LE CARNAVAL DU PAILLASSOU
Publié le 17 Janvier 2024
On m’appelle le Paillassou, un homme de paille en français, bien qu’aujourd’hui, je sois en mousse. Je suis un pantin de taille humaine qu’on envoie en l’air, lors des fêtes niçoises, au moyen d’un drap tendu par quelques individus, quatre, cinq, six… ou plus… ou moins, ça dépend. On m’envoie le plus haut possible ; dès que je retombe sur la toile, on me réexpédie dans le ciel. Il paraît que je contiens les soucis et les malheurs de l’année. Alors, en me faisant sauter, les gens éjectent dans les airs tous leurs tourments, en espérant qu’ils ne retombent pas au sol. Je suis un bouc-émissaire, mais je suis aussi la joie du peuple niçois. Les enfants attendent et adorent le cri rituel avant tout lancer, « Un, doui, tres, manda lo pailhasso ! » (un, deux trois, envoie le paillassou), pour motiver les troupes. Alors là, je me prépare à être bousculé, malmené, ce qui, entre nous, ne provoque aucun désagrément à mon corps de paille, ou de mousse. Les courbatures, je ne connais pas !
On m’a prêté plusieurs rôles au cours de ma longue vie. Parfois, je suis le Paillassou berné par les pêcheurs habitant la vieille ville, représentant la ville basse et populaire. En m’envoyant en l’air, le peuple se moquait des notables. D’autres fois, je suis le médiateur entre le monde des défunts et celui des vivants. Je dirige les âmes vers le royaume des morts. Dans tous les cas, je fais toujours partie du Carnaval.
Carnaval, c’est la fête que je préfère. Je défile en volant au son des fanfares, des battements des grosses caisses, des marches énergiques claironnées par les trompettes. Les notes retentissent, rebondissent, claquantes comme un ballon contre les murs des immeubles. Ça tourbillonne, ça s’éparpille, la musique est partout… D’en haut, quand je suis en vol, j’aperçois la patrouille des grosses têtes, les confettis multicolores, les serpentins qui giclent des tribunes, le char du roi, celui de la reine, les troupes venues des quatre coins du monde qui dansent en habit traditionnel. C’est coloré, pimpant, vivant, bruyant. Les musiques se mêlent, s’enveloppent les unes avec les autres, se fracassent en un joyeux brouhaha.
Carnaval d’antan, exutoire, où liberté, joie chassaient les ténèbres et l’hiver, ou Carnaval d’aujourd’hui, spectacle pour touristes muré derrière des palissades, je suis toujours là pour garder vivantes la mémoire et la culture du peuple niçois.
Mado Cafedjian