Nadine
Publié le 7 Décembre 2024
Le train express
Sigmund en a rêvé de ce voyage, il veut se noyer dans la foule des gens huppés, lui qui fait grise mine au quotidien..
Il a laissé ses bagages à la maison, voulant errer léger en quête d'esprit élevé.
Il vagabonde un moment d'un wagon à l'autre, ayant perdu son billet, et curieux de découvrir les lieux.
Il opte pour un dortoir de luxe, un petit lit qui lui rappelle son tour du monde en solo et en transat.
Il choisit le lit du haut pour un meilleur point de vue, espérant sans le dire qu'une jeune âme se faufile nuitamment dans celui du bas.
Serait-il timide …?
Il pose son maigre baluchon sur la petite table, examine les fines dorures du lit, les tapisseries rouges et or qui lui rappellent sa collection de timbres. Ses yeux s'égarent vers le hublot recouvert de paillettes, bordé de vitraux translucides.
Il rêve.
Il veut cueillir le monde, le décoder comme son ami Alan, génie perceur du code Enigma.
Lui, c'est l'âme qui l'émeut.
Après quelques secousses, le convoi s'ébranle…
Les lampadaires s'éloignent, le quai parisien semble fuir un passé douloureux.
Ses yeux se voilent, la bête de fer s'enfonce sur les rails tortueux.
L'Europe se fissure sous ses yeux hallucinés. Il veut raconter l'épopée du passé.
Un choc soudain.. quelqu'un frappe à la porte, une silhouette sombre et muette, haut de forme vissé sur un crâne chauve, un journal éventré dans les mains.
Il entre et jette un œil furtif dans la cabine, semble déçu et s'excuse aussitôt.
J'ai du faire erreur…
Il se tourne, recule, comme effrayé par la lourdeur de la mission dont il est investi.
Mais peut-être…?
Sigmund caresse son bouc qui se mue en barbiche pour mieux saisir sa perplexité.
Un curieux drille… susurre-t-il à son ombre, qu'il côtoie toujours avec plaisir. Un duo gagnant, ombre et lumière, qu'il nomme en secret Alter et Ego.
Il se rassemble et décide de partir à la conquête de l'Est, de cette humanité ferroviaire…
Une mission ardue autant qu'exaltante. Une mouche éternue près de lui, il l'assomme sans un mot..
À l'orée du bar restaurant, une douce émanation vient flatter ses narines, un mélange sensuel, épicé, zeste citronné, aux effluves vanille et chocolat.
Une glace…celle de son enfance, au pied du manège enchanté, perdu au fond des bois, quand sa mère, une matrone affable et translucide, lui narrait au creux des yeux ces histoires affolantes qui l'enchantaient.
Il hume avec délice. Le bar exhale le halo d'une fumée vertigineuse, qu'il suit du regard, tentant de le happer.
Une main secoue son épaule. Il se tourne agacé, et se trouve face à un géant hirsute et basané, sourire jovial sur les lèvres, qui lui suggère la pub pour Banania. Il plisse les yeux, l'image se dissout dans le flou. A sa place, le crâne chauve agrémenté de petites lunettes le toise avec raideur. Il tient un archet dans sa main gauche, un journal froissé dans la droite.
Bonjour monsieur… je cherche les toilettes ?
Zig est soucieux. L'homme semble dissocié, une part négligée, l'autre élégante.
Sûrement un bipo qui s'ignore.
Mais voyons… les toilettes sont occupées… répétition privée de 13h à 15h, puis une visio tinder de 5 à 7… vous avez rendez-vous ?
L'homme le dévisage incrédule. Il fixe le rideau derrière Zig, une étoffe lourde au ton violine, damassée de jaune… un gros cordon tissé le tient à l'écart des passagers… et un îlot de flammes semble le ronger sans vergogne.
Au feu ! crie l'homme chauve, dont le crâne fume tout autant que son journal.
Zig se précipite, veut sauver le journal, préserver l'intégrité des nouvelles qu'il héberge. C'est le Huffington Post, fiable et cosmopolite, police de caractères 12 pouces type boogaloo, dont les majuscules s'envolent en caractères gras sur un paragraphe affolé, qui annonce le naufrage du Lusitania, suite à un torpillage. Les temps sont durs en 1915.
Zig n'en croit pas ses yeux. Il scrute sa montre connectée, observe les battements plaintifs de son pouls, jette un œil au bar et hèle la serveuse, une danseuse athlétique aux yeux de serpent. Il commande un spritz. Complice malicieuse, elle lui désigne un extincteur. Le feu se faufile sans âme dans les coulisses puis s'éteint en feulant.
L'agent double essuie son front.