A supposer que tout ait été un rêve comment cela peut-il être si net dans ma mémoire, moi qui suis d’un naturel plutôt paresseux, comment expliquer ce « Camino de Santiago » classé premier itinéraire culturel d’Europe et patrimoine de l’humanité où de si nombreux pèlerins en groupe ou isolés, cheminaient devant et derrière nous avec sacs à dos, chaussures de rechange suspendues, pèlerine imperméable ou parapluie à portée de main, chapeau vissé sur la tête avec l’indispensable canne, certains en famille et en vélos, parents avec sac à dos décorés de l’inévitable coquille et enfants sans sac a dos, chacun avec sa bicyclette et chaque tête équipée de son chapeau de pluie réalisant sur des parcours éreintant, des étapes de 35 km par jour (tous les jours) traversant prairies découvertes (redoutables en cas d’orages) bocages, larges chemins ou sentiers étroits et rocailleux bordées quelque fois par deux allées d’arbustes ou de murets en pierres sèches protégeant parcimonieusement du soleil mais où la poussière se transforme vite en boue les jours de pluie (je m’en rappelle très bien) traverser ces forêts d’eucalyptus (si nombreuses) remonter ces collines où le chemin en lacets nécessite un effort supplémentaire, arriver au sommet trempés de sueur (pour une fois ce n’est pas la pluie) découvrir que l’on n’est pas encore arrivé car on aperçoit alors ces innombrables vallons se succédant vers le soleil couchant qui nous aura cuit toute la journée, mesurer songeur l’effort qu’il faudra encore accomplir pour la journée (combien de fois ais-je regardé la montre) car c’est toujours marcher, encore marcher, surmonter cette difficulté permanente, penser à soigner ses pieds bien avant d’arriver aux refuges qu’il faut quitter impérativement à 8H 00 chaque matin, et là ne pas oublier d’entailler sa canne, un refuge de plus ça comptera (peut être) lorsqu’on en fera le décompte, enfin pas autant que le vent avec ce souvenir d’horizon qui s’élargit soudain sous une bourrasque d’une violence inattendue, les feuilles et la poussière qui tourbillonnent, baisser la tête, cligner des yeux (voilà que ça me revient) je revois ces remous violents qui vous dévient presque du chemin et contre lesquelles il faut résister et supporter toute une journée cette pression car il faut arriver à la halte suivante, maintenir fermement la porte afin qu’elle ne s’échappe pas avant de l’ouvrir, la refermer tout en secouant sa pèlerine et guetter dans la nuit qui débute une accalmie pour le lendemain, oui mais voilà l’espoir n’est pas toujours au rendez-vous de ces nouveaux matins, une fois refranchie la porte de notre dortoir, commencer sa journée sous un ciel bas, difficile de reconnaître l’ouest après quelques heures de marche, pourtant la boussole ne doit pas se tromper, on voit bien que le sentier s’oriente vers le nord, est-ce le bon, voilà que le doute nous envahit et lorsqu’on aperçoit un paysan occupé à son champ, aussitôt poser la question préoccupante :
¿ Está lejos el camino Francés (le chemin Français est –il loin) et entendre sa réponse rassurante :
¿ El camino Francés, ahí estáis ! (le chemin Français, vous y êtes !), il faut tolérer ces zigs et ces zags, continuer, supporter la pluie qui n’a pas tardé, éviter les flaques qui commencent à se former, arriver au gîte suivant le chapeau et le parapluie dégoulinant sur les épaules, se réchauffer, ne penser qu’à se reposer, demain sera une autre journée, oui plus facile à dire qu’à faire, pourtant on ne pense qu’à continuer : Logronó …San juan de Ortega ...Carrion de los condés ...San Martin del camino ... On pénètre en Galice ...Palas de Rei et la région de Ulloa immortalisée par l’écrivain Emilia Pardo Bazan dans son célèbre roman « Los pazos de Ulloa », le temps de lire après une journée harassante viendra plus tard, par contre on avait remarqué autre chose : le drôle de bronzage sur les visages des pèlerins croisés, toujours de la même façon : la partie gauche du visage plus rouge que la partie droite, pourtant, marcher vers l’ouest avec le soleil au sud comment peut-il en être autrement, on aura aussi notre visage a deux couleurs, dont l’importance n’est pas notre préoccupation première lorsque qu’apparaît la montée vers « el monte del Gozo » (le mont de la plénitude) dernière colline avant Santiago, on pense être arrivés, on entend la rumeur de ceux qui nous précèdent, on franchit le col et on aperçoit les tours de la Cathédrale à l’horizon, c’est le début de la joie, on participe avec les présents à l’allégresse générale, il reste encore une douzaine de kilomètre mais la délivrance d’être si près efface la fatigue, le cœur est plus léger, la marche devient, comme par miracle, plus souple, on ne pense plus aux ampoules, et voilà qu’on attaque la dernière étape, traverser Santiago où les coquilles de bronze sont encastrées dans les pavés et nous conduisent jusqu’à la place de Abradoiro où l’on franchit le portail de la gloire (c’est son nom) et là, le grand encensoir (el Botefumario) suspendu depuis la coupole du transept par une robuste corde est prêt à voltiger dans l’église, il faudra huit hommes pour le mettre en mouvement et lui permettre de se balancer dans une course vertigineuse mais nous seront tous encensés sous ces voûtes résonnantes de chants grégoriens !
Finalement je ne suppose pas que tout cela ait été un rêve, comment aurais-je eu des souvenirs si précis ?
Gérald IOTTI