LE RÔLE DE MA VIE

Publié le 17 Septembre 2019

Mai 2019. Premier jour du Festival de Cannes

 

Enfin j’y suis ! Le tapis rouge est déroulé à mes pieds jusqu’au perron du Palais des Festivals. Je m’avance, tête haute, souriant aux photographes. C’est la première fois que je viens à Cannes. Dès mon arrivée, le luxe, la richesse m’ont assaillie. Vie dorée, vie de rêve, vie factice, l’impression de jouer un rôle. Parenthèse étrange dans laquelle je me perds un peu. De partout, des affiches de films, des stands. La ville toute entière se donne au cinéma. La Croisette disparaît sous les barnums, les starlettes se dénudent sur la plage. Ça vibre, ça grouille, ça fourmille de paillettes, d’exubérance, de démesure pendant que, discrètement, dans le secret des palaces on s’accorde sur les gros contrats.

 

J’ai tellement attendu ce moment ! Ce film, c’est la chance de ma vie ! Dès que j’ai lu le scénario, j’ai su que le rôle était fait pour moi, qu’il allait me porter vers la gloire. A mon âge, il était temps ! Toute une vie à courir le cachet, les auditions, toute une vie de second rôle voire de figurante et enfin, cette proposition inespérée !

Un premier rôle dans un film intimiste, l’histoire d’une actrice vieillissante qui a passé sa jeunesse à se battre pour réussir, qui y parvient enfin. A croire que le scénariste s’est inspiré de ma propre existence pour créer son personnage ! J’ai l’impression de rejouer la scène de début ; le film commence au moment où, comme moi aujourd’hui, elle marche sur le tapis rouge. Puis, un flash-back raconte son histoire, comment elle a gagné la gloire et comment, pour cela, elle a sacrifié ses rêves, ses amis de jeunesse, son grand amour. Elle prend conscience de sa solitude quand, en haut des marches, elle croise le regard de son ancien amoureux parmi les badauds anonymes. Elle doute alors d’avoir fait les bons choix, réalise qu’elle a traversé sa vie à la poursuite d’une chimère.

 

C’est vrai que cela ressemble à ma vie. Je me reconnais dans l’héroïne, c’est sans doute ce qui donne sa force au film. Le rôle de ma vie, je vous dis ! Comme elle je suis seule, comme elle j’ai laissé les gens qui m’aimaient derrière moi, j’ai laissé Étienne, mon grand amour aux cheveux blonds, j’ai laissé les projets de vie à deux, mais moi, je ne regrette rien. Cette chimère, je l’appelle réussite, succès, gloire.

Ce soir, je suis une star dans ma belle robe prêtée par un grand couturier, parée de bijoux étincelants. Les photographes m’interpellent, on crie mon nom, on veut mon visage, mon sourire, mon regard… par ici, tournez-vous… la main sur la hanche… oui, comme ça, super… Derrière les barrières de sécurité, les badauds se pressent, me détaillent, me critiquent, m’admirent. Exhibition de bêtes de scène dans ce zoo humain ; je tiens mon rôle d’animal à paillettes. J’avance vers les marches, sublimée de regards et de lumière, cernée de foule mouvante comme un ciel d’orage sous les éclairs des flashes.

 

L’escalier rouge, ultime marche vers l’Olympe cinématographique, se dresse devant moi. Je le gravis lentement, je veux faire durer cet instant, m’approprier les cris, les gens, la gloire, me nourrir de ce succès, me sentir aimée et adulée par le monde entier. Me sentir aimée et adulée… C’est donc le sens de tout cela ? Le rôle me rattrape. Non, je ne suis pas elle, je ne la laisserai pas me gâcher cet instant. Du haut de l’escalier, je domine le monde, je suis une déesse, je daigne abaisser mon divin regard sur ce peuple grouillant qui m’idolâtre. Si j’ai perdu quelque chose dans cette aventure, c’est surtout mon humilité. Ce soir, place au narcissisme exacerbé ! Je triomphe, on m’acclame et j’aime ça. Je les regarde ces gens d’en-bas, je me suis élevée au-dessus d’eux, ils me portent.

 

Je les regarde et soudain, je le vois. Au milieu de la foule, comme dans la dernière scène. Étienne, aux cheveux devenus blancs, Étienne qui me sourit, Étienne qui éclipse la lumière. Étienne, bien réel dans le rôle de ma vie !

 

Étienne s’arrache à la foule, s’avance vers moi, magnifique dans son smoking.

 

C’est l’auteur du livre qui a inspiré le scénario, me glisse le réalisateur. L’héroïne te ressemble tellement, on pourrait croire qu’il l’a écrit pour toi !

 

Étienne… le rôle… ou la chance de ma vie… ?

 

 

Mai 2019. Dernier jour du Festival de Cannes

 

Le Festival de Cannes se termine. J’ai adoré être une star sur le tapis rouge, grand moment de reconnaissance, aboutissement de toute une vie d’effort et puis, cette belle émotion… Étienne, mon Étienne, surgi du passé. Je suis contente pour lui. Le film que je représentais est tiré d’un de ses romans ; il a obtenu le Prix du scénario, mais son actrice, c’est-à-dire moi, que dalle. Comment rivaliser avec la belle Emily Beecham aussi ? Elle est flamboyante !

 

Aujourd’hui fini le Festival ; c’est le départ. Étienne est déjà retourné à ses bouquins depuis longtemps. Il a une famille, des chiens et des chats, le tout dans une maison quelque part vers Vence. Si j’ai rêvé un instant, très vite j’ai compris que je ne faisais plus partie de son monde, qu’il s’est juste servi de notre histoire et de ma vie pour écrire son best-seller. Ça me laisse un goût un peu… d’inachevé, quelque chose comme un regret peut-être… Je ne sais pas trop. C’est juste là, sous la surface, un truc qui serre un peu du côté du cœur.

 

Le taxi arrive. Je n’ai pas le temps de m’y installer que l’on m’interpelle. Une femme, l’air gêné, me demande :

Puis-je profiter de votre taxi ? Je dois me rendre à Nice, je n’ai pas beaucoup d’argent…

Dans ses yeux, comme une supplique… je fais la généreuse, c’est si facile...

Montez madame.

 

Elle attend que nous soyons sur l’autoroute pour me dire :

Tu ne me reconnais pas ?

Je la regarde, intriguée.

Chantal. Cavalaire 89. J’étais en vacances avec mon mec, Étienne, quand tu as débarqué sur la plage en bikini et tu es repartie en emportant Étienne. Tout ça pour quoi ? Pour le laisser tomber deux ans plus tard. Pour faire l’actrice ! Pfff… Et moi pendant ce temps, j’ai failli crever de chagrin, j’ai tout loupé et aujourd’hui, je suis grave dans la merde et c’est de ta faute alors, tu dois m’aider. Je m’installe chez toi.

 

Allons bon, voilà autre chose ! J’ai bien fait de venir à Cannes, moi ! Tout mon passé qui me saute dessus sans prévenir. Elle m’a bien eue la Chantal avec ses airs de pauvresse.

Écoute Chantal, c’est de l’histoire ancienne ça ! Et puis, c’était un coup de foudre mutuel entre Étienne et moi. Comment veux-tu résister à ça, à vingt ans ? Quant à ta vie, si tu l’as loupée, ce n’est pas de ma faute, tout de même !

Si, c’est de ta faute ! De toute façon, j’ai plus un rond, plus d’amis, pas d’amour, alors, je m’incruste.

Comment ça tu t’incrustes ? Que veux-tu exactement ? Je peux de donner de l’argent pour te dépanner si tu veux...

Je ne veux pas de ton pognon, je veux la vie que tu mènes, je veux vivre chez toi, aller dans les dîners parisiens, fréquenter les gens du cinéma, je veux que tu me présentes aux metteurs en scène, je veux devenir actrice. Je veux ta vie.

 

Je la détaille pendant qu’elle parle et je me rends compte qu’elle frise la folie. Son regard est traversé de lueurs inquiétantes, sa bouche se tord parfois dans un grimace haineuse, elle serre les poings. Je crois que ce qu’elle veut surtout, c’est me détruire. Elle s’énerve d’un coup :

Ah, ah ! Tu m’observes… Tu es en train de chercher comment te débarrasser de moi hein ? N’essaie même pas. J’y suis, j’y reste. Je sais où tu habites, madame l’actrice, c’est écrit dans les magazines people. Alors si tu veux m’embrouiller en me racontant que c’est trop petit, trop loin, trop je ne sais quoi, ça ne prendra pas !

Je serai toujours là à te surveiller si tu me refuses ta maison, et je ferai de ta vie un enfer.

 

Sa tirade finit dans l’aigu. Elle me ferait presque peur cette idiote. Je vais la jouer « cinéma » :

Mauvaise réplique, tu joues mal, tes menaces sont de piteux clichés. Je ferai de ta vie un enfer ! Quelle phrase à la con ! Te rends-tu compte de ton imbécile grandiloquence ? Tu es ridicule. Ce n’est pas comme ça que tu deviendras actrice.

 

Oups ! Ça n’a pas eu l’effet escompté. Elle me fixe, furibarde. J’ai l’impression qu’elle a envie de me tuer. Comment désamorcer l’affaire ? Je prends ma voix la plus neutre :

Tu comprends, ce genre de choses, on l’a entendu mille fois, ce sont des répliques de mauvais films, des clichés, comme on dit. Si tu veux devenir actrice, il vaut mieux éviter les clichés… à part ceux des photographes, bien sûr, rajoute-je avec un clin d’œil que se veut amical et plein d’humour.

Elle se détend un peu, me dit :

Je suis heureuse de voir que tu as compris que tu n’as pas le choix. Désormais, tu me donneras tous tes rôles. Sinon, je raconte à Gala ce que tu faisais sur la plage de Cavalaire en 89, comment tu as détruit mon couple.

La violence à nouveau sur ses traits. La rage enfle.

Ça, ça n’y était pas dans le film. Il ne s’en est pas vanté Étienne, ce salaud ! Son tour viendra aussi, je lui ferai payer, rajoute-t-elle la voix rauque comme un feulement.

 

Mon Dieu ! Elle a ruminé toutes ces années jusqu’à en devenir obsessionnelle. Elle est folle, c’est sûr, et dangereuse, je crois. Elle peut basculer et passer à l’acte n’importe quand. Vaut mieux que j’entre dans son délire :

Je vais à l’aéroport, je prends l’avion pour Paris. Je suppose que tu n’as pas de billet ?

Non, mais tu vas m’en offrir un, bien sûr !

Bien sûr… Je vais le réserver tout de suite sinon on risque de rater le vol.

 

Mon smartphone, mes contacts, mon vieux médecin de famille :

 

De moi au docteur, à Nice :

Suis dans un taxi avec une folle.Danger.

Envoyer ambulance avec psy à l’aéroport.

Arrivons dans 10 minutes. HELP !

 

C’est bien long cette commande, se méfie Chantal, qu’est-ce que tu racontes ?

C’est leur truc compliqué : ils veulent tout savoir. Rappelle-moi ton nom et date de naissance.

 

De moi au docteur, à Nice :

Chantal Latchan, née le 31 mai 1969

 

Oh, mais c’est ton anniv aujourd’hui ! Bon anniversaire Chantal ! Cinquante ans, ça se fête ! Tiens, je t’offre cette bague, dis-je en retirant l’anneau d’argent qui orne mon annulaire. C’est une bague qui vient de Hollywood. Ah, mon téléphone vibre, c’est sans doute la confirmation pour ton billet d’avion..

 

Du docteur à moi :

Suis à l’aéroport avec ambulance devant arrêt taxi.

 

Toute à la contemplation du bijou, elle n’a remarqué mon soupir de soulagement. Le taxi bifurque, se gare devant le terminal.

A peine sommes-nous descendues de l’auto que mon gentil médecin est devant moi. A partir de là, tout va très vite : Chantal comprend ce qui se passe, tire de son sac un canif, attaque le bon docteur, est maîtrisée illico par deux ambulanciers costauds, embarquée, attachée, calmée par une injection qui la plonge dans le sommeil. Impression de jouer dans un film médiocre... scénario éculé… mais réalité pourtant...

 

Je suis secouée. Le médecin est indemne, Dieu merci ! Je culpabilise un peu… Est-ce à cause de moi qu’elle est gaga ? Je raconte en deux mots toute l’histoire.

Tu n’y es pour rien, me rassure mon vieux docteur, je te tiendrai au courant de son état, file et prends soin de toi.

 

Prendre soin de moi… C’est ce que je décide de faire aussitôt. Cela m’apparaît comme un évidence. J’arrête le cinéma, je prends ma retraite, je vends tout et je reviens m’installer à Nice dans une maison avec des chiens et des chats. Je vais me lancer dans l’écriture, loin des paillettes et surtout, dans l’anonymat. Pour vivre heureux, vivons cachés, sera ma devise.

Et je raconterai mon histoire parce que ma vie, c’est du cinéma !

 

 

Rédigé par Mado

Publié dans #Cinéma

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