Claire se réveilla en plein nuit. Il pleuvait encore, elle l’entendait. Quelle heure pouvait-il être ? Soudain, une sensation d’angoisse s’empara d’elle. Quelque chose n’allait pas. Elle était couchée là, tous les sens en alerte. C’était le bruit. Un bruit sourd emplissait l’air. C’est ce bruit qui avait dû la réveiller, qui lui serrait le cœur. Il augmentait, devenait plus épais, plus menaçant. Elle entendait aussi des cris. Des cris pressants d’hommes qui donnaient des ordres. Leur voix devenaient plus aiguës, plus urgentes, elles perdaient tout contrôle. Maintenant, il y avait aussi des cris de femmes, d’enfants. Des cris de panique, de désespoir, de douleur, de peur. Le bruit de fond, celui qu’elle avait entendu en premier, était devenu puissant, rugissant. Il couvrait presque les voix. C’était le bruit de l’eau, elle comprenait enfin. Puis, il y avait aussi le bruit d’objets qui s’entrechoquaient, qui tombaient, qui se cassaient.
Elle était comme paralysée, hypnotisée par tout ce vacarme. Elle y prêtait toute son attention, cherchant à comprendre. Elle se mentait à elle-même, elle avait déjà compris. La rivière était sortie de son lit, elle s’était transformée en torrent, qui charriait avec elle tout ce qui se trouvait sur son chemin.
Voici un nouveau petit bruit. Un clapotis tout près. Mais il n’y a pas … Elle cherche l’interrupteur, le trouve, mais rien ne se passe, juste un petit clic. Elle essaie de voir dans le noir, à transpercer la nuit à la force de sa volonté. C’est la pleine lune, mais le ciel est certainement plein de nuages épais.
Un peu de lumière vacillante vient soudain de dehors. Quelqu’un doit agiter une lampe. Elle décide de se lever, s’assoit sur le bord du lit. Ses pieds plongent dans l’eau. Elle est froide. Vivement, elle les retire, se recroqueville en position assise. Elle voit maintenant mieux. Ses pantoufles flottent. C’est presque comique. Elle réalise que l’eau monte vite, qu’elle doit se sauver. Mais vers où ? L’eau est certainement passée sous la porte, un petit tourbillon s’est formé devant. Il y en a trop maintenant pour qu’elle puisse en voir le chemin. L’eau entre aussi par les fenêtres. C’est la pluie, une pluie diluvienne, elle le constate avec soulagement. Elle ne peut pas sortir par la porte, c’est exclu. Par la fenêtre ? Mais que l’attendra dehors ? Elle sait nager, mais une rivière, quand elle se gonfle, quand elle envahit tout, est très rapide, très puissante. On ne peut pas lutter contre le courant qui l’amènerait où il voudra. Contre l'un des piliers en métal, peut-être, qui soutiennent le pont un peu plus bas, comme elle l’a vu hier. Il faut qu’elle monte, qu’elle se sauve par le haut. L’eau ne va quand même pas monter au deuxième étage.
En fait, il n’y a pas de deuxième étage. L’escalier aboutit sur une trappe étroite. Elle essaye de l’ouvrir. La trappe bouge un peu, elle n’est donc pas fermée à clé. Claire y met alors toute sa force, pousse en expirant. La trappe s’ouvre un peu et retombe. Claire reprend son souffle, se concentre sur ses muscles, se tient bien droite, bien en équilibre sur ses deux jambes bien calées. L’eau monte inexorablement. De toutes ses forces, elle pousse. La trappe s’ouvre. Claire maintient la pression, ne lâche rien, pousse encore. La trappe bascule, s’abat lourdement sur le toit plat, l'emportant avec elle. Trempée de la tête aux pieds, à genoux, elle se retrouve à l’air libre. Elle entend le bruit d’un hélicoptère, se met débout, fait des grands signes. Elle a été vue. L’hélicoptère fait un tour, s’immobilise. Une échelle tombe, une tête dépasse de la fenêtre.
- Vous y arrivez toute seule ?
- Oui, crie-t-elle.
Encercle l’échelle de ses mains, se cale avec ses coudes pour ne pas glisser. Doucement, monte l’échelle qui balance, s’y cramponne. Des mains attrapent ses bras, la hissent dans l’hélicoptère où elle s’effondre sur le sol. Claire, entend-t-elle, vous ici ? Elle lève les yeux ; Shalini, toute aussi trempée, la regarde. Elles s’étaient vues deux jours plus tôt. Claire, journaliste, était venue au Sri Lanka pour faire un reportage sur l’interdiction du glyphosate. Shalini, la présidente du syndicat des planteurs de thé, lui avait accordé une interview. Une déception amère attendait Claire, puisqu’elle apprenait alors que l’interdiction du glyphosate avait été levée pour le thé et l’hévéa.
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La culture du thé est impossible sans l’utilisation du glyphosate, lui expliqua Shalini. Les ouvriers agricoles qui arrachent les mauvaises herbes se font mordre par des serpents. En plus, ils coûtent beaucoup trop cher. Le Sri Lanka subit ainsi un préjudice concurrentiel grave par rapport aux autres pays exportateurs de thé. Le gouvernement a finalement pris la sage décision d’autoriser l’utilisation du glyphosate pour la culture du thé.
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Mais, la vente du thé sri-lankais, n’a-t-elle pas augmenté suite à cette mesure écologique ?
Shalini regarda Claire avec étonnement, qui précise alors :
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Dès que j’avais appris par les médias que le Sri Lanka avait interdit le glyphosate, je n’ai plus bu de thé d’autres provenances. Etais-je la seule à agir ainsi ?
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Notre chiffre d’affaires n’a pas augmenté suite à l’interdiction.
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Je m’en doutais ! C’est pour ça que je suis venue faire ce reportage, pour sensibiliser tous les buveurs de thé.
Entre-temps, l’hélicoptère a atteint sa destination, un grand hôtel situé sur une colline, loin de la rivière en furie. Il se pose sur le toit de l’immeuble. Une héligare y avait été aménagée pour les clients fortunés ou pressés qui pouvaient ainsi échapper aux embouteillages entre l’aéroport et l’hôtel.
Les nouveaux arrivants n’étaient pas les premiers réfugiés du climat. Le hall, les couloirs, les restaurants, le bar, tous les endroits abrités étaient remplis de gens trempés jusqu’aux os. Certains avaient commencé à enlever une partie de leurs vêtements, les hommes les moins pudiques se trouvaient en slip, tous cherchaient un endroit où sécher leurs affaires. Les serviettes de l’hôtel circulaient. Elles passaient d’un naufragé à l’autre. Frissonnants, ils se séchaient la peau, les cheveux aussi bien que possible. Claire faisait pareil. En pyjama, comme un certain nombre parmi eux, impossible d’enlever quoi que ce soit. Elle s’était assise à même le sol dans le grand hall, coincée entre un homme d’affaires dans un costard fait sur mesure complètement trempé et une Sri-Lankaise avec son bébé. Elle le berçait, lui disait des mots doux. Elle l’avait enveloppé dans l'une des serviettes moelleuses de l’hôtel. Les yeux de Claire tombèrent sur une affiche annonçant la projection, le soir précédent, du dernier film avec Al Gore, « Une suite qui dérange : le temps de l’action », en présence de ce dernier.
Claire se lève, se dirigea vers l’accueil. Il faut y aller au culot, se dit-elle.
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Bonjour, j’ai rendez-vous avec M. Gore. Pourriez-vous m’indiquer le numéro de sa chambre ?
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Vous êtes ?
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Je suis journaliste. Je suis venue au Sri Lanka pour faire un reportage sur l’interdiction du glyphosate. Hier après-midi, j’ai téléphoné à Monsieur Gore. Il était très intéressé par mes articles, on devait se voir après la projection de son film, les intempéries m’ont empêchée d’être à l’heure.
Le directeur de l’hôtel s’était approché d’eux. Quand il regarde le pyjama de Claire, elle perd tout espoir.
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Je suppose que ces mêmes intempéries vous ont empêchée de prendre vos papiers, dit-il avec une pointe d’ironie dans la voix.
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En effet... (quoi répondre d’autre ?)
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Je vais voir ce que je peux faire, dit-il en s’éloignant.
Elle lui court derrière, lui donnant son nom. Serait-il possible qu’Al Gore ait entendu parler d’elle ?
Quelques minutes plus tard, le directeur revient.
L’ascenseur marche encore. Dans ces hôtels de luxe, le temps n’est pas le même. Al Gore a les traits tirés, la mine grave, mais il accueille Claire avec un sourire.
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Vos articles, tout comme les travaux de nombreux autres chercheurs et journalistes, m’ont permis d’écrire mes livres et de réaliser mes documentaires. Je vous en remercie. Comme vous pouvez le constater vous-même, le Sri Lanka connaît des inondations de plus en plus violentes, de plus en plus meurtrières. Les tempêtes actuelles ont déjà fait 14 morts connus, mais l’épisode n’est pas terminé. Le mois dernier, de fortes pluies de moussons ont tué 43 personnes. Au printemps 2017, 196 personnes sont mortes, la plupart dans des glissements de terrain, et 93 portées disparues. Des inondations meurtrières ont lieu presque tous les ans, les plus importantes en 2011 et en 2003. Je suis venu personnellement au Sri Lanka parce que la situation est ici encore plus dramatique qu’ailleurs. Ici, on réalise que l’augmentation de la température moyenne n’est pas la seule manifestation du changement climatique. Elle entraîne des catastrophes dont nous avons ici un exemple tristement saisissant. Il faut que nous nous battions ensemble pour que les populations du monde entier comprennent que l’on ne peut pas continuer comme si de rien n’était. Il faut les convaincre de changer leurs habitudes avant qu’il ne soit trop tard. Voulez-vous m’aider ?
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Certainement, Monsieur Gore. Vous pouvez compter sur moi, mais je crains de ne pas y arriver toute seule. Ne voulez-vous pas venir en France, pour y présenter aussi votre film personnellement ? Je préparerai votre venue.
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Avec plaisir Mademoiselle, avec grand plaisir.