Avec des extraits en italique de Dany, Bernadette, Inge, Dominique
Ils n'ont pas de bagage ces deux là. Elle a les cheveux déplacés et lui la cravate de travers. Ils ont fait vite pour quitter l'hôtel.
Et aller dîner, à peine arrivés, sans même saluer.. Enfin, c'était leur projet.
Elle, une toute jeune fille avec des vêtements de femme, qui lui donnent un air encore plus jeune. Une robe du soir bleu pâle, plutôt décolletée, sans l'ombre d'un châle, l'air intrigant de ceux à qui il est arrivé des choses. L'élégance d'une comédienne regagnant les coulisses et renouant avec la sincérité. D'un pas précis quoique fatigué, elle tient son minuscule sac à main, en difficulté. Le maquillage, outrancier, avec le même effet : le rouge sur les lèvres, les traits appuyés autour des yeux, des yeux clairs, gris, comme ceux d'une louve. Peut-être pas si jeune, mais ça lui va bien, comme à toutes celles qui n'ont jamais douté de leur beauté.
Lui, un garçon plus âgé, éméché à l'évidence. Un vocabulaire plutôt rude, histoire qu'on comprenne que c'est un dur. Il a payé comptant la chambre avec une liasse de billets.
L'hôtel, minable, en périphérie de ville. Un charme un peu suranné, qui avait dû tenir autrefois certaines promesses de luxe ou de raffinement. Une belle porte à tambour en bois, propice au fantasme. Le hall, raffiné dans ces détails, propre, feutré, paré de couleur chaude, silencieux, des reflets mauves sur plafond clair, des livres, des coussins, des tableaux, un piano dans un coin, une pendule, un buste en marbre, des tapis au sol, un soupçon de parfum.
Je dors dans ma loge, d'un sommeil très léger, couché sur un lit de camp, ma veste abandonnée sur une chaise. Cette nuit j'ai entendu des bruits bizarres, comme des voix étouffées. Ces deux-là s'embrassaient, appuyés contre un mur. La jeune fille voulait monter dans la chambre, mais lui ricanait en la maintenant. Des gestes furtifs qui m'ont dérangé.
J'ai toussé puis leur ai demandé de bien vouloir monter. Plus tard la fille est redescendu avec une ombre de fatigue, pour réclamer des serviettes de toilette.
Elle s'installe dans un fauteuil.
Ses bras nus reposent sur les accoudoirs. Ses jambes sont étendues devant elle, les chevilles croisées au sol. Symphonie de bleus depuis les murs en tissu tendu aux larges fauteuils carrés, jusqu’à sa robe toute simple, d’un bleu foncé.
Elle pose des questions.
Mais quand dorment les concierge de nuit ?
La nuit, par petits bouts, disons..
Pas génial. Mais pourquoi faire ce travail ?
Pas trop le choix. Et ça me plaît.
Pas le cran pour faire autre chose, viser plus haut ?
C'est curieux, j'ai pensé pareil pour vous.. dommage qu'elle ait pas visé mieux, plus haut. Un autre garçon, quoi.
Pourquoi, vous êtes psychologue, devin ?
J'ai l'âge de comprendre.. et une grande expérience. La violence, je connais. Je me trompe peut-être.. mais je crois que vous devriez partir, vers un endroit meilleur.
M'en aller ? C'est juste impossible. Même si je le voulais... Il me tabasserait. Il est fou. Et il me plaît..
Elle me désarçonne. Une ingénuité agressive qui éveille mes sens. Je ne peux pas tout lui dire. Pas encore.
L'ascenseur descend du troisième étage vers le rez-de-chaussée.
Le visage de la jeune fille se durcit, un léger spasme de peur. Le garçon sort en hurlant son prénom. C'est là que tout s'est éclairci.
Elle était comme paralysée, hypnotisée par tout ce vacarme. Elle y prêtait toute son attention, cherchant à comprendre. Elle se mentait à elle-même, elle avait déjà compris. La rivière était sortie de son lit, elle s’était transformée en torrent, qui charriait avec elle tout ce qui se trouvait sur son chemin.
Mon instinct aurait voulu que je rentre dans ma loge. Et pourtant…
Je l'invite à me suivre dans mon antre... et à se taire. Je ressors pour aller au comptoir. Le garçon est en slip et t-shirt.
Où est-elle ?
Qui ça ?
Mon amie.
Je ne sais pas, je crois qu'elle est partie, ou bien montée sur la terrasse. Sur le toit de l'hôtel.
Tu n'essaies pas de m'embrouiller, vieux schnock ?
Il se dirige vers l'ascenseur. Mes mains tremblent un peu, mais je ne bouge pas. Je sais au moins le nom de la fille, Véra. Ou bien Léa.
Elle est assise sur mon lit de camp, les pieds liés de belle manière.
J'ai peur, dit-elle.
Alors il faut partir..
J'ai peur de ça aussi.
Si je vous accompagne…
Ça n'a pas de sens. Pour aller où ?
Rentrer chez vous, et dormir. L'aube est déjà là, c'est la bonne lumière pour rentrer chez soi, se régénérer.. venez avec moi, boire un café vers la gare.
Elle ne dit plus rien, et me suit.
Le ciel pur d'un matin d'été. Des lueurs optimistes aux fenêtres. Des voitures passent sans hâte, en quête de trêve. Nous marchons côte à côte. Une belle jeune fille sur talons hauts, un peu folle, un vieux monsieur un peu courbé, à l'évidence désarmé. Un père et sa fille ?
Je murmure en marchant..
J'ai fait de la prison, vous savez, avant l'hôtel. Pour sauver ma famille, j'ai tué un homme, un usurier qui usait du chantage...
J'ai grandi dans un monde où les gens se tirent dessus. Plus tard, j'ai imaginé me suicider, mais la police en charge de l'enquête sur le meurtre a fait preuve d'une imagination subtile.
Vraiment ?
J'avais trouvé refuge dans un hôtel. Une nuit, ou plutôt aux premières lueurs de l'aube, une femme étrange et lasse, encore belle, est entrée dans le hall, vêtue d'une élégance décolletée. Moi j'étais calé dans un fauteuil au fond du hall, sirotant un scotch en silence. Elle a engagé la conversation, je lui ai répondu. Des banalités, mon job d'avant, vendeur de balances.. elle a fait un malaise. Enfin c'est ce que j'ai cru. Je l'ai accompagnée dans ma chambre pour qu'elle se repose. Elle m'a retenu là, avec ses mines et son mal-être, ses larmes et son vomi, elle s'est lavée et puis s'est glissée sous mes draps, m'a raconté sa vie. Enfin, une vie.
Et moi j'ai ébauché la mienne, le père alcoolique, l'incendie de la maison, la tentative de reconstruction.
C'est là qu'ils sont venus me cueillir. Les flics. Et j'ai compris la couleur gris clair des yeux de la femme, les yeux des loups. Je n'ai pas pu me suicider. Elle avait gagné.
L'important n'est pas la chute, de l'esprit, du corps, de l'espérance, mais l'atterrissage, une métaphore suggérant le retour à la réalité réelle, ou imaginée.
Elle, elle s'est enfuie. Véra, ou bien Léa. Belle, fragile, ou folle.
Moi, je suis tombé.