Le jour où j’ai appris que j’avais été sélectionné pour participer à la bataille des fleurs dans le cadre du Carnaval de Nice, un sentiment de joie indescriptible s’empara de moi. Je n’étais plus moi-même. J’étais extrêmement fier de moi ; de manière à ce que, depuis l’annonce de cette nouvelle, j’ai adopté une attitude hautaine envers les autres fleurs. Je ne calculais même plus celles qui n’avaient pas été sélectionnées dont certaines étaient mes bonnes anciennes amies, toujours là pour moi à écouter mes confidences quand ça n’allait pas bien. Que je le regrette maintenant ! J’aurais pu au moins leur dire au revoir avant d’être cueilli. Mais, mon esprit était plutôt préoccupé par le fait d’imaginer les humains que je serai amené à croiser.
Je savais que les jours suivants seraient chargés au niveau des rencontres. Je serai beaucoup déplacé et passé d’une main à l’autre. J’espérais que les gens seraient tous gentils avec moi. Avec le Carnaval, je serai en tout cas entre les mains des professionnels qui sauraient m’entretenir. « Mais, si un jour, après la fête, je tombe entre les mains d’une personne qui n’a rien à faire de moi et me jette dans une poubelle ? » « Si je tombe sur les touristes qui m’amènent dans leur chambre d’hôtel. Puis, le moment de la rentrée arrivée, m’abandonnent là-bas ? » « J’aimerais que la personne qui me possède prenne bien soin de moi et le plus longtemps possible. ». Bref, à force d’être obsédé par toutes ces appréhensions, je n’ai pas réussi à fermer l’œil pendant la nuit précédant la bataille des fleurs. Mais, je n’arrêtais pas de me répéter que malgré mon manque de sommeil, il fallait que je fasse bonne mine devant les spectateurs. Ça augmenterait aussi les chances pour que quelqu’un de bien s’empare de moi.
Le jour J est finalement arrivé. Nous étions très nombreuses à être transportées dans un endroit que je ne connaissais pas du tout. Puis, à être déposées sur les chars. J’avais le cœur palpitant. Pour moi qui n’avais pas quitté mes racines terrestres de toute sa vie, tous ces déplacements étaient secouants.
Alors que notre char était en cours de chargement par un homme d’une quarantaine d’année, une jeune femme nous a rejoint. Elle était très grande et d’une beauté divine ; magnifiquement habillée, coiffée, maquillée et sentait très bon. Bref, elle avait plus l’air d’appartenir à notre espèce qu’à celle humaine : une fleur géante pour tout résumer. En plus, elle était gentille et souriante. J’ai été rassuré. On serait bien traité tant qu’on serait entre ses mains !
A peine arrivée, elle nous a jeté un regard. Puis s’est adressée à l’homme qui chargeait le char : « Je vois que vous préparez nos stars pour leur défilé de tout à l’heure ? ». Alors, là, j’ai senti que mon cœur aller carrément arrêter de battre : « On est des stars qui vont défiler ! ». Cette phrase résonnait sans cesse dans ma tête et je me demandais ce qui allait se passer si je ne serai pas à la hauteur. Soudain, elle s’est emparée de moi et m’a senti. Elle devait entendre mon battement du cœur et être mouillée par ma sueur, c’est sûr. Mais, elle n’a rien dit. Tant mieux ! Ça m’aurait embarrassé devant tout ce monde.
Ses bras étaient chaleureux et réconfortants. Je ne pouvais qualifier le sentiment qu’elle me procurait que de maternel. Pendant les minutes qui ont suivi, j’étais hanté par l’envie qu’elle m’adopte. Comment je pourrais y parvenir ? Je pourrais profiter de mon humidité pour glisser de la main de la personne qui me déposerait dans le char et tomber par terre. Mais, je me suis dit que cela n’arrangerait pas les choses. Je risquerais de rester abandonné et de finir jeté quelque part.
Notre char avait été chargé et avait pris la direction du lieu du spectacle. « Je sais ce que je vais faire : je me contracterai les muscles au maximum. La jeune femme du char qui me verra tellement crispé, se rendra compte de mon manque d’affection et m’adoptera. »
Notre défilé a enfin commencé. Les spectateurs nous ont accueillies par les applaudissements et des acclamations. Je m’étais préparé à plusieurs passages. Je pensais pouvoir examiner les spectateurs, choisir ma famille idéale et m’imaginer installé quelque part dans l’une de leurs pièces.
Pourtant, la réalité était tout autre. J’ai été très vite fixé sur mon sort : à peine le défilé commencé, la jeune femme du char s’est emparé de moi sans même me regarder et m’a impitoyablement jeté en direction du public. En l’espace d’une seconde, je me suis trouvé dans les mains d’un des spectateurs, accompagné de son épouse et d’une dame d’une soixantaine d’année.
Pendant les premières minutes de mon arrivée chez mes nouveaux propriétaires, j’avais la gorge serrée et mes yeux fixaient le sol. Le fait de me trouver dans ce nouvel environnement m’avait brusqué. Puis, j’ai lentement levé ma tête pour regarder le spectacle.
Je voyais des espèces autres que les humains et les fleurs pavaner entre les chars de fleurs. Que faisaient toutes ces méduses et créatures fabuleuses géantes en plein milieu de la bataille des fleurs ? Comment ont-elles pu pénétrer dans les lieux ? J’espère qu’elles ne sont pas affamées au moins. Sinon, ça va être l’hécatombe !
Chez les autres groupes, ça criait, ça parlait et ça rigolait. Mais, mes propriétaires étaient plutôt calmes. Ça parlait peu et ça ne rigolait pas. Je commençais à m’ennuyer et surtout, à me sentir embarrassé par ma passivité. Si j’étais là, n’était-ce pas parce que j’avais une mission à accomplir ?
Les jets de fleurs poursuivaient leurs cours. D’autres fleurs me rejoignaient progressivement. Au début, je rêvais à ce qu’on soit nombreuses pour avoir un peu de compagnie, et puis, nous pouvions peut-être mieux accomplir nos missions à plusieurs qu’en solitaire. Pourtant, à la fin du spectacle, lorsque les fleurs restantes étaient offertes au public, j’aspirais plus à ce que notre nombre reste limité pour qu’on puisse bien s’occuper de chacune d’entre nous. Finalement, la fête s’est terminée et on s’apprêtait à rentrer avec mes nouveaux propriétaires et cinq autres fleurs lorsque nous avons entendu une voix : « Elle est partout cette Carole ! ». Elle s’adressait bien à la dame qui accompagnait mes propriétaires.
Carole les taquinait : « Alors, bien remis de la défaite d’hier ? ». « Allez-y, réjouissez-en avant qu’on vous défonce mercredi ! ».
Carole explique à ses amis que ces personnes sont ses partenaires de jeu de pétanque avec qui une belle amitié était en train de se former.
J’avais un mauvais pressentiment par rapport à mon futur logement. J’aurais été plus rassuré d’être adopté par l’un de ces gens que de me trouver chez mes propriétaires. Après avoir échangé quelques banalités avec Carole et ses amis, nous nous sommes enfin mis en route pour rentrer.
Mes propriétaires séjournaient dans un hôtel à proximité du lieu de spectacle. Une fois rentré, ils nous ont jetées, les autres fleurs et moi sur une table sans même daigner nous mettre dans un récipient. Puis, nous ont totalement ignorées pendant le reste de leur séjour. Mon cauchemar s’était réalisé !
Nous nous affaiblissions de plus en plus. Une ambiance morbide régnait. J’ai vainement fait quelques tentatives pour faire de l’animation : aucun signe de sympathie ne se manifestait de la part des autres fleurs. Au fil des jours, elles ont succombé l’une après l’autre. Pour ma part, bien que mon état de santé ait été extrêmement dégradé, j’ai réussi à survire. Je ne saurais pas vous dire mon secret. Peut-être une force intérieure, quelque chose dans mon inconscient qui me rappelait de cesse que la vie m’avait encore réservé de belles surprises.
Du dernier jour passé à l’hôtel, j’ai le vague souvenir d’avoir entendu le bruit des roulettes de valises et la voix de Carole qui disait :« Celle-ci est encore en forme… Mimosa… Ouverture… Harmonie… » Puis, je me suis évanoui.
A mon réveil, je me suis vu confortablement logé dans un vase élaboré en cristal ornant la table basse d’une salle à manger. J’étais bien chez Carole : j’ai reconnu sa voix qui chantait : «….Et nous vivrons toi et moi… Sur ton île aux mimosas… ».
Carole me consacrait beaucoup de temps et prenait gentiment soin de moi. Mon sentiment de confiance envers l’espèce humaine, qui avait complètement disparu, commençait à faire son retour. Je me rétablissais de mes carences au fur et à mesure des jours qui passait.
Un mercredi soir, après sa partie de pétanque, Carole est rentrée accompagnée de ses partenaires de jeu. Elle les avait invités pour l’apéritif. Dès leur entrée, elle m’a pointé du doigt en disant « Voici le seul rescapé du carnaval ».
L’un des invités a répondu :« Il est joli ». Puis, un autre a ajouté : « Il va parfaitement avec ta déco ». Carole a demandé : « Je me demande comment faire pour le faire vivre le plus longtemps possible » et ses amis l’on rassurée : « Ne t’inquiète pas, on te l’expliquera ».
C’était la délivrance. Tous mes chagrins se sont effacés en l’espace de quelques seconds.
Pendant les jours qui ont suivi, Bernard, l’un des partenaires de la pétanque de Carole, appelait régulièrement celle-ci pour demander de mes nouvelles. A chaque fois, je l’entendais donner des astuces pour mieux m’entretenir. De son côté, Carole appliquait minutieusement toutes les astuces.
Ça fait tellement du bien de se sentir bichonné. Je ne m’étais jamais senti si radieux. Aujourd’hui, je peux prétendre être la plus heureuse des fleurs. A mon tour de commander à mes soleils d’apporter lumière et réconfort à mes anges gardiens.