Au quai
Publié le 9 Mai 2018
Bientôt 30 ans que je vis sur les berges de la Seine..
La lumière du jour vient me bercer chaque matin, parfois le vent chatouille mes feuilles jaunies par le temps.. une brise agréable m'apporte les effluves des quais, la rumeur de la rue, le remous des arbres..
Je suis si fier d'être encore vivant, moi qui ai subi l'outrage des humains, ces êtres qui peuvent mouiller leur doigt pour mieux me triturer, qui souvent me tordent ou me déchirent, sans parler de ceux qui me dévorent... des yeux !
Hier un musicien m'a accosté, sidéré devant ma couverture originale, une photo de Scarlatti dans sa tendre jeunesse.. la sueur a perlé sur son front, il tremblait en me feuilletant, avant d'oser demander.. mon prix !
Un prix ? Mon maître semblait chagriné, il s'est habitué à moi comme moi à lui.. et à tous mes amis groupés autour de moi sous ce petit habitacle vert, vert comme un printemps éternel.. ou pas.
On parle de nous classer au patrimoine immatériel de l'UNESCO. C'est mon maître qui le clamait hier à ses collègues. Enfin une reconnaissance, même si tardive.
Mon maître hésite. Me céder à ce chaleureux bonhomme, qui évoque déjà le plaisir de proposer cette introuvable partition à sa chorale azuréenne ? Me voilà rêvant voyage, flânerie en bord de mer, roulade sur les galets, et sage repos sur noir pupitre.. Face à eux, bouche ouverte, égrenant mes notes, mes sons, en majestueuse et baroque cathédrale..
Mon maître hésite encore.. il veut me négocier, tel un esclave dont on pourrait tâter les muscles. Je tremble un peu, agite mes feuilles, ne tiens plus en place. Enfin.. façon de parler, je ne veux pas bousculer mes partenaires laissés-pour-compte, en attente d'un passant curieux, d'un touriste furtif. Mon voisin se colle à moi, envieux je crois.. il connaît le sud et rêve d'y retourner, usé par la bruine et la grisaille..
Le musicien tourne encore mes pages, s'attache à une photo de jeune fille au violoncelle. Il se pâme. Moi aussi. Nos vibrations rêvent. Une affaire en bonne voie..