LA SEPTIÈME

Publié le 27 Mars 2017

Dans le barillet sept balles.

Je sais que nous partirons ensemble.

 

Partie, pourquoi ? Rupture, déchirure, souffrance atroce. Au ventre, un nœud de viscères qui s’entremêlent, se serrent. Les jambes flageolent, semblent ne plus vouloir porter ce corps, obéissent quand même. Les mains surtout qui bloblotent, ni de peur, ni de froid mais de l’immense vide laissé dans la poitrine. Idée fixe, récurrente, ineffaçable, dépression obsessionnelle.

 

Collé au tronc d’un arbre un homme. Dans l’ombre portée du soleil couchant ils ne font qu’un. Le regard vague sur l’avenue bordée d’orangers, droite, vide, triste mois de mai pense-t-il. Dans sa tête, une ritournelle.

Mai, mai, la vie mai

Mai, mai, la vie…

Un chien erre, s’approche, hume un vieux papier, enfourne son museau dans une poubelle, tourne autour de l’arbre, lève la patte.

  • Pas sur mes baskets, sale cabot !

D’un shoot magistral l’inconnu le renvoie à quelques pas de là.

  • Kaï, kaï ! Affolé le bâtard gémit, s’enfuit, boite bas.

Le silence revient. La brise du soir susurre dans le feuillage une douce mélodie, assèche la sueur, calme les mauvaises humeurs.

Au loin, le moteur d’une moto monte en régime. L’homme contre l'arbre se détache quelques secondes puis semble reprendre appui avant de s'immobiliser totalement. Une Yamaha noire surgit du carrefour. L’inconnu s’agenouille, tend son bras. Le moteur vrombit. Bruit assourdissant. Silence absolu.

Quatre balles chargées dans le barillet.

 

  • Bonjour Juliette !

  • Bonjour Commissaire.

  • Qu’a produit notre belle humanité cette nuit ?

  • Rien de bien particulier Commissaire, la routine. J’ai une femme qui a égorgé son mari avec une bonne excuse.

  • Dites-moi ?

  • Il la tabassait régulièrement, coup de poing, coup de pied. Après quoi il la brusquait et la soumettait.

  • Holà, du sexe, encore du sexe.

  • Pas du tout ou alors bien enfoui quelque part au plus profond de son cerveau. Non, il la forçait à faire le ménage, à laver le linge et même à repasser ses chemises. Vous vous rendez compte ?

  • Pas très galant, effectivement, mais de là à le tuer, pauvre bougre. Nous avons les aveux de cette gente dame ?

  • Oui, sans difficulté, une logorrhée.

  • Très bien, une affaire vite réglée, quelques points facilement gagnés pour ma promotion... et la vôtre bien entendu. Quoi d’autre ?

  • Un ivrogne, une dispute entre voisins, un accident de moto avenue des Fleurs.

  • Grave l’accident ?

  • Mortel, un homme de quarante ans !

  • Il a choisi la bonne avenue. Pour les fleurs, c’est fait ! Juliette, que diriez-vous d’un café ?

 

Réveil en sueur, présence palpable, sa voix, je l’entendais me dire ces mots d’amour que j’guette à chaque instant. Et puis rien, les bruits de la nuit. Rêve, mon ami, tu m’as trahi !

Profiter d’être éveillé pour allumer l’ordinateur, guetter un hypothétique email de repentance. Bouger, ne pas laisser la phobie phagocyter mes neurones, me bouffer tripes et boyaux.

 

Une grande bâtisse carrée, jaune délavée, deux étages au milieu d’un parc complanté de cyprès, de chênes-lièges, près du jardin d’hiver un mimosa. Une large allée bordée de platanes conduit au majestueux portail. Partout des fleurs en massifs odorants.

  • Bouge-toi un peu, je vais être en retard.

  • Faux, tu es déjà en retard !

  • Où as-tu posé les clefs de la voiture.

  • Comme d’habitude… sous le frigo ! À leur place sur la commode de l’entrée évidemment. Parfois tu es un peu lourd. Tiens voilà ta chemise, ta cravate, tes chaussettes, pour vous servir Monseigneur ?

  • Ah ! J’oubliais, embrasse-moi, tu es mon porte-bonheur.

Pierre court à sa Jeep Cherokee, démarre en trombe, pile à l’entrée, accélère dès les grilles à peine entrebâillées, s’engage sur la route de Tourtoure. Septuagénaire à la tignasse blanche, artiste reconnu dans sa région, homme de décision, il adore cette petite route où il libère son plaisir de conduire vite, de maîtriser la machine. Limitation de vitesse ? Il ne connaît pas. Une fois, les gendarmes l’ont arrêté. Toujours souriant, très aimable, reconnaître avoir tort, oui, oui, mais sitôt libre il a téléphoné à qui de droit et n’a plus jamais entendu parler de cet incident. Petit privilège d’un édile local.

Un virage à droite pris à soixante kilomètres heure fait couiner les pneus, un gauche sans freiner, la longue ligne droite avant un quatre-vingt-dix gauche sur le pont, adrénaline maximum. Pierre s’effondre sur son volant, fait un tout droit, explose la rambarde du pont. Le bolide chute cinquante mètres, roule, tourneboule, s’enflamme.

Trois balles chargées dans le barillet.

 

  • Juliette ! Il faut que je prenne l’habitude de t’appeler brigadier, mais tu es si belle.

  • le temps des amours ancillaires ? Révolu Commissaire, du moins dans la police. Appelez-moi comme vous le voulez. Pour autant ne rêvez pas mon mari s’en charge parfaitement.

  • La vie est dure pour les vieux briscards blanchis sous le harnais. Que me proposez-vous aujourd’hui, quelles nouvelles affriolantes allez-vous m’annoncer ?

  • Un père de famille agressé au volant de sa voiture. L’agresseur interpellé soutient qu’il ne roulait pas suffisamment vite.

  • La civilisation en marche.

  • Une tentative d’enlèvement à la sortie de l’école. Une mère de famille a bloqué le véhicule du présumé pédophile contre le trottoir. Ce qui a permis à la mère d’ouvrir la portière et de récupérer sa fillette.

  • On a arrêté le suspect ?

  • Non, le conducteur d’une berline gris clair, nous le recherchons activement.

  • Si vous n’avez pas plus d’éléments, vous pouvez arrêter les recherches. Inutile de gaspiller notre énergie et l’argent des contribuables.

  • Et puis et puis ?

  • Le médecin légiste nous informe que le motard décédé avenue des Fleurs, a été victime d’un assassinat par balle de revolver, en plein front. Le rapport du labo indique qu’il s’agit d’un Smith & Wesson modèle 586-S calibre 357 magnum.

  • Ça se complique. D’autres indices ?

  • Non, pas pour le moment.

  • Lancez tout le toutim, antécédents, enquêtes de voisinage, etc. Sait-on jamais ? Juliette, un petit café ?

 

Trop égocentrique, tu ne lâches rien, ne donnes jamais rien mais te nourris de l’autre. Une fois que tu les as vidés de leur substantifique moelle tu jettes mari, enfants, amants comme kleenex à l’automne. Tu abandonnes chacun à ses obsessions, oppressions, angoisses, à ses drogues pour tenter de fuir, à la mort pour en finir.

 

Au faîte d’une tombe, en équilibre sur une croix, un homme, chapeauté panama, chaussé de lunettes noires, observe l’autre côté du mur. Un jardin du midi, confusion de senteurs et de couleurs, plus loin un élégant mas provençal, tout au fond le village de Marecul collé à la montagne.

Sous la véranda les locataires braillent :

  • Martine, à quel endroit veux-tu installer la table ?

  • Sous le pommier, nous serons protégés du soleil.

  • Du soleil peut-être mais pas de la concupiscence.

  • Concupiscence ? Quelle concupiscence ?

  • Marier Printemps et vin rosé va nous inciter à croquer la pomme, à la débauche si tu préfères !

  • T’as qu’à croire ! En attendant dépêche-toi de poser cette table et de mettre le couvert. Déjà onze heures et quart, tu lambines. Après quoi tu remontes le vin de la cave et le mets au réfrigérateur. Tu fonces à Marecul chez le boulanger, pains et gâteaux, n’oublie pas le boucher, côtes de porc et d’agneau. Pense aussi à prendre des cigarettes…

  • Hé, oh, tu es sûr que c’est tout parce que s’il me reste un moment je peux tailler la haie, non ?

Obéissant Arty installe la table, place les chaises, met la table et se prépare à sortir. Quand il ouvre la porte d’entrée, un bruit de tonnerre, il s’effondre.

  • Arty quel bruit ! A quoi joues-tu ? Mais tu es tombé, tu saignes, ce trou c’est quoi ? Mais parle, regarde-moi, mais, mais tu es… il est… mort !

Martine désemparée tourne, vire, se penche, se relève, s’approche, tapote les joues, recule, regarde à l’extérieur, décide d’appeler, la police, non le voisin d’abord, il saura quoi faire. Martine se précipite, passe le pas de la porte. Une nouvelle détonation elle s’écroule à son tour foudroyée.

Une balle, une seule, chargée dans le barillet.

 

  • Patron, les affaires reprennent.

  • Qu’est-ce à dire belle Juliette ?

  • Double meurtre à Marecul !

  • Oh nom de Zeus, allons-y Brigadier. Avons-nous des détails ?

  • Peu encore, deux corps gisent entassés sur le perron d’une villa située près du cimetière. Chacun avec un joli trou de balle en plein front.

  • Près du cimetière, ils sont presque arrivés. En plein front ? Ne m’avez-vous pas dit la même chose à propos du motard de l’avenue des Fleurs ?

  • Exact, et je peux également vous le dire à propos de l’homme accidenté sur la départementale 2268.

 

Tous feux clignotants, sirène hurlante, la voiture sort à vitesse grand vé de la cour du commissariat.

  • Vous ne m’en avez pas parlé de celui-là.

  • Pas eu le temps. L’info est toute fraîche. Il s’agit aussi d’un Smith & Wesson modèle 586-S calibre 357 magnum.

  • Deux meurtres signés du même auteur. A-t-on fait des analyses ADN ?

  • Oui, aucun rapport. Sauf que le septuagénaire vivait avec la mère du motard, dame Monique Dubihant. J’ai envoyé une voiture pour la protéger.

  • Bon réflexe, probable que nous n’ayons pas encore atteint le point culminant.

Devant la maison, noël avant l’heure. Une dizaine de véhicules clignotent en bleu et blanc. Juliette se gare comme elle peut, ajoutant sa touche à ce tintamarre lumineux.

  • C’est coquet chez ces gens !

  • Bonjour Commissaire, Capitaine Ernelon, gendarmerie Nationale, puis-je vous présenter Madame Martine Dubihant et son concubin Monsieur Arty Stepfrum. Tous deux sont décédés d’une balle de gros calibre en plein front.

  • Un Smith & Wesson modèle 586-S calibre 357 magnum.

  • Vous suivez, déjà ?

  • Nous avons l’entrée d’une piste, deux meurtres répertoriés, nous cherchons la sortie.

  • Aucune effraction constatée pour l’instant, le vol ne semble pas non plus être le mobile de ce double crime.

  • Capitaine vous avez dit Martine Dubihant ? Juliette, heu Brigadier vérifiez immédiatement s’il existe un lien de parenté avec la Monique dont vous m’avez parlé.

  • Ne doutez pas de l’efficacité de la gendarmerie Commissaire, nous l’avons déjà fait et… elles sont sœurs.

  • Eh bé, il ne fait pas bon être concubin dans cette famille.

  • Fils non plus a priori.

  • D’accord, d’accord, qui vit encore dans cette belle famille, père, mère, oncles, tantes, enfants, petits-enfants ? En clair qui doit-on mettre rapidement sous protection.

  • À l’heure actuelle, il devrait rester outre Monique Dubihant, son ex-mari, sa fille Natalie.

  • Retrouvez au plus vite l’ex-mari et la fille, mettez-les sous protection. Ces crimes sont prémédités, bien organisés, exécutés sans émotion. Quelle rancœur, quelle rancune peut motiver l’auteur d’une telle barbarie ?

  • Je n’ai pas de réponse commissaire.

  • Merci brigadier je n’en attendais pas moins de vous. Un café Capitaine ? Brigadier, le sucre.

 

Ce soir une nuit sans lune, noire à ne pas voir le bout de sa chaussure. Le policier de garde ne se cache pas particulièrement, fume comme un pompier. Il est certain de surveiller la seule entrée du bastidon. Quel métier !

La chambre est éteinte depuis un bon bout de temps. N’est-ce pas le moment ?

 

  • Je sais que c’est toi. Est-ce mon tour ?

  • Pourquoi te tuerais-je. À propos de tuerie, le père de tes enfants est mort, seule la puanteur permettra de le découvrir, ça peut prendre du temps, il n’était pas épais. Nathalie aussi est trépassée, peut-être sauvera-t-on le chien mais avec ce que je lui ai donné ce n’est pas un coup sûr. Je ne voulais pas qu’il dévore le corps. Trop cruel tu ne crois pas ?

  • Pourquoi tant de haine, pourquoi tant de morts ?

  • Je pourrais te répondre que par égoïsme, égocentrisme, tu as commis des fautes irréparables sans même savoir lesquels, sans même t’en rendre compte. Te répondre que pour vivre tes plaisirs, tu as générée beaucoup de souffrances. Te répondre que les bonnes questions tu les poses aujourd’hui, trop tard. Nul ne revient sur son passé, toi non plus.

L’homme pose son doigt sur la gâchette.

  • Ton tour est venu de connaître l’ultime peine. J’ai choisi de te plonger dans la solitude, de te faire vivre le deuil des seuls personne que tu aimais. Demain tes remords t’obséderont, demain tes regrets t’oppresseront, demain à l’angoisse permanente tu supplieras la mort.

 

L’homme dirige le Smith & Wesson modèle 586-S calibre 357 magnum, pose son doigt sur la gâchette, dans sa tête, une ritournelle.

Mai, mai, la vie mai

Mai, mai, la vie…

Dans le barillet, je suis la septième balle, j’ai toujours su que nous partirions ensemble.

Rédigé par Hervé

Publié dans #Policier

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