La parenthèse de Jeanne dans un autre monde...
Publié le 12 Décembre 2024
Jeanne, la femme de chambre
J'ai rendez-vous avec Madame Roger Martin du Gard devant le train bleu gare de Lyon avant d'aller avec le chauffeur de Madame gare de l'Est. J'ose à peine y jeter un œil, effrayée, étonnée, jamais rien vu d'aussi beau dans ma Sarthe natale du haut de mes vingt cinq ans d'existence.
Je suis ouvrière à l'usine Moulinex de Mamers, suis allée faire des ménages pour arrondir mon minuscule salaire chez Madame Marie-Sophie Roger Martin du Gard. Cette grande bourgeoise possède une énième maison de campagne dans le coin.
Elle m'a proposé de lui servir de femme de chambre, je dirai plutôt de bonniche, tant cette femme hautaine est capricieuse mais, c'est la chance de ma vie et moi Jeanne, je tiens à en profiter...
Peut-être vais je rencontrer un riche voyageur célibataire en quête de mariage, pourquoi pas avec une gentille, courageuse sarthoise cuisinant comme personne de délicieuses tartes aux pommes .
Je suis pas trop mal, taille de guêpe, jambes fines et fuselées, yeux marron, longs cheveux ondulés brun.
Je parle correctement sans accent du cru grâce à mon institutrice de CM2 Mademoiselle Simone qui m'a enseigné le beau et bien parlé sans faute.
Dans ma petite et ridicule valise, j'ai deux robes noires, deux tabliers blancs, une espèce d'horrible coiffe à poser sur ma tête. Je suis dans ce train pour servir jour et nuit Madame. Je croise les doigts pour qu'elle reste dans sa cabine avec de solides migraines, me laissant explorer ce mythique et féérique train.
Me suis renseignée avant de partir auprès de Mademoiselle Simone, ai vu des photos ébahie par tant de luxe, je suis consciente, ce sera nul doute l'unique grande aventure de ma vie...
J'aperçois ma patronne, toujours aussi aimable, nous nous dirigeons vers notre cabine. J'ai droit à une petite couchette dans un cagibi près de Madame, prenant soin à vérifier la petite sonnette en cas de besoin. Je me sens néanmoins belle, riche, aventurière, je souris de mes jolies et blanches dents, prête à dévorer ces longs et combien excitants prochains jours;
Madame s'installe nonchalamment, je dois illico presto aller lui chercher un thé accompagné de petits fours avant que le service en cabine ne commence.
Je me dirige vers le wagon restaurant longeant les luxueux couloirs à la moquette grenat et crème, croise un bel homme distingué qui me jette un regard condescendant.
Bon, j'avoue qu'avec cette horrible coiffe blanche exigée par Madame, je ne ressemble en rien aux belles et élégantes femmes habillées de beaux vêtements, regardant par la fenêtre s'éloigner les toits Parisiens.
L'habit ne fait pas le moine, pure bêtise, je suis aux yeux de tous une bonne à tout faire, on me le fait bien sentir, qu'importe je rêve, je vole, heureuse et souriante.
Je demande mon chemin - bien qu'écrit - à un gentil contrôleur habillé avec soin et ma foi, il est pas si mal, parfois faut pas viser trop haut !!!
Wagon restaurant, du bois rare, de la porcelaine, de l'argenterie, j'en ai le tournis qui me donne un coup de chaud. Le contrôleur, un habitué me demande "ça va Mademoiselle ? " "oui oui" , bon en rajoute un peu prête à m'évanouir dans ses robustes bras. Bon ma fille, ne va pas trop vite en besogne tu as encore un peu de temps !!!!
Je commande, vais porter le plateau à Madame déjà folle de rage d'avoir trop attendu son breuvage.
Jeanne passe à l'action
Madame Roger Martin du Gard, la bouche en cul de poule, rouge à lèvres qui déborde, se repoudre le nez, se parfume avant d'aller se dandiner, telle une oie grasse, vers le salon le plus proche de sa luxueuse cabine.
Il est vrai que Madame n'est pas une grande marcheuse, ce qu'elle compense largement en étant une grosse mangeuse !!
Cahin-caha elle arrive, dédaigneuse à souhait, vers un large et confortable fauteuil, porte son dévolu sur une Sarah nullement intéressée par la conversation, plutôt le babillage de Madame. Sarah ne sait pas trop comment sortir de ce guet-apens quand des triplés bruyants et sympathiques débarquent.
Incroyables ! Ils sont vêtus d'un authentique kilt écossais, d'une chemise blanche à jabot, petit gilet noir, chaussettes en pure laine, coiffés d'un béret à pompon. Il ne manque plus que la cornemuse mais rassurez-vous, ils ne savent pas en jouer...
De son côté Jeanne se balade affublée de son ridicule uniforme en louchant discrètement sur Jean-Baptiste, le nouveau riche dont elle a entendu l'histoire avant de grimper dans le train.
Elle, la petite ouvrière d'usine, ne s'y trompe pas, en voulant bien faire, il en fait trop. Il est limite ridicule habillé comme un péquenot endimanché, mais un peu jalouse de sa situation quand même.
Il faudrait le séduire vite avant que ce petit ou grand poucet ne dilapide sa fortune et se retrouve sans le sou.
Il est entré gauchement dans le wagon des joueurs de poker, lui qui ne sait jouer qu'à la belote, qu'importe, il se commande un double malt avec glaçons, faisant mine de savourer le breuvage, ne buvant en temps normal que de la bière au goulot.
Jeanne semble chercher Madame, sourit à ce grand benêt qui la reluque de la tête aux pieds, des pieds à la tête, savourant en rêve les belles courbes de la petite bonne.
Jeanne ne se laisse pas démonter en lui demandant droit dans les yeux s'il n'aurait pas par hasard vu Madame.
Il est captivé, en perd son Latin en bafouillant une réponse idiote.
Jeanne sent qu'il mord à l'hameçon, lui demande de l'aide ce qu'il s'empresse de faire.
Ma petite Jeanne tu n'as que six jours et va falloir y aller à fond !!
Le contrôleur et le conducteur, entre aperçus au départ, sont des hommes charmants mais pas bien riches, je veux du luxe, pas envie de finir à l'usine comme mes copines .
Le Stradi...
Retour avec Madame dans sa luxueuse cabine pour l'aider à s'habiller, se déguiser dans une robe qui va la faire ressembler à une meringue version XXL.
" Jeaaaaannne qu'avez-vous fait avec ma gaine Playtex, elle a rétréci, vous l'avez fait bouillir petite idiote !!!!
- Mais non Madame, comment aurais-je pu faire une chose pareille, elle a été lavée à froid, peut-être avez-vous abusé ces dernières semaines de petits fours lors de vos après-midi au salon de thé ?
- Diriez-vous Jeaaanne que j'ai pris de l'embonpoint ?
- Mais non Madame je n'oserai pas."
Si Madame savait que j'ai volontairement lavé sa maudite gaine à l'eau brûlante, je l'ai même repassé à la vapeur, cela lui apprendra à être désagréable, bien fait pour elle !!
J'entends des cris dans le couloir, des voix qui hurlent "au voleur, au voleur", des coups de sifflets retentissent, on demande à tous de rejoindre leurs cabines respectives.
Je jette un œil dans le couloir, le charmant contrôleur me fait chut en venant vers moi, me dit que le violon Stradi je ne sais plus exactement a été dérobé chez le célèbre chef d'orchestre Marco, beau mec mais un brin trop prétentieux à mes yeux.
Madame, la mine pincée, vient aux nouvelles, se désespère, la pauvre c'est tout juste si elle ne se met pas à sangloter, renifle avec des " Mon Dieu c'est une catastrophe, le pauvre Marco que va t'il devenir ? ".
Je la soupçonne de vouloir le consoler dans ses bras dodus !!!
Bon, c'est pas tout ça, qui a fait le coup ? Je ne savais pas qu'un violon pouvait valoir autant de sous.
Pourquoi pas Sarah qui travaille dans la revente d'antiquités, peut-être les triplés qui sont bizarres ou Marie-Judith qui a pris goût au luxe et aimerait s'offrir d'autres petits voyages. Mine de rien elle s'y connait en art et pourrait cacher ce violon dans son sac à dos de routarde, jetant ses fringues par la vitre d'un wagon.
Cécile, quant à elle, veut jouer au petit détective, elle n'est plus dans un roman en se retrouvant au cœur d'une vraie action !!
" Qui ose me déranger se met à crier Madame quand on vient toquer à la porte ?
- Calmez-vous ma très chère Madame, on va retrouver le voleur mais nous devons obligatoirement fouiller toutes les cabines."
Madame avise sa gaine Playtex sur une chaise, s'empresse de la dissimuler aux yeux du jeune homme qui s'en fiche royalement, ne regardant que les courbes alléchantes de la petite bonne.
Les cabines sont fouillées et évidemment on ne retrouve pas trace du violon, la police devra donc intervenir à la prochaine escale.
Les passagers s'éparpillent dans le salon, se regardent en chien de faïence, les femmes serrent leurs sacs à main, les messieurs vérifient que leurs portefeuilles sont toujours dans la poche.
Jeanne, après avoir déguisé Madame, s'éclipse librement. Discrètement elle décide de faire une seconde fouille et remporter, qui sait, le jackpot en retrouvant le Stradi je sais plus quoi !!
Qui a volé le Stradi ?
Jeanne se faufile dans le couloir à pas feutrés vers la cabine de Sarah, frappe doucement à sa porte.
Elle est un peu surprise, regarde illico derrière son épaule. Jeanne la petite ouvrière est une habituée des larcins dans les casiers de l'usine, elle sent de suite que quelque chose n'est pas normal.
Elle s'excuse, demande du fil et une aiguille pour un raccommodage urgent de la gaine de Madame. Il ne lui faut que quelques secondes pour découvrir que cette chère Sarah a piqué des objets glanés de-ci de-là dans le train.
Il est vrai qu'en tant que négociatrice d'art, elle n'aura aucun mal à tout refourguer sous le manteau.....
Jeanne est déçue, ce n'est pas ici qu'il faut chercher, elle récupère fil et aiguille, remercie, s'éclipse pour continuer sa petite enquête.
Elle va chez les trois Q, qui ont peut être eu la folle envie de s'amuser en piquant le violon de cet homme un tantinet trop sûr de lui.
Choux blanc, les trois frangins sont déjà bourrés, la chambre est sens dessus-dessous, impossible que ce soit eux.
Mince alors, vais aller voir le conducteur qui doit avoir quelques planques que lui seul connait. Il a l'air brave, honnête, mais en a peut-être ras la casquette de tous ces snobinards qui le regardent de haut. Il en connait du beau monde, le Stéphane, pour la revente...
Jeanne, culottée comme pas deux, donne de grands coups sur la porte pour se faire entendre, il y a un tel vacarme au poste de pilotage. Stéphane est ravi d'avoir de la visite et quelle visite... lui qui en a rêvé la nuit dernière. Au bout de quelques minutes de babillage, elle se dit : impossible que ce soit lui, à moins qu'il ne cache bien son jeu.
C'est encore choux blanc.
Jeanne réfléchit, oui oui cela lui arrive, elle va à la cabine de Marco où c'est le branle-bas de combat !!
Allez savoir pourquoi elle y va, un sixième sens peut-être, sait-on jamais, Marco serait-il le fautif, un homme qui se vole pour récupérer l'argent de l'assurance, enfin profiter de la vie sans être constamment par monts et par vaux...
Le voyage se termine
Madame râle comme un putois "restons polis", en menaçant la compagnie de déposer plainte pour lui avoir gâché son voyage avec cette histoire de vol à dormir debout.
L'inspecteur de police présent fait marcher sa matière grise, il semble avoir résolu l'affaire, se voyant déjà décoré de la légion d'honneur par Valéry Giscard d'Estaing en personne.
Marco Morassi, blanc comme un linge, a déjà signé en triple exemplaire sa déposition. Il a vendu son violon à un riche collectionneur Américain, mis quelques bouquins dans l'étui, ni vu ni connu, sauf qu'Hercule Poirot n'est pas né de la dernière pluie.
Au bout de trois heures d'interrogatoire même pas musclé, il a réussi à faire cracher le morceau au Marco.
Tout ce beau monde peut désormais aller boire un dernier verre au wagon restaurant, sauf Jeanne reléguée dans sa cabine en tant que domestique;
Elle s'en moque, son cerveau bouillonne, à bien y réfléchir, Stéphane est certainement l'homme qu'il lui faut. Avec son travail, il sera rarement présent, elle sera libre, mariée si possible, n'ayant que les bons côtés de la chose.
Elle va pouvoir voyager gratis, au moins à travers la France : la belle vie !!
Pomponnée, elle retourne voir Stéphane, amoureux déjà de la jeune femme. Il n'arrête pas de parler, se projette dans l'avenir avec femme, elle de préférence, enfants, maison, jardin. Il est tout sourire le Stéphane. Jeanne jubile, elle sait désormais qu'elle ne retournera pas à l'usine faire les trois huit. Ses copines vont être folles de jalousie, qu'importe, elles viendront lui rendre visite dans son futur pavillon avec jardin.
Les trois Q ont dessoûlé, boivent de la limonade "on the rock", Marie-Judith se fait toute petite, Eugénie boit coupe sur coupe de champagne. Marc de Verneuil, quant à lui, observe, c'est son rôle de regarder et d'analyser ;
Joséphine chapeautée comme toujours, se languit de Maxime, Cécile après avoir coiffé Madame et trois autres passagères, s'octroie un verre de rouge en lançant des œillades enamourées à son héros, Hercule Poirot.
On arrive à Istanbul, la gare grouille de monde. Des taxis attendent déjà ses illustres clients.
Une voiture de police attend le voleur pour son transfert en France si procès il y a..
On arrive à la fin d'un beau et luxueux voyage si bien commencé, si mal fini.
Cela fait huit ans que le dernier voyage Paris Istanbul à eu lieu.
Jeanne, installée en bonne épouse dans son pavillon avec jardin, s'active pour récupérer ses deux enfants à l'école avant l'arrivée pour quelques jours de son mari Stéphane.
Marco, quant à lui ruiné, végète dans une chambre de bonne, il a tout perdu...
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