Publié le 19 Mai 2022
Mariage dans la communauté Italienne
« Ce 6 juin 1937, dans notre petit village de Pierrebrune, dans le Var, a eu lieu le mariage de Pietro Cadossi, fils de Marcello Cadossi, notre boulanger bien-aimé. On vous rappelle que Pietro Cadossi, originaire de Sicile, est arrivé chez nous en 1920 à l’âge de huit ans, emmené par ses parents et accompagné de ses nombreux frères et sœurs. Cette famille exemplaire a donc pris racine à Pierrebrune, où Marcello a succédé dans son commerce à Gaston Fabre, un vrai Pierrebrunois, décédé accidentellement début 1920.-
Nous félicitons les Cadossi, qui ont su rapidement se faire apprécier de tous par leur droiture et leur goût du travail bien fait. Aujourd’hui Pietro, associé depuis peu à son père, vient d’épouser Louise, la charmante fille de notre médecin, le Docteur Barbier.
Afin de fêter cette union, Pietro a confectionné de nombreux petits gâteaux siciliens, les « cannoli », qu’il a le plaisir, à l’issue de la cérémonie religieuse, d’offrir à la dégustation de tous les Pierrebrunois, avec une coupe de champagne, en l’honneur de son mariage.
Tout le village est présent, à la sortie de l’église, afin d’offrir ses vœux de bonheur au jeune couple et à ses parents. La mariée, particulièrement en beauté, et son jeune époux ne cachent pas leur joie après la bénédiction du Père Ricard. Souhaitons-leur de nombreux petits Pierrebrunois pour peupler le village. »
D’Octave Bichou, envoyé spécial à Pierrebrune.
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Enfance
Le Docteur Barbier, qui exerce à Pierrebrune depuis la fin de la Grande Guerre, est empli d’émotion de voir sa fille Louise si belle dans sa robe immaculée, cette robe qui symbolise la virginité de la jeune fille. C’est tellement important pour lui que tout le village constate que sa fille arrive pure au mariage. Les Cadossi sont de braves gens, malgré leur condition sociale modeste, ce qui ne gêne pas le Médecin. Certains marmonnent que Louise aurait pu viser plus haut, le fils du Notaire, par exemple, ou le jeune vétérinaire du village voisin. Boulanger, ce n’est pas une situation extraordinaire pour le gendre d’un médecin, et en plus il n’est même pas Français !
Même si le Docteur Barbier ne le montre pas, il est bien content que sa petite Louise (petite, façon de parler, trente-quatre ans bientôt, certains la traitaient de « vieille fille »), que Louise, donc, ait enfin trouvé un mari ! Avec ce qu’il lui est arrivé autrefois…
Avant 1914, donc, les Barbier habitaient une maison dans l’Oise. Ils n’ont rejoint le Var qu’après la fin de la guerre. Le médecin a voulu alors reconstruire ailleurs sa vie et celle de sa famille, après les « évènements », comme ils disent. Non, ce n’est pas la guerre qu’ils nomment ainsi, les Barbier, c’est le malheur arrivé à leur fille au début de la guerre, lorsque les Boches avaient voulu envahir notre Pays en passant la Marne. Nos courageux soldats sont montés en taxis parisiens pour « bouter » l’ennemi hors de nos frontières. Hélas, le Docteur Barbier et son épouse, qui résidaient près de Compiègne, ont de bien tristes souvenirs de cette époque. Ils ont vu un jour leur fillette de douze ans revenir en pleurs des abords de la forêt de Compiègne, la robe à moitié arrachée, les jambes couvertes de sang.
Pourtant, ils avaient interdit à Louise d’aller se promener seule là-bas, ils étaient constamment inquiets en ces moments difficiles. A son arrivée, bouleversés par ses hurlements, ils l’avaient prise dans les bras, avaient essayé en vain de la consoler, de sécher ses larmes. Ils l’avaient soignée, et tenté de recueillir ses confidences. Ils avaient rapidement compris qu’elle avait été prise à partie par des militaires, Français ou Allemands, ils n’ont jamais su. La terrible réalité s’était dévoilée à leurs yeux horrifiés : leur gamine de douze ans avait été sauvagement abusée par ces hommes. Elle n’avait pas vraiment compris ce qu’on lui avait fait, mais elle en ressentait toute l’horreur dans son jeune corps. Les hommes restant au village, rapidement informés par la rumeur du voisinage, s’étaient ligués pour partir à la recherche des coupables, mais n’avaient rien trouvé malgré les efforts déployés. Cependant, ils n’avaient pas connu la terrible conséquence de ces faits : malgré son jeune âge, Louise s’était retrouvée enceinte ! Et le Docteur Barbier, qui était si fier du nombre de bébés qu’il avait mis au monde, se vit contraint, dans le plus grand secret, de provoquer un avortement sur sa propre fille, pour tenter de préserver son avenir. Sa décision fut prise très rapidement, après une conversation à cœur ouvert avec son épouse, aussi effondrée que lui de cet acte interdit par Dieu et par la loi française. Ils essayèrent tous deux de trouver les mots justes pour expliquer à Louise cet acte qu’ils réprouvaient, mais qui, à leurs yeux, était le seul moyen pour leur fille de se construire un jour une vie presque normale. La jeune Louise, toujours extrêmement traumatisée par le viol subi deux mois plus tôt, se laissa « soigner » par le médecin, sans vraiment réaliser l’enjeu de cet acte. Elle ne comprit vraiment que deux ou trois ans plus tard qu’elle avait failli se trouver maman à moins de treize ans, et elle en subit un autre choc qui fit d’elle une ado révoltée et agressive envers ses parents, qui avaient décidé pour elle de son avenir de femme.
La famille Barbier, à la fin de la guerre, quitta sa région d’origine pour descendre dans le midi et recommencer une nouvelle vie. Là, personne ne savait. Tous trois avaient l’impression de pouvoir se reconstruire dans ce pays Varois, si plaisant sous le soleil. Le village de Pierrebrune se montra accueillant, la jeune fille passa ses deux bachots au Lycée de Toulon, avant de revenir au village servir de secrétaire au bon Docteur Barbier. La vie se déroulait tranquillement pour eux à la campagne, Louise s’était fait des camarades de son âge au village, elle allait au bal, était invitée à la noce de l’une ou l’autre de ses copines. On disait qu’elle avait mauvais caractère, et que c’était pour cela qu’elle n’avait pas d’amoureux…jusqu’au jour où le beau Pietro osa enfin lui déclarer sa flamme. Ils se fréquentèrent au moins deux ans avant de parler mariage. C’est vrai, Pietro avait quelques années de moins que Louise, mais il était doux et patient, avait toujours le sourire malgré les sautes d’humeur de sa fiancée. Il semblait si fort, un vrai pilier pour Louise qui ne lui avait jamais confié le drame de sa vie. Pietro la sentait toujours sur la réserve, il pensait que c’était de la timidité de sa part, qu’elle attendait d’avoir la bague au doigt pour répondre à sa tendresse. Il la respectait pour cela. Mais Louise, elle, était tourmentée par ce qu’elle cachait à Pietro. Arriverait-elle un jour à tout lui raconter ?
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Epilogue
Malgré ses doutes, ses sautes d’humeur et ses blessures secrètes, Louise connaîtra une vie heureuse grâce à l’amour de son bel Italien. Pietro sera un bon mari, un bon père pour les deux petites filles qui viendront apporter du bonheur dans leur foyer. Au moment de la seconde guerre mondiale, leur couple fut mit à l’épreuve lorsque la guerre les sépara : Pietro, devenu Français par son mariage avec Louise, se battit sous l’uniforme de son pays d’adoption. Retenu prisonnier pendant trois ans en Allemagne, il fut libéré par anticipation avant la fin du conflit : la naissance de ses filles – des jumelles- au tout début de la guerre lui permit d’être reconnu comme soutien de famille et il eut le droit un beau jour de rejoindre sa famille. C’est ainsi qu’il se retrouva dans un train de nuit qui, parti quelques heures plus tôt d’Allemagne, longeait maintenant la forêt de Compiègne, noire et touffue, dans un paysage dévasté par les tirs d’artillerie. Là, il évoqua en pensée le triste sort que des soldats, lors de la guerre précédente, avaient fait subir à Louise, son épouse, à l’époque une toute jeune fille âgée de douze ans à peine. Et il revit le jour où, trois mois après leur mariage, son beau-père, le Docteur Barbier, après avoir examiné Louise, avait confirmé aux jeunes époux qu’ils seraient parents au début de l’année suivante. La jeune femme avait alors fondu en larmes, et avait raconté en détail tout ce qu’elle cachait à tous depuis plus de vingt ans. Le récit des violences subies par Louise à cette époque plongea Pietro dans l’horreur, il pleura avec elle, rempli de compassion devant ses souffrances. Il comprenait enfin pourquoi, malgré leur amour, Louise montrait souvent des réticences dans leur vie intime. Il se promit d’aimer profondément toute sa vie cette petite femme profondément blessée et pourtant si courageuse, qui se sentait encore si mal, mais qui, malgré tout, avait choisi la vie.
Lors de sa mobilisation en 39, il lui avait solennellement promis de revenir vivant, pour elle et pour leurs deux petites de quatorze mois. Et dans ce train de nuit qui le ramenait vers les siens, Pietro imaginait entendre le babillage de ses filles, le rire de son épouse, il sentait déjà la bonne odeur du pain croustillant sortant du four.
Reprendre sa vie, son beau métier de boulanger, pour construire l’avenir de ses filles. Et un jour, la guerre finie, pouvoir emmener toute sa famille en Sicile. Il avait hâte de leur montrer les côtes battues par la mer, les champs d’oliviers et d’orangers, ces oranges qui, dans sa mémoire de petit enfant qui avait quitté son pays à huit ans, étaient aussi grosses que des pamplemousses ! Il pourrait aussi rendre visite à sa grand-mère à Catania, et lui présenter Louise et les jumelles, dont il était si fier. Pietro gardait en permanence contre son cœur le portrait de ses « trois femmes », comme il disait. Lorsqu’il était encore prisonnier en Allemagne, il avait montré les photos à la paysanne chez laquelle il avait été envoyé pour aider à la ferme. C’était une brave femme, dont le mari et le fils aîné avaient été tués à la guerre. Elle était émue de voir une si belle famille, et Pietro avait partagé sa souffrance à elle.
C’est le cœur plein d’amour et d’espérance qu’il roulait maintenant vers les siens, en ces temps d’une guerre qui ne s’achevait pas…
Le train longeait des routes où se pressait une foule de réfugiés, encombrés de leurs biens hétéroclites. A chaque instant, les prisonniers libérés qui se dirigeaient vers le sud risquaient leur vie dans le train du retour. Ils craignaient d’être pris pour cible…
Pourtant, Pietro savait au fond de son cœur qu’il arriverait dans le Var sain et sauf, il l’avait promis à Louise !
Annie TIBERIO