ROMANCE INACHEVÉE
Publié le 17 Septembre 2019
Cette nouvelle a gagné le Premier Prix du Concours de la Nouvelle Sénior 2019 à Nice
J’écris avec frénésie. Je tiens la fin de l’histoire. Je la proposerai au metteur en scène. Mon oncle m’a permis d’occuper son local. Lui est absorbé à ses réglages de projecteurs.
On frappe à la porte avant qu’elle ne s’ouvre brutalement :
-Benoît ! Mais qu’est ce que tu fais ? On t’attend studio 8 !
Mon oncle Benoît est chef éclairagiste aux studios de la Victorine à Nice et l’on tourne aujourd’hui une scène de la vie de Victor Point, ce héros de la croisière jaune réalisée en 1931/32 sur des chenillettes Citroën dans des conditions rocambolesques. Adulé par les foules ce jeune officier vit un amour malheureux avec une actrice de cinéma au regard de braise sur un visage d’ange, amie de l’écrivain Colette : Alice Cocéa.
Les décorateurs ont travaillé toute la nuit. Les rochers sont plus vrais que nature. On s’y croirait. Le désert de Gobi en 1931 avec ses monts arides accrochent le regard. Citroën a fourni un véhicule de son propre musée et quelques pièces détachées.
La scène prévue est un passage en corniche, à plus de trois mille mètres d’altitude, si étroit qu’il a fallu démonter les chenillettes et transporter les pièces à dos de mulet pour les remonter plus loin.
Moteur, Action !
L’acteur représentant Victor Point se démène. La scène est censée se dérouler en haute montagne, en bord de falaise, sur un sentier que seule une mule peut franchir. Emmitouflé malgré la chaleur du studio, il trie les pièces dans le vent et la poussière, pour faciliter leur remontage lorsque l’obstacle aura été dépassé. Les ventilateurs modulables font merveille. Une pierre s’échappe, roule et s’écrase en fond de crevasse. Les bêtes se cabrent, la peur au ventre. Le réalisme est saisissant. Les guides reculent. Lui prend le mors du mulet de tête tire et franchit le passage difficile. Le suspens est au maximum, seul le bruit du vent et la poussière auréolent la scène. Les autres animaux suivent. Les projecteurs de poursuite accentuent les efforts du héros, éclairent les yeux exorbités des bêtes apeurées. Le passage difficile est franchi, le remontage des véhicules peut commencer. Une demi-chenillette donne l’illusion de l’épreuve de force. La dernière caméra filme la vraie chenillette « reconstituée » qui finit par s’ébranler. Le voyage continu. Les différents projecteurs fixent tous les détails.
Parfait, Coupez ! Le metteur en scène a tranché.
Les ventilateurs s’arrêtent, les luminaires s’éclairent, les figurants allument une cigarette. L’acteur vedette enlève sa canadienne et souffle. Une bonne douche l’attend. La vedette féminine est là. Elle apprécie la prestation du héros qu’elle est censé ne pas aimer.
-Bon pour aujourd’hui ! Décide le metteur en scène. Les décors pour la séquence au Palm-Beach seront prêts demain studio 6, rendez-vous à midi, la luminosité sera parfaite.
-Concentre-toi ma petite, précise t-il à l’actrice incarnant Alice Cocéa. Demain je veux ressentir aussi bien dans ton personnage que dans ton texte que décidément cet amour ce n’est pas ce que tu recherches.
-Et vous Benoît votre travail doit être irréprochable. Je veux du contraste pour mieux saisir les sentiments, vous me comprenez ?
-L’œil humain est plus tolérant grâce aux mouvements incessants de la tête. Il faudra me rendre cela avec l’éclairage, moi je m’occupe des travellings.
Benoît range son matériel, donne des consignes à son personnel électricien et s’isole dans son atelier.
Moi, je suis déjà là. Une légère tape sur l’abat-jour, la lampe se rallume et projette son halo sur la page griffonnée. Je relie mon texte, rajoute une phrase, améliore un dialogue, relie encore et décide de remettre mon projet au metteur en scène. Mon oncle est d’accord. Il s’en occupera.
Elle, est là pour le succès de sa dernière pièce. Le producteur a vu les choses en grand.
Les salons du Palm-Beach, palace historique des mondanités cannoises sont parfaitement reconstitués. Décors éblouissants. La limite entre fiction et réalité n’est plus perceptible. La vie a prit possession de ce décor artificiel. Tout est orienté vers le goût de vivre, le plaisir de la liberté, le besoin d’aimer. On sort de la grande guerre et malgré le krach de 1929 on est en pleines années folles.
Sur la Côte d’Azur, l’Amour a trouvé son décor naturel.
Les couples élégants se déplacent nonchalamment, discutent, glissent au son de la musique.
Un serveur circule entre les invités un plateau de coupes de champagne en main.
Elle, est dans son monde, rayonnante souriante. Lorsque la caméra saisit les deux anciens amants, le spectateur se dira : ils sont faits pour s’entendre ces deux là !
Mais le metteur en scène voudrait saisir la personnalité de l’officier, à l’aise lorsqu’il affronte le danger, sûr de lui après une parole donnée mais démuni face aux caprices de l’amour. Elle au contraire, la légèreté est son domaine. Ses amants l’ont aidé à construire sa carrière. La frivolité de la vie est son univers.
La prise de vue est maintes fois arrêtée.
-Stop ! On reprend dans quinze minutes !
Les figurants soufflent, encore ?
Le metteur en scène ne répond pas. Il n’a pas saisi ce qu’il voulait.
Moteur. Les figurants doivent discuter entre eux. Mais de quoi ? Débrouillez-vous, leur a précisé l’assistant réalisateur, vous devez donner l’illusion d’une soirée animée.
On reprend…
Le jeune officier dans son uniforme d’apparat ne se sent pas à l’aise dans cette ambiance. Flashback sur le baroudeur qui a réussit ce que personne n’avait réalisé auparavant. Plus de 10000 kilomètres sur des prototypes dont on ne connaissait pas la résistance. Les chinois qui pensent à des missions militaires déguisées et qui vont multiplier les obstacles. Le pays en quasi guerre civile. Victor, otage de guérilléros, libéré in extremis grâce à une idée de génie. Demande l’autorisation d’installer un mât avec le drapeau Français car ce 24 juillet est un jour important en France (invente t-il) et on doit le fêter. Profiter de ce mât pour installer l’antenne radio de leur véhicule et diffuser « Parlez-moi d’amour » chanson a la mode qui a permit à un autre véhicule radio de le localiser et à ses coéquipiers d’intervenir. Bref, Une vie d’aventures comme on les aime au cinéma…
Dans la réalité, Victor a certainement bu car il ne supporte pas le rejet d’Alice. Comment en est-il arrivé là, lui qui a tout surmonté durant ce raid hors normes. Le metteur en scène compte beaucoup sur cette séquence où l’invulnérabilité de l’homme d’action se heurte à un problème que le spectateur anonyme connait : un amour non partagé. Et dans ces cas là qui souffre ? Celui qui aime le plus évidement. Il faudra rendre cela à l’écran.
Moteur, Action !
Sur une vision en diagonal, les miroirs du grand salon projettent l’image de Victor, mal à l’aise, s’appuyant sur le dossier d’une chaise, contrastant avec l’aisance d’Alice bavardant au centre d’un cercle d’admirateurs. Plongée en gros-plan sur la vedette féminine, souriante, séduisante dans sa robe longue échancrée sur une poitrine agrémentée d’un camélia, une étole nonchalamment posée sur ses épaules nues. Au doigt une magnifique bague émeraude et diamants. La caméra saisit tous les détails. Elle, gloire du cinéma muet, chanteuse de cabaret auprès de Maurice Chevalier, chanteuse d’opérette. Elle qui est passée dans des films au côté de Pierre Fresnay, Michel Simon, Harry Baur, devient Comtesse après avoir épousé le Comte de la Rochefoucauld, qu’elle quittera pour Victor, qu’elle oubliera ensuite… Mais qui se rappellera d’elle plus tard ? L’éphémère succès de la scène !
Les projecteurs suivent les deux personnages. Difficile équilibre entre ombres et lumières. Les décors sont caressés par un halo diffus. Une configuration de projecteurs très élaborée accentue le contraste entre profil torturé, lèvres tremblotantes de Victor et visage serein d’Alice. L’effet dramatique est accentué par des zones d’ombres sans aucun éclairage. L’impact de la rencontre est rendu par une caméra qui filme grand large alors que d’autres filment les visages des deux acteurs. L’harmonie se fera au montage.
Alice aperçoit Victor, écarte son cercle d’admirateurs et attend. Lui prend son courage à deux mains :
-Allons sur la terrasse, veux-tu ?
-Mais non ! J’ai besoin de réfléchir. Le regard fixe, le sourire inexistant est bien saisi par les caméras. Lui désespéré, le sourcil relevé :
-Demain peut-être ?
-Ah non ! Demain j’irais me baigner !
Tout est dit…
Parfait, Coupez !
La suite est connue. Ça se passera mal. La tragédie l’emportera. Un amour contrarié, ça fait pleurer dans les chaumières. Le metteur en scène le sait bien.
Il est confortablement installé dans sa chaise, allume un cigare. Benoît s’approche, lui remet mon papier. Le metteur en scène lit, relève ses lunettes sur son front et le fixe :
-ça alors… Présentez-moi ce jeune !
Moteur, Action !
Années 1950 sur la plage du midi à Cannes, un jour d’août.
La scène est filmée sur site avec des panneaux réflecteurs pour imprimer le contraste du contre-jour. Les maquilleurs ont eu très peu de travail sur des peaux juvéniles. Sur la route du bord de mer, bloquée pour l’occasion, en fait l’action sera tournée en juin pour ne pas trop perturber la circulation, de rares voitures, une quatre chevaux Renault, une aronde Simca et une traction avant Citroën qui se déplace permettant aux caméras après un panoramique de plonger vers la plage.
Une jeune fille nage une brasse parfaite, cheveux blonds étalés autour d’elle, s’approche du rivage. Elle sort de l’eau. Gros plan de la caméra. Son maillot bikini rose à pois blancs crève l’écran. Elle s’étend à même le sable, bras en croix, sel au coin des yeux, grains collés à la peau. Sur le sable, les figurants exhibent des tenues de bains dignes d’une collection vintage.
Un jeune homme en maillot-short déplace sa serviette, s’assied à côté et attend qu’elle ouvre les yeux. Elle, éblouie par le soleil ressent une ombre auprès d’elle, se relève, la main protégeant un regard interrogatif.
-J’ai trouvé cette bague prés de votre serviette, c’est à vous ?
-Oh oui, merci ! Un souvenir auquel je tiens beaucoup. Je la tiens de ma mère que j’ai très peu connue. La bague émeraude et diamants brille de nouveau au soleil. La caméra saisit ce détail connu du spectateur.
-Vous êtes de Cannes ?
-Non, de Paris … Je suis ici en vacances. Je travaille chez Citroën. Moi aussi je n’ai pas de souvenirs de mon père. Il faut dire qu’il a laissé un nom, alors que moi…
-Ah bon ! Comment vous appelez-vous ?
-Bertrand Point. Mon père s’appelait Victor. Vous savez… La croisière Jaune…
L’expédition Citroën… La Perse, L’Inde, La Chine…
-Comme c’est surprenant, je m’appelle Virginie Coléa. Vous savez…Alice, la comédienne…C’était ma mère…
Zoom sur le visage du jeune homme.
Parfait, Coupez !
La reconstitution des différentes prises se fera aux studios de la Victorine.
Je suis debout derrière le metteur en scène. Il se retourne, me regarde et j’entends :
-Je n’ai pas déformé ton idée ?