Publié le 4 Janvier 2020
Enfin, cinq minutes de tranquillité ; laissez-moi vous raconter. Les studios de la Victorine ont décroché le gros lot : une superproduction digne des meilleures années hollywoodiennes, un film fleuve de près de 3 heures, avec musique symphonique, décors grandioses, pyrotechnie, maquettes sophistiquées plus vraies que nature pour certains plans d’ensemble, trucages, incrustations et images de synthèse, dizaines de figurants et belle brochette d’acteurs, le tout au service d’un remake du fameux « Out of Africa » transposé dans les Alpes-Maritimes.
Les premiers rôles sont confiés par la production à deux acteurs à la mode, héros quotidiens d’une série télévisée à sketches diffusée après le journal de 20 heures sur une chaîne publique. De vous à moi, j’aurais préféré de vraies vedettes de cinéma mais, bon… Et pour la réalisation, moi, après le succès phénoménal de mon deuxième long-métrage « Quelques jours à Nice ».
« Monsieur Benhache ?
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Ah ! Non ! J’ai dit cinq minutes de tranquillité ! Ca peut attendre, non ?
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OK ; on attend… Cinq minutes… »
Un chantier et un budget colossaux, à donner des sueurs froides dès le réveil. Pour être franc, depuis six mois que je travaille sur le projet, je ne sais plus ce qu’est une nuit paisible et maintenant que le tournage a débuté, je tiens grâce au Tranxène mais, chut, cela reste entre nous, bien sûr.
Tous les plateaux sont réquisitionnés pour ce film. Une armée de charpentiers, menuisiers et décorateurs a créé les différents intérieurs. Ceux de la ferme m’impressionnent particulièrement ; je ne peux m’empêcher d’y ressentir la présence du beau Robert et de l’énigmatique Meryl. Et pourtant, il va bien falloir coller d’autres visages sur les personnages de Karen et Denys !
« Oh ! Ben ! Tu es là ? On a un problème… ». J’hallucine ! Pas moyen de se poser cinq minutes…
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Bon, je reprends. Comme chaque jour depuis deux semaines que nous tournons les intérieurs, c’est l’effervescence dans les studios. J’ai beau être le chef d’orchestre, je reste toujours impressionné par le nombre de gens qui collaborent pour la réalisation d’un film : une vraie fourmilière en agitation effrénée ! Et cette agitation reste soudain en suspend, comme par magie, entre mes incantations « Moteur ! » et « Coupez ! ».
C’est fou tout ce qui peut encombrer un décor, hors champs ; le spectateur ne peut pas imaginer ! Caméras et projecteurs, bien entendu, mais aussi perches, micros et enregistreurs, ainsi que tables roulantes des accessoiristes et des maquilleuses, sans parler des chaises pour tout ce petit monde. Mais le pire, ce sont les câbles ! Les haubans soi-disant conçus pour stabiliser les pans de décor mais qui restent à guetter votre tête ou vos jambes dans chaque recoin sombre, et les fils électriques. Ah ! Les fils électriques ! Les kilomètres de fils électriques ! J’en ai attrapé une sueur plus froide que froide quand j’ai lu le poste « Câbles électriques » sur le budget du film. Incroyable ; à l’époque du « sans fil » pour tout et n’importe quoi, pour téléphoner, recharger un mobile ou écouter de la musique, le cinéma, lui, reste à l’ancienne, et les électriciens s’évertuent à étaler leurs spaghettis au sol comme autant de pièges pour les pieds distraits.
« Monsieur Benhache ? On peut vous parler ; ça devient urgent…
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OK, j’arrive ». J’hallucine ! Quel métier de fou…
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Bien, revenons au tournage. Bon, aujourd’hui, c’était sans risque majeur : quelques scènes de liaison, deux ou trois dialogues en champs-contrechamps et les figurants à piloter dans les scènes d’ambiance ; ça devait aller. D’ailleurs, j’ai plutôt mieux dormi la nuit dernière.
« Monsieur Benhache ?
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Oui.
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Je peux vous parler ?... On a un problème… »
Le ton de voix et l’hésitation de mon premier assistant me font frémir ; on doit avoir un gros problème…
« Voilà… En rentrant sur le plateau 3, pour préparer la scène 14, Monsieur Jean a trébuché dans les câbles…
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Et ?
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Et il a fait une mauvaise chute…
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Et ?
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Et il a entraîné trois projecteurs dans sa chute…
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Et ?
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Les projos, ça va aller, on a de la réserve… »
Les projecteurs, je m‘en moque ! Mais à voir sa tête, je crains le pire.
« Et Jean ?
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Là, il est à l’infirmerie des Studios… C’est pas joli, joli…
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Mais quelle nouille ! »
Il a beau tenter de me ménager, ce brave assistant, sa dernière réplique me glace le sang. Je me rassieds prestement et respire à fond cinq fois avant de le suivre.
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Une vision d’horreur m’attend à l’infirmerie : l’acteur esquisse une grimace en guise de salut et s’avance en boitillant. Il arbore un magnifique œil au beurre noir et d’autres hématomes, sa pommette cramoisie a doublé de volume. Au premier coup d’œil, c’est un cauchemar pour les maquilleurs ! Jean bredouille quelques excuses, tente de me rassurer sur son état et me demande juste un peu de temps pour se remettre de son choc.
Je retourne dans ma loge, suivi de mon fidèle assistant qui a au moins le tact de garder le silence. Je me verse une bonne dose de whisky, mon remède de crise pour éviter le syndrome de la rate au court-bouillon. Que faire ? Tout le monde est déjà en place. Le budget du film avait jusqu’ici à peu près normalement dérapé, sans excès ; mais on ne peut pas se permettre quinze jours d’arrêt. Alors ? Adapter le scénario ? Changer d’acteur ? Mission impossible ! La production ne suivra pas ! Surtout, rester calme et réfléchir…
« Monsieur Benhache…
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Attends. Laisse-moi réfléchir… »
Tourner malgré tout les scènes du jour, mais sans contre-champs, histoire de ne pas sombrer dans le film d’horreur ? Non, rien de tout cela ne fonctionne. Il me faut mon acteur, un point c’est tout !
Pour éviter la panique, je me réfugie dans le scénario, je consulte fébrilement le planning, je jette un œil au budget, je brasse du papier ; c’est plutôt la brasse coulée dans les papiers…
« Monsieur Benhache, on a peut-être une solution… »
Mais on frappe à ma loge. Ce n’est vraiment pas le moment ! Je réprime un juron, me précipite à la porte que j’ouvre plus violemment que souhaité, prêt à déverser toute mon angoisse sur le premier venu.
Et je reste stupéfait. J’hallucine ! Ma détresse s’évanouit instantanément : devant moi se tient un Jean souriant, indemne de tout hématome et… rajeuni de… cinq ans peut-être. Miracle ou exploit des maquilleurs ?
« Monsieur Benhache ? Je ne suis jamais très loin lors des tournages de Jean. Alors me voilà ! Qu’est-ce qu’on tourne aujourd’hui ? Vous pouvez me passer un script, celui de Jean est tout taché… »
L’assurance désinvolte du personnage me déconcerte. Oui, bien sûr, physiquement, il pourrait convenir ; avec un brin de maquillage, le spectateur n’y verra rien. Mais… pour ce qui est du jeu d’acteur…
« Mais je me présente, Marc, le frère jumeau de ce maladroit de Jean. Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude, je le remplace de temps en temps. Et personne ne s’en est plaint pour la série TV… Vous pouvez me passer un script ? ».
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Voilà. Quinze jours ont passé. La production a suivi. Le planning a été tenu. Le tournage s’est bien passé, c’est-à-dire jamais comme prévu mais avec des remèdes à tous les aléas. Les électriciens rangent leurs nouilles au mieux. Jean est maintenant maquillable ; il reprend son personnage. Et moi, je ne tournerai plus qu’avec lui… et sa doublure miracle. Mais, chut, cela reste entre nous bien sûr ; le spectateur ne doit rien savoir…