LE CHIBANI

Publié le 21 Février 2024

Voyage

Couché sur le flanc, je rêve. Je ne sens plus la rugosité des cailloux sous mon corps. Je ne sens plus le froid. Plus de douleurs. Mon unique sac soutient ma tête.

Devant moi, un tapis de prières et un verre. Au cas où une généreuse y laisserait une pièce. Recroquevillé, je somnole en regardant la douce fumée sortir de ma pipe. Je suis rassuré. Dans ma poche, je sens ma deuxième dose pour ce soir.

 

Les volutes montent en tourbillon. Quel calme! Comme ça m'apaise. Je n'entends plus les cris, les moqueries… Je n'ai plus de peine. Indifférent à tout. Même pas faim, même pas triste, même pas mal. Besoin de rien, à part de cette odeur qui me transporte.

Et soudain, le voyage commence. Des couleurs m'apparaissent, des têtes ; maman est là. Elle me caresse. Elle m'aime et me le dit. Je suis si bien. Je pars. Je vole.

Dans ce pays où aucune aide n'est accordée aux miséreux, ainsi se traîne de rue en rue, Saïd, le chibani, comme il est surnommé dans son village.

Le séisme

 

Cette nuit, tout a tremblé. Magnitude 7°9, ils l'ont dit par téléphone arabe car les radios ne marchent plus. Un éboulis monstrueux à la place des maisons, des montagnes. Ça ne change rien pour Saïd. Il dort en plein air. Petit sourire sardonique. - Moi, rien ne m'y tombe sur la gueule !

Autour de lui, tout le monde s'affaire. La moquée est encore debout. Il la regarde ébahi. - Ouili, ouili, ouili, il est encore là-haut, le muezzin !

 

Les berbères tout de blanc vêtus avec leur chèche sur la tête courent de tous les côtés. Ils essaient d'extirper les corps des décombres. On entent hurler. Les chèvres, les moutons sont tous éparpillés. Le puits où les habitants peuvent prendre l'eau est recouvert de rochers. Saïd cherche le caïd du village. Mais il est déjà parti avec sa famille. Tous les quatre sur leur pétrolette. - toi, ties courageux! Toi, ties jamais là quand il faut aider!

La Croix-Rouge est arrivée. La distribution d'eau et de pains a commencé. Une jolie blonde en blouse blanche s'approche de lui. Elle lui sert à boire et à manger toute souriante. Saïd ne comprend rien à ses paroles si douces et réconfortantes. Il se sent heureux malgré le chaos ambiant. Il se remet à rêver. - oh! La belle gazelle. J'y suis sûr, elle m'aime. Elle veut me guérir. Qu'Allah m'écoute pour une fois.

La théière

Après le violent séisme, le petit village de Saïd commençait à se reconstruire. L'armée avait envoyé les soldats pour aider à enlever les décombres. Des tentes s'installaient ci et là. Les habitants rebâtissaient avec courage leurs maisons en terre battue. Saïd aidait à droite, à gauche. Toujours prêt à donner un coup de main. Lorsqu'il travaillait, son regard bifurquait vers la gazelle. Elle était restée avec eux. Elle soignait les blessés.
Chaque jour, après le substantiel repas, tout le monde s'installait en rond autour du feu pour le rituel du thé. Saïd se faisait un honneur de le préparer. La jolie infirmière le suivait des yeux avec intérêt.
Il prenait amoureusement la théière que lui avait laissée sa maman. Argentée, son ventre rond ciselé se casait bien sur les braises. Sur le côté, l'anse était gravée aux initiales de sa famille. Il ne la rinçait jamais pour qu'elle garde son goût de thé vert. Par contre, il adorait la frotter et la faire briller.
Il la posait sur le feu, lorsque l'eau commençait à bouillir, il rajoutait le thé. Ensuite, il prenait le cône de sucre qu'il cassait avec son marteau et le rajoutait à l'eau. Et, en dernier, les feuilles de menthe bien fraîches.
Aussitôt, la théière devenait vivante. Une odeur s'en dégageait. De la fumée sortait de son bec verseur. Les narines des hommes se dilataient. Les regards étaient hypnotisés. Moment de bonheur pour ces pauvres gens.
Un autre cérémonial commençait alors. Saïd prenait un verre, le remplissait de liquide puis le refaisait couler dans la théière. Ceci deux ou trois fois. Puis, il commençait le service en levant bien haut la théière au-dessus du verre. Le liquide doré coulait tout mousseux. Les berbères buvaient avec des grands "slurp!" de satisfaction. La gazelle souriait à Saïd. Théière, tu es magique !

Le village

Le soir venu, leur substantiel repas terminé, les berbères se réunissaient près des tentes pour la veillée. Les soignants s'installaient avec eux. Ils avaient tous trouvé un langage commun : mi- français, mi- arabe, mi- anglais. Saïd s'installait avec son infirmière. Il adorait lui racontait la vie du village.

"Tu regardes mon village dans ta tête? Il est couleur ocre comme la terre. La terre qui sent si bon. J'adore la faire couler entre mes doigts. Tu vois des tours, des maisons, des petites et des grandes, de toutes les tailles comme dans une grande famille de frères et sœurs. Au loin, le minaret, c'est lui le chef : on se tourne vers lui tous les soirs avant le coucher du soleil.
Lorsque tu y pénètres, tu es vite dans un labyrinthe. Promène-toi, n'aie pas peur. Les portes sont souvent ouvertes. Invitation permanente à y entrer, à partager un thé, un pain, un repas. Nous sommes les rois de l'hospitalité. Là, une femme accroupie avec sa robe colorée. Avec son pilon, elle écrase les épices. Le son en résonne dans toute la vallée. Une odeur forte et agréable s'en échappe. Elle te regarde avec ses yeux de biche bordés de khôl et te sourit.
Plus loin, des jeunes filles rient aux éclats avec des bambins à peau mate et aux cheveux bouclés. Tendres enfants ! Là-bas, le four en pierre chauffe. Les pains y sont déposés sur les parois. Avec une pelle, un homme le ressort cuit et doré. Et toujours cette odeur ! Il t'en fait goûter ; une texture tendre qui te fond dans la bouche.
Vois en haut, sur les tours, les cigognes sont là. Leurs nids de paille débordent. Toutes blanches, elles sont les reines du village et te toisent de là-haut.
Là, la mosquée, c'est l'heure de la prière. Les babouches sont déposées à l'entrée. On voit les pieds nus des hommes courbés, puis relevés avec leurs mains dressées, puis debout. Une gymnastique de foi inébranlable.
Et la médina. La marchandise dégouline des rayons, des caftans, des ceintures, des pots, des bijoux ça crie, ça marchande. Chacun vante ses produits. Plus loin, le marché. Les morceaux de viande pendent, les fruits et légumes sont savamment rangés et attirent l'œil. Le marchand ouvre pour toi la pastèque, le melon pour t'y faire goûter. Le liquide sucré coule dans ta bouche et te rafraîchit.
Jolie infirmière, quand il se sera reconstruit, tu reviendras. Tu rentreras dans le hammam avec les femmes. Je mettrai de côté pour toi le plus beau des riads, ma gazelle. Il est beau mon village. Il me manque."
Ghislaine
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Rédigé par Ghislaine

Publié dans #Ecrire sur des photos

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