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Publié le 9 Mai 2018

ATELIER n°2

En respectant les critères définis d’évaluation de la nouvelle, analyse du texte :

 

CADAVRE EXQUIS

Maelle Levacher

 

1er PRIX ÉCRITURE D’AZUR 2015

 

 

CADAVRE EXQUIS


Alphonse se faufilait entre les badauds alentis, qui s’arrêtaient sans cesse pour rien, et sans égard pour les chineurs alertes. Non, non, il ne voyait rien, rien là, rien ici, vraiment rien cette fois. Un bruit sourd le mit soudain en arrêt et suspendit jusqu’à sa respiration. Il savait ce que c’était, s’obligea à inspirer profondément et se retourna pour le voir en face. Un livre mort. Un livre vivant a sa manière de faire clap quand on le jette sur la table basse ou sur le lit, mais celui-ci était tombé comme un corps, écrasé de l’intérieur par sa propre fin. C’est rare, les livres morts. Et c’est terrible. Quelque malédiction avait donné à Alphonse l’oreille pour entendre ce que personne n’entend : l’acte de décès d’un bouquin. Celui-ci avait rendu l’âme en tombant sur un tas de ses semblables, qui pouvaient espérer être lus encore un peu puisque dans une brocante on n’est jamais tout à fait au rebut. Mais ce bouquin-là, il était bien fini. Avec la discrétion d’un voleur, Alphonse enleva le corps, et ses mains tremblèrent au contact de sa peau parcheminée.

La petite Mathilde aimait bien le monsieur du dessus, qui portait des lunettes et paraissait toujours étonné. On disait de lui que c’était un « tello », mais elle, tout au contraire, elle le trouvait énigmatique. C’est pourquoi elle était bien contente quand elle entendait dire d’elle-même qu’elle n’était pas une « nintello », ce qui était la même chose que « tello » mais pour les filles. D’ailleurs un jour elle apprendrait ce que signifient tello et nintello et le monsieur du dessus en serait épaté. Où était-il passé, d’ailleurs, le monsieur du dessus ? Mathilde seule se posait la question ; personne n’avait remarqué l’absence d’Alphonse. Elle était impatiente de lui annoncer – elle se ferait mystérieuse alors – que, bientôt, elle lui révélerait ce que signifie un certain mot ; elle se sentait dotée d'une malignité puissante quand elle méditait ce projet. Par malheur, lorsque au bout de quelques semaines il revint bardé d’outils, il grimpa l’escalier si vite qu’elle n’eut pas même le temps de le héler.

Alphonse rentra dans son appartement et resta, une fois à l’intérieur, face à la porte d’entrée dont il venait de tourner par deux fois le verrou. Il était frappé d’horreur : la décomposition s’était poursuivie et l’odeur de poussière moisie empestait tout l’appartement. Il s'attendait bien à une confrontation pénible, mais il s’y était préparé plein de la confiance que prend trop vite celui qui vient d’acquérir en fort peu de temps de grandes compétences. Passé maître-relieur, ne doutant point quelques minutes plus tôt de sa capacité à opérer une prompte résurrection, il était à présent accablé par le poids de la difficulté. Il prit enfin courage, se retourna, et s’avança lentement vers la table où était exposé le défunt, laissant à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’état du volume, dégradé au dernier point. « Ça ne peut pas marcher. Sa détérioration est trop avancée, il ne supportera pas la greffe de matériaux neufs. » Et il laissa tomber sur le canapé ses beaux vélins, ses maroquins et ses chagrins. Il allait falloir trouver des matériaux compatibles.

Alors Alphonse devint un criminel. Les livres qu’il écorchait n’étaient pas morts, c’étaient de pauvres vieux bougres, pareils à ceux de la brocante, qui étaient en sursis, qui n’avaient pas dit leur dernier mot, qu’une bonne âme pouvait encore adopter. La mort dans l'âme, Alphonse les dépeçait, puis il abandonnait leur agonie aux poubelles de l’immeuble. Pour trouver le sommeil, il devait désormais lutter contre l’image obsédante de leur dépouillement macabre livré au froid, à l’humidité, à l’ordure. Les morceaux de reliures, chirurgicalement prélevés, s’étalaient sur le plan de travail, parmi des bouts de corde élimée et des pièces de papier marbré poudreuses à la façon des ailes de papillons morts. L’ensemble, disparate et terne, inspirait non pas la sérénité de l’établi artisanal, mais la morosité des sépultures négligées. Quand il fut prêt, Alphonse saisit scalpel, ciseaux, aiguilles, pinceau à colle, pince à nerfs... Il cousit, colla, rogna. Le cadavre devint d'abord incompréhensible, puis absurde ; la peur l’envahit, mais il n’interrompit pas l’opération, malgré la sueur qui poissait le long de ses doigts peu expérimentés et tremblants. La nuit avançait, le temps lui était compté. Il s’empara fébrilement des morceaux de cuir aux teintes diverses, prélevés sur les livres sacrifiés, et les assembla à gros points, guidé par le sentiment de l’urgence. Enfin, le bouquin refait fut écrasé une dernière fois sous la presse. Alphonse ne put le libérer immédiatement. Il laissa passer quelques jours. L'atermoiement devenant insupportable, il vint se poster, interdit, devant son œuvre. Il n’osait espérer un succès, et la terreur de retrouver le cadavre tel qu’il était à l’issue de l’opération, boursouflé et lardé de sutures non cicatrisées, l’oppressait.

Dans la cour de l’immeuble, des enfants bruyants jouaient et se chamaillaient. Mathilde, assise à l’écart, les regardait en silence. Ils ne l’aimaient pas et ils se moquaient d’elle parce qu’elle était trop bête. Elle était nulle à l’école, à cause d’eux, parce qu’ils avaient tous de bonnes notes en récitation et en lecture. Elle aimait bien la lecture parce que c’était joli, la forme des lettres, et qu’on pouvait chanter en la suivant du doigt. Eux semblaient savoir faire autre chose avec les lettres, qu’elle ne saisissait pas, et qui n’était ni vraiment du dessin ni vraiment du chant. Elle fut soudain tirée de sa rêverie par un lointain gémissement d’épouvante, et aussitôt un objet lourd s’abattit près d’elle dans un bruit sourd. Stupéfaite, elle se pencha sur l’objet : c’était un monstre, une créature faite de cuirs bariolés, couturée, déformée par les gondolements et les protubérances, asymétrique et d’épaisseur inégale. Mathilde l’aima tout de suite.

CADAVRE EXQUIS Maelle Levacher

Écriture :

 

Donnez un titre ou un nom à ce vieux livre rédigé en langue étrangère dans un alphabet étranger et dont certaines parties sont en écriture musicale avec portées et notes. Inventez son histoire, imaginez son propos, éventuellement ré-écrivez l’un des textes.

Autre particularité, une fleur séchée se cache entre deux pages ; elle peut aussi faire partie de votre histoire.

 

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Rédigé par Atelier Ecriture

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