La colère de Laurent
Publié le 11 Décembre 2024
Xavier ne s'était pas fait que des amis durant le voyage. A la vérité, il s'y était plutôt fait des ennemis. Lui, le fis de manœuvre et de dame-pipi, il ne possédait pas les codes de la bourgeoisie. Avec ses victimes, c'était différent. Il n'était avec elles que pour le business. Ça, il connaissait sur le bout des doigts et, comme il n'y avait rien d'autre entre eux, tout se passait bien.
La première fois qu'il avait croisé le cinéaste, ça n'avait pas tard" à être plutôt rock'n'roll. Celui qu'en lui-même Xavier appelait le bellâtre du fait de sa mise impeccable et de son apparence avantageuse, s'était présenté chaleureusement à lui. Il lui avait parlé de ses films passés qui le laissaient encore sur sa faim et de son espoir d'en réaliser enfin un qui marquerait les esprits et le satisferait pleinement. Xavier avait répondu avec une de ses histoires habituelles : il était Jack Rozier, un Français émigré en Californie qui avait réussi dans l'industrie culturelle et il allait vers l'est, là où le soleil se lève (une de ses expressions rituelles dans ce genre de situations) à la conquête de nouveaux marchés. Mais il y avait un truc qui chiffonnait Xavier. Le gars disait être cinéaste. Or, à Paris, puis à Los Angeles, en passant par Montréal (où Xavier avait sévi un peu plus d'une année entre les deux), des gens du cinéma, il en connaissait une sacrée chiée. Mais ce nom, Laurent Delaplace, non, vraiment, ça ,ne lui disait rien. Pas plus qu'aucun des films qu'il disait avoir faits. Jamais entendu parler. C'était surprenant quand-même. Deux hypothèses avaient alors traversé l'esprit de Xavier : soit ce gars faisait des films de cul, soit c'était un réalisateur de films intellos.
Spontanément, sans penser à mal, Xavier testa la première.
"Vous ne feriez pas des films de cul par hasard ?"
Xavier ne tarda pas à se rendre compte que son interlocuteur venait de prendre un bazooka en pleine gueule à un moment où il ne s'y attendait pas du tout. Il tressaillit d'abord, puis s'immobilisa, yeux écarquillés, bouche grande ouverte, le souffle aussi court que saccadé. Après un bref moment d'hébétude, il contre-attaqua.
"Non mais ça va pas ? Vous êtes complètement fou ! Est-ce que je vous traite d'escroc, moi ?"
En lui-même Xavier sourit. Il pensa : "tu pourrais, coco, tu pourrais, que ça me serait difficile de te démentir."
L'autre reprit :
"Pour qui me prenez-vous ? Et pour qui vous vous prenez, vous ? Et d'abord, d'où vous venez ?"
"Moi, de la planète Terre, et vous ?"
Le visage du gars, déjà passablement empourpré, devint aussi rouge que le drapeau de feu l'Union Soviétique. C'en était trop pour lui. Il tourna brusquement les talons et partit précipitamment, à grands pas désordonnés, dans la direction opposée.Il vociférait presque des sortes d'onomatopées incompréhensibles. Tout juste Xavier crut-il pouvoir déchiffrer à un moment : "Quel con ! Mais quel con !".
Xavier haussa les épaules. Il n'y avait là rien de grave. Sans doute avait-il été trop spontané dans un milieu où il n'est pas forcément bon de l'être. De toute façon, la colère une fois passée, ils auraient l'occasion de se revoir, avec de bonnes chances que ça finisse par s'arranger d'une manière où d'une autre.