Pluie diluvienne. Chaleur poisseuse. Je transpire sous cette cataracte. Tu le crois ça ? Non, tu le crois pas, moi non plus !
Mais qu’est-ce que je fais dans cette jungle amazonienne ? Si ma mère me voyait. Mes baskets trempées pataugent, clapent dans la gadoue. Vaillamment je porte mon sac sur le dos. La caméra, le projecteur 16mm, un film noir et blanc de Laurel et Hardy, le poids d’un âne mort. Je me dirige vers la sortie du village, vers le grand carbet ouvert aux quatre vents, vers l’école.
De là, une vingtaine de faces rigolardes m’observent trébucher, rêvent de me voir glisser et, secret espoir, me casser la margoulette. Serre les dents petit blanc, tu es porteur de la civilisation occidentale, de son immense sagesse, de sa capacité à promouvoir le savoir universel dans un environnement écoresponsable et solidaire.
Je dégouline, je m’imagine, grand dadais, la cascade de Gairaut.
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Bonjour Patron ! répondent-ils en cœur.
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Non, pas Patron, Charles suffira.
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Bonjour Patron Charles.
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Ok, ok, j’ai dit Charles suffira.
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Suffira c’est ton nom ? Tu es français ?
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Non,
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Tu n’es pas français ?
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Oui.
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Oui, non, oui non, c’est qui celui-là ?
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Bref, je m’appelle Charles, je suis français, avec moi vous étudierez les TIC, omniprésentes dans le monde d’aujourd’hui.
La classe explose littéralement.
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Moi, mon chien en est couvert, biodiversité dit Maman.
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Le grand Charles, patron, c’est toi, tu es général ? Maintenant tu combats les tiques d’Amazonie, même ceux qui ne sont pas allemands ?
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Wéhé, n’est-ce pas incompatible avec le pilier environnemental ?
Je me calme, lààà, cooool.
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TIC l’acronyme de Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement, nous allons parler aujourd’hui de cinéma.
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Acro quoi Patron Charles ? demande un malin
A quoi la petite spirituelle répond :
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Accro…che-toi aux branches !
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Banania toi-même !
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Pop, pop, pop, un peu de silence.
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Ciné quoi Patron Charles ?
Au fond de la classe une jeune fille délurée intervient :
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Patron Charles veut te parler de « sine qua non » le logiciel qu’utilise le prof de math pour tracer des courbes.
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Comme tes fesses ?
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Oh, oh FêteNat tu te calmes. Cinéma, si je dis film, cela évoque quoi pour nous ?
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Youporn ! Mais nous n’avons pas le droit de parler de cela à l’école, Patron Charles.
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Arrête de m’appeler « Patron Charles ».
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Oui Patron.
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Le cinéma est un médium qui offre des possibilités infinies d’apporter la culture dans votre pays.
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Ah, j’ai compris. Tu mets le cinéma dans un champ, il laboure, il sème, il fauche, il tourne les meules et pendant ce temps là… Voilà l’agriculture raisonnée.
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Mais non, bougre de…
Ok, ok je me calme, lààà, cooool.
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Zacharie je ne parle pas de la culture des champs mais de la culture de l’esprit.
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Culture de l’esprit, wéhé le marabout va te marabouter petit blanc Patron Charles. Le sorcier a seul le monopole de l’esprit.
Un instant mon esprit déraille, je me métamorphose en grenouille. Mon égo s’insurge, en bœuf alors, bof pas mieux.
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On verra, on verra. Revenons au cinéma. Tout commence par la réalisation du film. Le film raconte une histoire, les acteurs interprètent cette histoire et le cameraman enregistre les images dans une caméra.
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Waouh, dans une chambre ?
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Une chambre ? Une chambre noire alors.
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Patron grand blanc Charles, je fais italien deuxième langue et caméra c’est une chambre et dans une chambre…
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Victor je parle français.
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Mais que va dire le pasteur ?
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Alphonsiiine, le pasteur n’a rien à voir là-dedans.
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Là, dans la chambre noire ? Wahou, dans la chambre noire il y a le diable. Mes frères, mes sœurs il nous faut quitter là, vite, vite !!!
Tous se lèvent, roulent des yeux effrayés, hurlent à tue-tête :
Cette brutale réaction interpelle le citoyen respectueux de l’environnement, coopérant béat et pourtant écolo-maniaque que je suis. D’un bond je bloque la porte, nonobstant le chahut clame à haute et intelligible voix :
Le brouhaha s’estompe peu à peu.
Fièrement je présente ma Pathé Wébo à une tourelle avec trois focales, dont je suis très fier d’être l'heureux possesseur.
In petto je pense « pauvre kinkajou », si tu crois que le ministère de la culture nous fournit des GoPro. Je ravale ma fierté, ne suis-je pas le passeur de la connaissance éclairée, occidentale, en recherche permanente de naturalité. Il faut que j’en finisse, nom d’un petzouilli !
Laborieusement je déballe mon projecteur, transpire d’énormes gouttes, installe la bobine du film Laurel et Hardy, merde, putain de moustiques, veux brancher le projecteur, où est la prise ? Le gros dégourdi s’approche :
J’obéis, enclenche le contact, les premières images… Non rien.
Devant mon air dépité le dégourdi me confie à l’oreille :
Han, han, s’il faut un peu de temps, Patron Charles attend. Oui, facile.
Une longue jeune fille délurée m’interpelle :
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Ce grand bwabwa te dit des âneries Patron Charles. Le courant circule dans un fil de cuivre à la vitesse de deux cent soixante-treize mille kilomètres à la seconde, le village étant à mille deux cent vingt-huit mètres le problème n’est pas là. Le problème c’est le générateur.
-
Ha ! Voilà autre chose et qu’a-t-il ce générateur ?
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Des travailleuses détachées d’Astrie sont chargées de pédaler, évidemment elles sont moins chères que les locales mais moins efficientes. Elles posent sans arrêt. Tu vas voir Patron Charles.
La gamine glisse deux doigts dans sa bouche, émet un sifflement suraigu, déchirant. Quelques poignées de secondes plus tard le projecteur ronronne, les premières images…
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Wéhé, Patron petit blanc Charles, c’est quoi ce film en noir et gris. Ton gros truc là, il ne capte pas YouTube, Netflix, Canal Plus ?
Porca miseria, je vais immédiatement faire un rapport à l’attaché adjoint de la direction régionale d’Amazonie de la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture, crier haut et fort : Le tiers monde n’est plus ce qu’il était !
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