse, architecture subtile d'un esprit cartésien aux abois. Inception.
Elle se souvient, paupières closes, combien ce film lui a fait percevoir, peut-être, les limites à franchir.

Les cases à lapins clonées à l'infini.. Hong Kong et ses cité-dortoirs.. Un goût amer dans la bouche. Le vol d'une colombe.. Échappée d'un asile. Tous fous. A lier, ensemble. Sa bouche est sèche, trop sèche. Et ses entrailles semblent entamer une sourde mélopée au rythme percussif, comme une vie intérieure autonome et sensible, un signe malicieux qui l'emmène en exil.
Ce cygne noir sur le Bosphore, jadis.
La flamme de la chandelle grésille en brûlant la cire, joue des ombres fugitives sur le mur face à elle, forme des visages aléatoires.. les traits s'estompent, se transforment, semblent écrire des repères surprenants.
Et puis les fragrances essentielles, son ami chinois qui lui offre régulièrement des extraits de parfum, Hermès, Monaco, tout se brouille, elle sourit, humecte ses lèvres sèches, un appel au désir.. se détendre enfin.
Redevenir jeune fille aux cheveux filasses , courir dans les champs de lavande, rouler sous la pergola, entrer en silence dans la pénombre d'une cuisine étouffante où mijotent tendrement les poivrons et les aubergines, soulever le couvercle, les papilles frémissantes..
Son regard navigue à vue, oscille, palpite, la cire se consume, une agonie nostalgique et bienheureuse.
Un soupçon d'échalote. La vibration d'un moustique qui la nargue. Le sourire s'accentue. Elle demandera à Jim la teneur de son cocktail. Une détente haute en couleur. Un meuble cadenassé dont on aurait brisé les chaînes, ou du moins gratté l'encaustique. Pour obtenir une dentelle chamarrée.
Les piqûres s'accentuent dans le dos de Maëlle. Sans doute la séance de sophro n'a-t-elle pas évacué le stress accumulé. Elle se redresse, pratique un léger auto massage, rassemble ses pensées, embuées par le journal sous ses yeux.
Le miroir lui renvoie l'image d'une jolie femme au visage marqué. Elle s'insurge.
Comment oses-tu me dévisager ? Est-ce que tu peux me donner une
bonne raison pour ne pas te quitter ? Te crois-tu si important ?
Le miroir reste coi. Sans doute une hésitation légitime, l'impression qu'il vaudrait mieux respecter le silence...
Tout de même elle y allait fort...Il ne resterait pas si longtemps sans rien dire. Et d'ailleurs, il allait commencer par brouiller son image, ce joli minois qu'il en avait marre de refléter..
Yann avait promis de rentrer pour le dîner.
Le dîner ? les pieds sous la table comme d'habitude ?
La lassitude revient lui lécher les paupières. Un trop-plein sans doute.
Son regard se détourne, scrute la porte, en attente du fracas à venir.
Yann, toujours présomptueux, parfois si désinvolte. Une infime variation.
Ses lèvres se plissent.
Il fallait lui parler, énoncer sincèrement les griefs, imaginer enfin le bout du tunnel.
Fermant les yeux, elle se promet d'être ferme. Elle le voit comme dans un rêve. Effronté, bien sûr.
Trop grillé, ce poulet... et pas assez relevé...Tu as besoin d'un cours de cuisine ? je peux appeler ma mère...
Sa mère.. une grimace et lui déforme les traits.
Une vieille femme esseulée, au bord du gouffre, toujours penchée sur ses marmites, et trop aigrie pour penser partager ses recettes. Et pourtant, la seule, qui sait, à pouvoir les rapprocher.
La clé tourne dans la serrure. elle sursaute. Yann s'avance dans la pièce sans même lever les yeux. Silhouette pesante, démarche assurée. Il pose son trousseau sur le buffet, redresse les épaules, veut affronter l'orage.
Comment vas-tu mon amour ? j'ai réservé une place chez Olive et Artichaut, tu sais, ce nouveau resto à côté des sushis... ça te va ?
Leurs yeux se croisent. La magie de l'instant. Il se dit qu'il a bien joué. Elle
pense... une trêve. Demain serait un autre jour.




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