52ème RUE

Publié le 3 Juillet 2018

RÉVÉLATION

 

Georges Laforêt se souvenait encore de ce jour où son copain Pierre lui avait fait découvrir pour la première fois une émission à la TSF. Ils étaient élèves tous les deux au conservatoire de musique et tout ce qui touchait aux sons musicaux les intéressaient.

Nous étions en 1925 et quelques familles seulement possédaient ces fameux postes de TSF.

-Je te préviens, lui avait dit Pierre, ce que tu vas entendre tu ne dois en parler à personne !

-Même pas à mon père ?

-Surtout pas à ton père ! Il ne pense que solfège, gammes, piano et violon, il ne comprendrait pas !

Il mentirait donc à son père en lui disant qu’il allait répéter chez son copain, un morceau à deux pour l’examen de fin d’année.

Georges était né dans une famille de musiciens. Son père violoniste dans l’orchestre philharmonique de la ville avait placé beaucoup d’espoirs dans les talents de son fils qu’il voyait s’affirmer au fil des ans. Il ne faudrait pas qu’il apprenne que son fils s’intéressait à autre chose qu’à la musique classique, tout se serait effondré. Son fils « musicien de foire » comme il disait, alors qu’il le pressentait comme un grand concertiste !

 

Emission enregistrée diffusée à dix-neuf heures, une fois par semaine. La grande musique remplacée par de nouveaux rythmes venant d’autres horizons. Les parents de Pierre, différents, ouverts à tous les courants artistiques essayaient de transmettre à leur fils les mêmes orientations.

-Tu dois apprendre correctement la musique, mais tu dois aussi t’imprégner de ce qui se passe ailleurs. Plus tard tu choisiras ta propre voie.

 

Cet après midi là Georges pénétrait pour la première fois dans la maison de Pierre. Des livres de partout. Dans les bibliothèques bien sûr, mais aussi sur des étagères, sur les tables, même sur le canapé, laissés tel quel, ouvert en attente que quelqu’un en reprenne la lecture. Dans le salon sur un guéridon, le poste de TSF avec son haut-parleur protégé par un tissu à mailles. Le bouton moleté pour chercher les stations et le son irréel qui en sortait. C’est ainsi qu’il découvrit les orchestres de Marion Cook, Jelly Roll Morton, un certain Sidney Bechet, Thomas Fats Waller, Buddy Gilmore, l’incroyable Art Tatum et tant d’autres. Ces rythmes nouveaux le fascinaient. La liberté de création improvisée, la richesse d’invention, la réponse des instruments les uns aux autres, cela allait le marquer pour toute sa vie. Le père de Pierre lui disait :

-Il n’y a pas de bonne et de mauvaise littérature, il y a une littérature qui parle à notre émotion, à notre imaginaire, qui bouscule notre logique et l’autre qui ne nous apporte rien. Et bien, en musique c’est pareil : des harmonies, des mélodies qui nous émeuvent et d’autres qui ne sont que des bruits de casseroles.

Mais pour en arriver à saisir ces nuances, travaillez vos examens tous les deux, après vous choisirez !

Les deux compères répéteront donc à la cave de la grande maison, se laisseront envelopper par le sortilège de cette nouvelle musique, essaieront d’en maîtriser les rouages jusqu’au moment où, les doigts fatigués, ils s’allongeront dans de vieux fauteuils écouter les rumeurs de la ville entrer par un vieux vasistas branlant…

 

CAFÉ DES ARTS

 

Le cuisinier du Café des Arts, place de la Contrescarpe, termine sa vaisselle en fixant la fenêtre.

L’averse vient de s’arrêter. Sur la vitre les dernières gouttes glissent les unes dans le sillage des autres. Le ciel est gris, bas. Temps habituel pour Paris un mois de novembre.

Le patron du bar essuie le comptoir sans grande conviction. Ce temps ne lui amène pas foule. Il balaye du regard la salle à moitié vide. Personne sur l’estrade. Piano fermé. Surprenant, car habituellement musiciens de passage et artistes en tout genre s’y produisent. Le Café des Arts est une pépinière de nouveaux talents.

Dans le fond de la salle, une fille seule attablée face à son café. Regard fixé sur le petit noir, mains de chaque côté de la tasse, plongée dans des idées de la même couleur. Quelques tables plus loin un jeune homme subit les reproches de son amoureuse assise, face à lui, sur la banquette de cuir. Lui, endure, attend que cet orage passe aussi. Trois copains à l’extrémité du comptoir, verres de bière vides, écoutent, la tête soutenue par une main, une radio qui déverse des informations consternantes…

A l’extérieur, sous les arcades, Georges Laforêt se dirige d’un pas décidé vers la place. Quelques personnes pressées de rentrer chez elles, cols relevés et mains dans les poches, le croisent en le bousculant. Sa trompette dans son étui en bandoulière il descend du trottoir et poursuit ses enjambées sous une voûte de nuages filants.

Trente ans. Un premier prix de piano au conservatoire, et voilà que la trompette l’avait fasciné. Il en jouait aussi bien. Ça faisait longtemps qu’il essayait de percer. Sûr que ce rythme allait devenir la référence, mais la chance tardait à se présenter.

Il marche, plongé dans son monde imaginaire, rêve de nouveaux accords. La lumière des vitrines se reflète sur les trottoirs mouillés. Après la pluie, les façades en pierre blanches reprennent des couleurs. Les tâches humides s’envolent sous les rayons d’un timide soleil de fin de journée. Il traverse le carrefour du Panthéon et arrive près des remparts de la vieille Lutèce. La litanie des cloches de Sainte-Geneviève scande l’écho de ses pas. Les effluves de restaurants remontent la rue de l’Estrapade.

La place de la Contrescarpe se présente face à lui. Il croise deux musiciens installés sous une porte cochère. Remarque leur casquette vide sur le trottoir.

-Je ne voudrais pas en arriver là quand même ! pense-t-il.

Arrivé au Café des Arts, il pousse la porte. Le patron le reconnaît :

-Alors Georges, de retour ? Toujours pas vedette ?

Lui, fait non de la tête et désigne du menton l’estrade. Le patron comprend de suite et accepte d’un hochement. Georges s’installe. Dégaine sa trompette et entame sa mélodie.

Aussitôt les regards se tournent vers lui ! Les amoureux cessent de se disputer, un sourire apparaît sur chaque visage. La fille seule face à son café, soulève les sourcils et se redresse sur sa chaise. Les trois copains qui écoutaient la radio pivotent sur leurs tabourets et croisent les bras, interpellés.

Georges, concentré, poursuit son envolée, mélange de musique classique revisitée, rythmée. Les accords succèdent aux accords. Le son enfle, les notes impossibles interpellent. La virtuosité du musicien est évidente.

Les deux musiciens de rue pénètrent dans la salle et saisissent aussitôt le rythme. Contrebasse et guitare se glissent dans la mélodie.

Le cuistot, musicien amateur, sort un vieux saxo de son placard et répond aux solos de Georges.

Les clients présents commencent à se trémousser sur les banquettes. Un couple se lève et entame une danse syncopée. La musique bouscule tout, envahit la salle, s’échappe par les fenêtres ouvertes, apostrophe les passants intrigués qui entrent, s’installent, tapent du pied en suivant le rythme.

Le patron du bar sert bière sur bière, pivote vers ses étagères vitrées et se retourne en remplissant les verres alignés sur son comptoir. La musique s’apaise et se termine sous les applaudissements.

Parmi les clients, un petit homme se lève et s’approche de Georges :

-Je n’ai jamais entendu ça ? C’est ce qu’on appelle Jazz peut-être ?

-C’est du Swing, inspiré du Ragtime que je joue à ma façon !

-Ça alors ! C’est une expérience que vous m’avez fait vivre ! Vous savez faire la même chose au piano ?

-Oui, oui ! Je suis premier prix de piano du conservatoire vous savez !

Le petit homme regarde fixement Georges et pense qu’il a trouvé la perle rare.

-Je me présente : je suis commissaire de bord du « Manhattan », un navire de la Cie Générale Transatlantique. Nous assurons la ligne Saint-Nazaire / New-York. Je recherche un musicien pour assurer l’animation de la prochaine traversée. On lève l’ancre dans trois jours, ça vous dit ?

 

LA TRAVERSÉE

 

Le Manhattan traverse l’océan à 23 nœuds. Mer calme. Sur la passerelle supérieure, l’officier de quart surveille l’horizon avec ses jumelles.

Le commissaire de bord enregistre les demandes des élégantes pour dîner ce soir à la table du Commandant. Il est presque midi. Une douce lueur environne le paquebot. Les chaises longues sont alignées sur les ponts supérieurs. Les serveurs de coursives distribuent couvertures et cousins aux adeptes du grand air. Plus bas, sur le pont des troisièmes classes, les familles préparent un repas sur de petits réchauds.

Dans le grand salon Georges a terminé sa répétition pour l’animation de la soirée. Il s’approche du bar et saisit une conversation (à la Gabriel Chevallier). Un important négociant en vins de Bordeaux, chevalier de la légion d’honneur, ruban rouge à la boutonnière de sa veste, et face à lui un représentant en lingerie (les plus fines de Paris !) adepte de l’interdiction de vente d’alcools. N’oublions pas que la prohibition règne en Amérique à cette époque.

Impressionné par la distinction de son interlocuteur, obtenue pour mérite éminent dans l’agriculture, le représentant en lingerie fine se hasarde timidement :

-Vous devriez comprendre Monsieur le Chevalier, malgré tout le respect que je vous dois, que la prohibition en Amérique est une bonne chose. L’abus d’alcool doit être sanctionné !

-Ah ! Évidemment, vu sous cet angle… Je vais vous dire : ce ne sont pas les alcools violents et j’ajouterai trafiqués, qui se boivent là-bas en Amérique, mais le fruit de nos récoltes Françaises que j’essaie de leur faire découvrir. Auriez-vous quelque chose contre nos braves vignerons qui s’investissent toute l’année afin de produire un nectar des Dieux ?

-Pas le moins du monde Monsieur le Chevalier !

-A la bonne heure. Je vais vous servir un verre de Saint Emilion béni par l’évêque de Bordeaux. D’ailleurs tous nos vins sont sous la protection de Saints : Saint Emilion, Saint Esthèphe, Saint Julien, Sainte-croix-du-mont et j’en oublie certainement, le saviez-vous ?

-Euh… Pas spécialement !

-Allons buvez ! Pensez à nos braves vignerons qui se lèvent à quatre heures du matin tous les jours, affrontent givre, grêle, canicule, bestioles diverses pour notre plus grand plaisir. Ils ne ménagent pas leur peine et leur consommation, Plusieurs litres par jour !

-Ah ! Tout de même !

-Allez, allez, finissez votre verre !

A peine reposé, le verre est à nouveau rempli. Le vigneron-Chevalier s’adresse au barman :

-Maurice, pourriez-vous servir à Monsieur un verre de ma barrique personnelle ?

Se penchant vers son invité il lui confirme un secret :

-Le fleuron des Bordeaux, vous m’en direz des nouvelles !

-Je ne sais pas si je dois ?

-Mais si, mais si ! Un liquide divin comme celui-ci, ça ne se refuse pas ! Savez-vous que vous faites partie de mes privilégiés ?

Le marchand de petites culottes subjugué par le ruban rouge qui envahit tout son espace, goûte du bout des lèvres. La discussion continue. Les verres se succèdent. Le navire commence à rouler bord sur bord. Les ballons de rouge débordants glissent sur le comptoir. Lorsqu’il veut en saisir un, il s’aperçoit qu’il est à côté ! Pourtant c’est bien le même.

Les bouteilles alignées derrière le bar subissent un sérieux tangage telle une houle de grande marée d’équinoxe. Les paroles du Vigneron-Chevalier lui parviennent au travers d’un chuintement précédant l’arrivée d’une bourrasque des 30ème hurlants. Il décide de se lever.

Les parois du grand salon valsent, tourbillonnent, autant que son sens de l’orientation. Les déferlantes des 40ème rugissants ne sont pas loin. Le naufrage tout près. Il se rattrape au Vigneron-Chevalier qui se propose de le guider vers sa cabine. Parvenu à l’extrémité d’une coursive intérieure l’homme-de-la-prohibition arrête son guide d’un ton péremptoire :

-C’est là !

La porte ouverte laisse échapper le cri déchirant d’une femme tranquillement allongée sur son lit, livre en mains…

-Excusez-le Madame, c’est un buveur d’eau rattrapé par une cohorte de Saints !

Le vigneron-Chevalier est bien embêté :

- Bon ce n’est pas tout ça, mais j’en fais quoi, moi, de ce marchand de caleçon ?

Se présente un garçon du service :

-Voilà mon ami, je vous confie cet homme perdu pour que vous le remettiez dans la direction de sa cabine…

Le Manhattan poursuit sa traversée vers l’ouest. Mer calme, coucher de soleil flamboyant.

Georges, accoudé au bastingage, cheveux au vent, sourire aux lèvres, repense à cette musique de mots qu’il vient d’entendre. Il verrait bien la percussion pour la persuasion du négociant en vins, la flûte pour les réponses légères du buveur d’eau, les cuivres pour chaque verre absorbé, l’orchestre tout entier pour la tempête qui s’installe. Il en est étonné lui-même. Il creusera cette piste, plus tard peut-être …

 

HASARD D’UNE RENCONTRE

 

Voilà deux ans que Georges était arrivé à New-York. Il se rappelait le paquebot avec ses sirènes hurlantes, la remontée de l’Hudson, les immeubles au dessus des nuages, la statue de la liberté. New-York capitale du Jazz, il en avait rêvé, il était là. Deux ans qu’il traînait sa carcasse entre les clubs de Harlem et ceux de la cinquante-deuxième rue dans l’espoir de jouer avec « les Grands », ses idoles. Entre temps, il se promenait dans cette ville agitée qui ne s’arrêtait jamais.

Il s’imprégnait comme une éponge de tous ces sons nouveaux pour lui. Trépidants, étourdissants, percutants. Bourdonnement de la rue assimilé à une ruche. Sirènes hurlantes des ambulances. Vacarme d’enfer des monumentaux camions de pompiers, tels des paquebots avec leurs klaxons beuglant aux carrefours. Chanson des essieux sur l’ossature métallique du métro aérien de Harlem répercutant chaque secousse de rails comme si cette mélodie rythmée était l’image exacte des pensées qui se bousculaient dans sa tête.

Un Opéra fortissimo lui aurait précisé son prof du conservatoire. Contraste avec le silence feutré des Book Shop de l’Uper East side qui ne laissaient rien passer. Mais dès que l’on en sortait … agitation, bouillonnement, effervescence, émotion reprenaient. La Symphonie s’incrustait petit à petit dans sa tête. Il en sortirait bien quelque chose…

Cette soirée-là, au Blue Note à Greenwich-village dans le West side, un « Grand » jouait et lui avait promis de l’écouter, voire de l’incorporer dans sa formation. Georges, présent depuis le début, attentif, pénétré par le rythme, suivait les envolées. Il s’abandonnait à ce Jazz nouveau pour lui, flottant, comme suspendu, stupéfiant. La soirée se terminait et personne venu le chercher. « Il commençait à regretter de s’être une fois de plus trompé, la formule ne lui plaisait pas trop mais il pensait quelque chose comme ça… »

Il pensa se lever et sortir s’aérer sur les trottoirs de la troisième rue entre claquements de talons des rares passants, crissement des camions de nettoyage et bientôt la clochette des livreurs de lait, lorsque le contrebassiste le rejoint :

-C’est à toi, le Boss veut t’écouter !

-Ah ! C’est donc vrai !

Il s’approche de la scène. La salle est à moitié vide. Le pianiste se lève et lui laisse la place. Georges glisse quelques mots aux oreilles des membres de l’orchestre. Il s’installe. Les notes se mettent en place dans sa tête. La mélodie se précise. Le Boss lui fait signe. Il s’élance. 1ère, 2ème, 3ème mesure, le rythme s’enracine. Ce n’est pas du Swing, c’est autre chose. Puissant, brillant, inconnu, prenant. Les notes comme des feuilles ballottées par le vent, s’envolent, reviennent au bon moment, là où l’oreille les attend. La contrebasse avec son rythme grave, growl comme ils disent ici, répond au timbre feutré des saxos qui modulent, épaulent le thème central. Le batteur structure la mélodie avec tact, chaque fois que Georges lui adresse un signe de tête. Un véritable Show ! La musique tourbillonne, remplit tout l’espace. Les clients attablés malgré l’heure tardive et les alcools consommés se rendent compte qu’il se passe quelque chose. Comme si, au travers de tant de morceaux écoutés, celui-ci, à l’évidence, laissera son empreinte. Puis le volume baisse, la mélodie s’apaise. Les dernières notes sont absorbées par les murs laissant au final comme le souvenir d’une œuvre inachevée… Les lampes de la salle se rallument. Un deuxième souffle parcourt les présents. Le public se lève. Certains verres sur des tables ébranlées, voltigent. Un tonnerre d’applaudissements retentit. Le Boss s’approche de Georges :

-My God, tu crées une symphonie petit ?

-Une symphonie, je ne sais pas, mais une rhapsodie, pourquoi pas ?

« Le mot juste lui revint. Ce n’était pas s’être trompé une fois de plus, non, le mot juste c’était qu’il avait pensé avoir été berné ! » Mais cette idée s’envola aussi vite qu’elle lui était revenue.

Benny Goodman le prit par les épaules :

-Nous allons travailler ensemble, le Frenchie !

L’ARTICLE DE PRESSE

 

Kyle Eastborn raccroche son combiné téléphonique. Il est songeur. Journaliste-critique-musical de renom au New-York Herald tribune, cette communication qu’il vient d’avoir l’interpelle. Brian Hightway de la compagnie de disques RCA Blue Bird lui demande de passer au siège pour un cas inhabituel. Brian l’appelait rarement pour quelque chose d’anodin. Kyle enfile sa veste, prend son chapeau et descend quatre à quatre les marches de l’escalier du grand hall. Arrivé sur le trottoir, il hèle un taxi jaune, direction la compagnie de disques. Le patron de RCA Blue Bird le reçoit dans son vaste bureau du rez-de-chaussée :

-Ce que je vais te dévoiler devrait intéresser tes lecteurs. Tu te rappelles de ce Frenchie, Georges Laforeste, qui remplissait tous les soirs le Blue Note avec sa musique inspirée ?

-Laforêt, pas Laforeste…

-Oui si tu veux ! Et bien il m’a laissé un enregistrement inachevé, il y a maintenant trois mois. Il était venu ici avec son orchestre. Seize musiciens ! Lui au piano qui dirigeait tout, quatre saxos, une trompette, contrebasse, guitares sèches, clarinette et quelques instruments bizarres. Une mélodie surprenante, une chose que je ne saurais classer : concerto jazz, symphonie, rhapsodie, festival, opéra ? Je ne sais pas ! Enfin une « musique inachevée », il y manque un mouvement m’a-t-il dit. Son thème : l’inventaire en musique des bruits de New-York depuis le lever du jour sur Brooklyn jusqu’au clair de lune sur Central Park !

-Très bien et alors ?

-Figure-toi, depuis je ne l’ai plus revu. Impossible de le joindre. Ses musiciens aussi n’ont aucune nouvelle. Benny Goodman a pris sa suite au Blue Note, il est en passe d’ailleurs de devenir le Roi du Swing. Incompréhensible, disparaître ainsi ! Mais écoute cet enregistrement.

Brian actionne le Pick-up. Une longue plainte modulée à la trompette surgit du soixante-dix-huit tours et symbolise le réveil de New-York. La mélodie s’installe, harmonieuse, rythmée, soutenue, décalée par instant. Du jamais vu, jamais entendu. Kyle lève les sourcils. Un sourire se fige sur son visage. Ça ne ressemblait à rien de connu. Une symphonie-jazz mêlée de musique classique complétée par des instruments cocasses, clochettes, tubas, klaxons. Les différents mouvements s’installent. La vie de la ville transparaît. Le jour se lève avec le piano qui relate la tournée du laitier, la pièce de monnaie qui tombe et qui roule, magnifiquement interprétée par la clarinette. L’orchestre entier résume la foule qui surgit des bouches du métro et envahit les trottoirs. Les cuivres pour les klaxons de voitures, les instruments à cordes, un groupe de jeunes filles qui attirent l’attention de jeunes garçons. La joie transpire à chaque tempo…

Brusquement, la sensation de bien-être qui habitait les auditeurs privilégiés vole en éclats. Kyle cherche à comprendre pourquoi. La réponse est simple. L’enregistrement vient de s’arrêter. Cette mélodie est inachevée. Les dernières notes résonnent encore dans l’air, mais le charme s’est envolé. Kyle réagit :

-My god, ça se finit comme ça ?

Brian enchaîne :

-Drôle d’orchestration hein ? Ce n’est pas commun ça, non ? Pas commun du tout !

Kyle se contente de hocher la tête ne sachant trop quoi répondre, puis :

-Mais vous êtes sûr qu’il est impossible à joindre ce Frenchie ?

-La dernière fois qu’un de ses musiciens l’a aperçu, il était à l’angle de la cinquième avenue et s’engageait sur la cinquante-deuxième rue.

Après plus rien, disparu je te dis !

-Bizarre, et qu’est-ce que tu attends de moi ?

-Écoute, s’il est toujours à New-York, il faut qu’il termine cette œuvre. Je sens qu’elle va faire un tabac, nous allons droit au succès ! Tu dois nous sortir un article dont tu as le secret. S’il le lit, il reviendra !

Kyle enregistre tout, prends des notes et… s’éclipse.

Peu après avoir quitté RCA Blue Bird, il déambule le long du boulevard, mains dans les poches, rêveur… Arrivé au carrefour, il attend… Le feu passe au vert…

Il fait signe à un taxi.

 

Le lendemain, deux colonnes apparaissent à la une du Herald Tribune, signée Kyle Eastborn.

 

« Disparition ou retraite créatrice ? »

Le jazz orphelin

 

Une énigme à résoudre pour les admirateurs (et ils sont si nombreux) de Georges Laforêt élu « The best melodie’s Frenchie ». L’homme aux multiples succès, l’homme de l’inoubliable « Y got Rhythm », l’homme qui collectionne les standings ovations, et bien cet homme a disparu de la scène new-yorkaise.

Mais qu’on se rassure, il y a certainement une raison. Serait-ce une retraite dictée par la création ? Un besoin de calme ? Il faut reconnaître que notre vie trépidante aménage rarement ces instants de tranquillité dont nous sommes tous demandeurs. Georges Laforêt qui nous a toujours étonnés a juste besoin d’un peu de silence, et parfois le silence a du bon.

 

Alors soyons patients, il nous surprendra certainement encore

 

LE CONSEIL

 

Les rumeurs de Katmandou n’étaient plus qu’un souvenir. Les montagnes enneigées de l’Himalaya barrent l’horizon au sud. Georges avec son sac à dos longe la rivière Kyi. Il approche du but de son voyage. Le monastère de Drepung qui commande l’accès de la vallée sacrée apparaît monumental, imposant. Alignés le long de la terrasse, les moulins à prières actionnés par les fidèles diffusent leurs sons cristallins sans cesse renouvelés.

Georges suit le mouvement, capte ces bruits nouveaux, dans l’attente de les transformer en une mélodie dont il ressent déjà la mesure. Arrivé à l’extrémité de l’esplanade, il s’engage sur la piste qui descend vers la rivière. De gros rochers, vestiges d’anciennes crues, sont disposés en chaos, formant une sorte de canyon qu’il convient de franchir avant d’atteindre le gué. Il s’arrête afin d’apprécier l’effort à accomplir pour son ultime étape. Le ciel d’un bleu azur, le col au loin se dessine comme un objectif facile à atteindre.

Il reprend sa marche…

-Non, pas par là !

Georges, interpellé par cette voix qui ne vient de nulle part, s’arrête, se retourne et aperçoit, sur un rocher en surplomb, un gamin immobile assis en tailleur. Un regard sans appel le fixe avec autorité.

-Pas par là, répète-t-il, c’est très dangereux !

Passé l’instant de surprise, Georges se reprend,

-Comment sais-tu que je dois prendre ce chemin ?

-Tu vas à Lhassa ?

-Oui, comment as-tu deviné ?

-Tous les étrangers qui veulent aller au Palais du Potala passent par là. Mais la nuit te surprendra aux falaises. Alors prend l’autre chemin là-bas, tu y seras a la tombée du jour.

Georges dévisage ce gamin si sûr de lui… Tout lui revient en mémoire.

Pourquoi n’avait-t-il pas eu un tel signal lorsqu’il avait tourné sur la 52ème rue ? Combien de douleurs épargnées ! Il aurait évité cette grande salle de concert avec cette affiche de quatre mètres sur cinq. Ce titre accrocheur qui explosait sur Broadway :

« Avant-première mondiale, New-York mis en musique comme jamais auparavant RHAPSODY IN BLUE d’un certain George Gershwin »

Il était entré. Ce qu’il avait découvert l’avait fortement ébranlé. Il en ressortait une heure après, effondré, anéanti. Tout se bousculait dans sa tête. Ses idées éclataient là sous ses yeux, et avec quel talent, mises en valeur par quelqu’un d’autre. Une recherche de plusieurs années effacée d’un coup. Ce soir là, il traîna sans but.

Sa dérive l’amena jusqu’au grand cloaque des quais de Brooklyn face à Upper-Bay. Une détresse sèche, sans appel, l’envahissait et l’attirait vers un gouffre sans fond. Les eaux noires de la baie, éclairées de loin en loin par les lampadaires des entrepôts l’obsédaient. Son obsession tournait en boucle. Le pire l’effleura…

Un beuglement puissant déchira la nuit. Un paquebot remontait l’Hudson… A cet instant précis il décida de tout abandonner…

Au loin, face au soleil couchant dans la vallée de Lhassa, les façades rouges du palais Potala le guident.Les Dungchen, ces cors en bronze longs de trois mètres résonnent de leurs sons envoûtants, diffusant calme et sérénité.

Georges reprend sa marche sourire aux lèvres …

Gérald IOTTI

 

Rédigé par Atelier Ecriture

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