Un voyage de cinéma

Publié le 7 Décembre 2024

 
DELAPLACE Laurent
48 ans
Célibataire
Réalisateur de films
Grand, élégant, cheveux bruns grisonnant, yeux noisette, sportif.
Cherche à réaliser le film parfait. Fais ce voyage car a le projet de mettre en scène une intrigue se déroulant dans l'Orient Express.
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Le départ
Avec une série de secousses, le convoi s'ébranla. L'Orient-Express venait d'entamer son long voyage de trois jours à travers l'Europe.
Laurent Delaplace se met à la fenêtre, un peu pour regarder défiler le quai, beaucoup pour observer les allées-venues des passagers, s'imprégner de l'atmosphère et, peut-être, trouver des acteurs pour son prochain film.
Réalisateur depuis plus de vingt ans, il n'a jamais produit de chef d’œuvre, jamais eu de palme d'or à Cannes. Il compte bien y parvenir pour son prochain long métrage : une intrigue dans l'Orient Express. D'où ce voyage.
Le roulement du train rythme sa pensée, l'encourage, comme une promesse. Quelques idées affleurent, qu'il note aussitôt sur son carnet bleu. Le bruit d'une porte qui s'ouvre lui fait lever la tête. Il a juste le temps d’apercevoir une ravissante jeune femme entrant dans sa cabine. Vision fugitive, romantique, magnifique, à reproduire impérativement devant caméra. Carnet bleu, il note.
Le couloir est désert à présent. Tous les passagers ont rejoint leur cabine. Laurent en fait autant. Une cabine somptueuse qui l'attend, avec des rideaux en velours, une couchette, lit spacieux, confortable, douillet, aux oreillers gonflés de plumes douces et aux draps les plus soyeux qui soient. Des dorures pour souligner la chaleur de l'acajou. Grand luxe.
 
Le train a quitté la ville, file à présent dans la campagne. Le paysage, doucement vallonné, se teint de rose dans les couleurs mordorées du couchant. L'heure du dîner approche. Laurent troque ses vêtements de voyage conte un élégant costume, se fend d'un nœud-papillon, se dirige vers le wagon restaurant.
Devant des œufs brouillés...
Le wagon restaurant accueille Laurent dans la lumière douce, chaude, des lampes Gallé.
Des tables de deux et quatre personnes sont alignées, rigoureusement rectilignes, contre les parois. Chaises au dossier de cuir fauve, nappes blanches, vaisselle raffinée... luxe, calme et volupté... Petit bouquet de fleurs fraiches sur chaque table. Leur parfum subtil se perd dans le fumet puissant des œufs brouillés aux truffes, déposés devant quatre convives à la gaité gourmande. Au bout de leur table, des rideaux de velours rouge encadrent une fenêtre noire de nuit.
Le wagon bruisse de murmures, conversations discrètes, quelques rires viennent parfois éclater l'atmosphère feutrée. Un serveur à la veste blanche impeccable s'approche de Laurent, l'invite à s’assoir à une table pour deux, face à un homme au bouc soigné qui le salue d'un hochement de tête.
 
L'homme semble timide. Laurent se présente, engage une conversation qui tourne plutôt au monologue. Sigmund, c'est le nom de l'individu, parle peu, observe beaucoup. Il le scrute de son regard perçant...? profond...? inquisiteur...? empathique..?. bienveillant...? impossible à définir. Il s'y passe trop de choses sous la surface. Laurent en reste quelque peu déstabilisé. L'arrivée des plats fait diversion. Les hommes dégustent, à leur tour, les œufs brouillés... autant que le silence. Mais la parole revient s'immiscer dans le repas. L'homme sait trouver les mots incitant aux confidences. Sans l'avoir voulu, Laurent se surprend à raconter sa vie, ses projets, à cet inconnu. Sentiment de s'être fait manipuler, d'autant que Sigmund n'a rien révélé sur lui-même.
 
Quel est donc le pouvoir terrible de cet homme ? Comment a-t-il fait pour provoquer cette envie, ce besoin, ce truc pas maîtrisé qui l'a poussé à se livrer ? 
Laurent ne sait pas l'analyser, il s'en veut. Mais une idée germe : pourquoi ne pas utiliser les compétences de ce monsieur pour l'aider à recruter les personnages de son film ?
Un violon au p'tit dej !
Le lendemain, au petit déjeuner, c'est l'effervescence. Laurent traverse la wagon, assailli de mots jetés en vrac, qu'il intercepte au passage : précieux... introuvable... cette nuit...
Il s'installe à sa table. Sigmund n'est pas encore là. Tant mieux, sa compagnie, sans être désagréable, n'a pas été... comment dire... sereine. Cette façon de lui tirer les vers du nez sans avoir l'air d'y toucher... pas question que ça recommence. Et cette idée stupide de le faire participer au casting, non, oublie ça, Laurent, tu te débrouilleras très bien tout seul.
Laurent s'apprête à déguster son café quand un vieux monsieur, à la table voisine l'interpelle :
-  Professeur Glorieux, bonjour. Vous avez entendu quelque chose cette nuit ?
- ... ?, répond Laurent l'air ahuri.
- Vous n'êtes pas au courant ! On ne parle que de ça depuis ce matin. On a volé le Stradivarius du chef d'orchestre !
- Cette nuit, ajoute une jolie brune aux yeux noirs qui se présente sous le nom de Sophia.
- Quelqu'un aurait entendu un bruit mat, précise la superbe jeune fille aux yeux violets prénommée Satine.
 
Un bruit mat... Laurent frissonne. Un bruit mat l'a visité cette nuit, un bruit étouffé, un bruit inquiet, du genre qui s'immisce sournoisement dans la conscience et vous réveille tourmenté. Puis, le silence, rythmé par le roulement des roues métalliques sur les rails. Lancinant, comme une mise en garde. Mais pas que... Un truc cherche le chemin de sa mémoire, un truc furtif, vu en passant tout à l'heure, alors qu'il se rendait au wagon restaurant pour le petit déjeuner. Un truc chopé du coin de l’œil. Un truc qui s'est logé dans son inconscient, dirait Sigmund. Il saurait le déloger, lui... L'étui ! C'est ça, c'est un étui de violon ouvert, vide, tapissé de velours rouge, aperçu... zut, il ne sait plus où. Il refait le chemin dans sa tête, en vain.
- On va fouiller toutes les cabines, on va tous nous interroger, lui annonce le professeur Glorieux.
- Oui, je m'en doute, soupire Laurent.
 
Son petit déjeuner avalé, Laurent repart vers sa cabine. Un rayon de soleil frappe le couloir de lumière, frappe d'un minuscule éclair son œil. Quelque chose brille sous sa porte. Comme un brin de ficelle d'or. Un bijou ? Il saisit délicatement l'objet, tire sur cette ficelle métallique qui s'allonge, s'allonge... Coincée sous sa porte, une corde de violon ! A croire qu'on l'a mise exprès ici pour le faire accuser ! Mais la ficelle, c'est le cas de le dire, est un peu grosse. Comment un enquêteur pourrait croire qu'un voleur de violon soit assez stupide pour laisser un tel indice ! Il l'espère, du moins.
Laurent panique. Que faire : raconter les faits au risque d'être soupçonné ou se débarrasser de cet objet ? mais où ? Et qui a intérêt à le faire accuser ? qui le connaît dans ce train ? pourquoi ? qui a volé le violon ?
Cette corde pose trop de questions. Accablé, Laurent entre dans sa cabine pour attendre les enquêteurs. Dans son désarroi, une once de frénésie... il tient là un bout de scénario pour son prochain film...
Poirot entre en scène
En attendant la fouille de sa cabine, Laurent s’installe dans un fauteuil, la corde de violon entre ses doigts, pour réfléchir aux divers éléments de cette affaire :
- un bruit mat
- un étui vide
- une corde de violon
- un violon absent
Fais marcher tes petites cellules grise… si seulement…
Il lui faudrait bien un Hercule Poirot pour l’aider à y voir clair !
 
A force de tourner et retourner les choses, d’élaborer des hypothèses farfelues, d’envisager des scénarios débiles, il se perd dans une brume ouatée, dans laquelle son esprit divague, flottant comme une algue entre deux eaux. C’est là, dans ce carrefour entre la conscience et l’espace-temps, qu’apparaît l’unique, le grand, l’incontournable, l’inégalé détective : Hercule Poirot !
 
Laurent reçoit l’apparition en plein cœur. Son ventre se tord, sa poitrine se noue, sa gorge se serre. Yeux écarquillés, sueurs froides, teint blafard, bouche ouverte, il est incapable de prononcer le moindre mot. Poirot s’en charge :
– Mon bon monsieur, vous raisonnez à l’envers. Me permettez-vous de donner mon point de vue ?
– Avec plaisir, bredouille Laurent qui peine à retrouver quelques couleurs et quelques neurones.
– Commençons par le commencement, propose Poirot. Ce bruit mat, ne serait-ce pas celui d’un étui de violon que l’on referme d’un coup sec ? Un bruit inquiet, avez-vous dit dans le texte précédent…
Hercule sourit :
– Hé oui, je lis par-dessus votre épaule. Comment croyez-vous que je sois venu jusqu’à vous ?
– Justement, je me posais la question. Je vous croyais un personnage de roman…
– Vous l’êtes aussi, mon cher !
Regard éperdu de Laurent...
– C’est impossible, je dois rêver…
– L’impossible ne peut se produire, donc l’impossible doit devenir possible, malgré les apparences, rétorque Poirot à ce pauvre Laurent en complète désintégration. Mais ne nous égarons pas. Ce bruit inquiet est en fait un bruit pressé. Pressé de s’enfuir avec un soi-disant violon.
– Un soi-disant violon ?!!
– Oui, un soi-disant violon. Ne vous fiez pas à cet agent Pelican qui perd la mémoire. Tournez-vous plutôt vers ce passager, dans la cabine d’en face, un homme perspicace, observateur, rationnel. Il a résolu le mystère : le capitonnage de l’étui ne porte aucune trace d’instrument. Flambant neuf, jamais servi ! Donc, il n’y a jamais eu de Stradivarius.
– Mais… mais… comment le savez-vous… ?
– J’enquête, j’écoute, je réfléchis.
– Certes, mais la corde, elle existe bien, elle ! Alors ?
Poirot prend son air mystérieux et malicieux.
– Oui, oui, elle existe… là, maintenant. Mais pour comprendre, changez de point de vue, mon cher. Ne vous voyez plus comme une personne réelle, mais comme un personnage dans une histoire sans queue ni tête. Alors, vous comprendrez.
Laurent, déboussolé, se prend la tête entre les mains.
– Je ne comprends rien et j’ai la migraine.
Poirot soupire. Sa moustache lustrée, impeccable, frémit, le coin de son œil se plisse, il s’amuse bien, le bougre !
– Cette corde n’est qu’un indice stupide, sans intérêt, laissé par l’auteure de cette histoire en manque d’imagination. Elle ne sert à rien, oubliez-la, explique-t-il. Quand le professeur Glorieux, l’agent Pélican si vous préférez, viendra inspecter votre cabine, elle ne sera plus là, ou il ne la verra pas. Au revoir, cher M. Delaplace, ajoute Poirot en inclinant son chapeau avant de disparaître, juste au moment où on frappe à la porte.
Le professeur Glorieux entre pour l’inspection.
La gigue du violon
Durant la fouille, Laurent se retrouve en possession de nouveaux éléments et d'un corde métallique qui n'est pas une corde de violon, mais une tige souple pour lester les rideaux, d'après le professeur Glorieux.
Poirot avait raison... Laurent secoue la tête. Quel drôle de rêve ! Si réaliste que je crois l'avoir vécu... chose parfaitement impossible, Poirot n'existe pas... Il a dit quelque chose sur l'impossible qui devient possible...je ne sais plus...
Situation d'autant plus troublante que Glorieux et peut-être d'autres passagers l'ont rencontré aussi. Tout en inspectant sa cabine, le professeur-agent-détective, en veine de confidences, lui raconte qu'il lui suffit d'une tisane de nénuphar de Saïgon pour que Poirot vienne le visiter. A son avis, il serait un agent triple.
Laurent profite de cet état logorrhéique pour le questionner habilement et se voit confirmer le vol, dans la cabine du chef d'orchestre, la nuit dernière. Quant au bruit mat qu'il a entendu, ce serait, d'après Glorieux, le bruit d'une serrure que l'on crochète. La tige à rideau aurait probablement joué un rôle dans cette affaire.
En même temps qu'il émet cette hypothèse, Glorieux scrute Laurent d'un air suspicieux et fouille de plus belle, mais, aucune trace de violon, ni d'étui.
Laurent, lui, se perd dans la recherche du mobile :
- L'argent ? Non, ce Stradivarius n'est pas vendable. Aucun receleur ne l'accepterait.
- La malveillance ? Qui en voudrait à ce chef d'orchestre ? Serait-il tyrannique avec ses musiciens au point que l'un d'entre eux veuille se venger ?
Hummm, Laurent n'y croit pas.
- L'arnaque aux assurances est peut-être la théorie la plus plausible.
- Ou, la théorie de Poirot : il n'y a jamais eu de violon.
Dans ces deux derniers cas, ce serait Herbert le coupable. Glorieux-Pelican acquiesce.
A ce moment, arrive un télex :
 - violon retrouvé dans le compartiment à jouet du train
par l'enfant qu'on croyait enlevé - 
 
- On a enlevé un enfant ? Première nouvelle... qui n'a pas eu le temps de me parvenir.. déjà résolue, ronchonne Laurent. Il ajoute :
- Reste à trouver qui a caché ce violon, là.
L'agent Pélican -professeur Glorieux se gratte la tête.
- J'aimerais bien aller interroger ce maestro, bougonne-t-il.
- Mais, quid de l'étui ? demande Laurent.
Mine interloquée de Pélican qui n'a plus rien de glorieux. Cet étui lui était sorti de la tête. Laurent sourit.
- J'ai ma petite idée, suggère-t-il, suivez-moi.
Ile se dirigent vers la cabine de Sigmund. Depuis quelques temps, le bonhomme se fait trop discret pour ne pas être suspect. La porte est grande ouverte, Sigmund a disparu. La dernière fois qu'on l'a vu, il faisait du mini-vélo sur le quai de la gare. Dans ses appartements, sur un fauteuil, béant et vide, son velours rouge exempt d'empreintes, l'étui.
Poirot avait raison : il n'y a jamais eu de Stradivarius dans cet étui.
Mais il y a un violon dans le compartiment à jouet. Un Stradivarius ?
Les passagers apprendront le fin mot de cette histoire, le soir-même, au wagon-bal : tout ceci n'était qu'une mise en scène pour intriguer, amuser les voyageurs, pour rendre le voyage plus palpitant. Le violon du compartiment à jouet, un instrument bas de gamme pour débutant, le Stradivarius du chef, en sûreté dans le coffre fort secret du train. Le chef Herbert était dans la confidence et le voilà à présent qui entraîne, du bout de son précieux violon, tout ce beau monde dans une gigue endiablée.
Terminus
Le lendemain de ce bal mémorable, Laurent se réveille l'esprit léger. Pendant la soirée, il a fait connaissance avec Sofia, une ravissante brunette, comédienne de son état. Il lui a parlé de son projet de film à bord de l'Orient Express, lui a proposé un rôle. La jeune femme est très intéressée. De leur discussion passionnée est née l'ébauche d'un scénario : mettre en scène leur voyage et le faux vol du Stradivarius.
Excité par l'idée, Laurent commence à échafauder intrigue, séquences, plans de coupe dans sa tête, tout en se dirigeant vers le wagon restaurant pour un petit déjeuner avec Sofia, avec qui il passera la journée pour peaufiner le projet "Orient Express". Au fil de leurs discussions, la décision de faire jouer tous les passagers, y compris Pirrhus, l'adorable matou de Sofia, se précise. Quant à Herbert, il fera la musique du film, uniquement au violon, bien sûr !
En fin d'après-midi, un haut-parleur annonce l'arrivée à Istanbul dans deux heures et propose aux passagers de se réunir au wagon-bar. Un cocktail d'adieu les attend.
 
Dans le wagon-bar, les conversations se croisent ; quelques rires, des chuchotements, des regards en coin occupent l'espace. Le professeur Glorieux, alias agent Pélican ZKTT entonne "Ce n'est qu'un au-revoir", sans grand succès. Devant ce flop, l'agent Kathéter 4 Ter lui fait signe de la boucler. Satine Mahé s'entretient avec ce drôle de type, Xavier, que Laurent n'apprécie pas du tout. Un plante-merde capable de lui foirer le film, hors de question de le recruter, celui-là.
Pierre est aux petits soins pour Osman et sa maman. Sigmund F, confortablement installé, un whisky en main, observe en silence. Sofia et Laurent le rejoignent. Satine ne tarde pas à en faire autant, ainsi que le professeur Glorieux et Pierre.
Xavier s'éclipse, suivi par l'agent Kathéter 4Ter, pendant que Laurent expose le projet conçu avec Sofia, projet qui a eu l'heur de plaire à un producteur présent dans le train. L'idée séduit, les questions volent, les cartes de visite s'échangent... le train siffle.
Terminus, tout le monde descend.
 
Epilogue
Un an plu tard, du fond de sa prison où les agents Pélican ZKTT et Kathéter 4Ter l'ont envoyé, Xavier, qui se morfond devant la télé, sursaute. Sur le tapis rouge du Festival de Cannes, Laurent Delaplace, ses comédiennes et comédiens, Sofia avec son chat Pirrhus en laisse, Satine, Glorieux, Sigmund, Pierre et le petit Osman montent les marches, vers la Palme d'Or.
 
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Rédigé par Mado

Publié dans #Voyage

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