Xavier L., 39 ans,
Escroc notoire, mondialement connu pour avoir conduit à la ruine (et certaines au suicide) un nombre conséquent de célébrités du cinéma et des médias - d'abord en France puis aux États-Unis d'Amérique. En fuite, sous le coup de plusieurs mandats d'arrêt internationaux, a pour objectif, afin d'échapper définitivement aux poursuites judiciaires dont il fait l'objet, de quitter le monde dit libre en passant à l'Est, au-delà du "rideau de fer". En raison de son agréable cadre de vie, la Yougoslavie aurait sa préférence, mais sinon un autre pays du Sud tel que la Roumanie ou la Bulgarie devrait convenir. Fort de l'impressionante fortune accumulée suite à ses inombrables escroqueries, il y refera sa vie, désormais à l'abri de tout souci comme de tout besoin.
Psycholyse...
Xavier l'avait croisé en revenant du bar en fin d'après-midi. Il ne savait pas pourquoi, mais le vieux l'avait littéralement alpagué. Sans doute l'avait-il à la bonne comme on dit. Le vieux s'était présenté par son prénom, Sigmund, mais bizarrement, il n'avait pas voulu dire son nom. Que lui, Xavier, ne donne pas son vrai nom, c'était de l'élémentaire prudence, mais que ce vieux qui avait l'air de tout sauf d'un aigrefin soit si discret, ça avait surpris Xavier. Mais dans le fond, ça n'avait aucune importance. Alors il n'insista pas. Xavier avait consenti par pure pitié à donner un peu de temps à ce vieillard qui lui apparaissait aussi joyeux qu'une porte de prison. Ce n'était certes pas un sentiment qui lui était familier, la pitié, mais Xavier pouvait quand même l'éprouver brièvement, de loin en loin, pour quelques personnes et dans des circonstances particulières. Là, ça lui était tombé dessus en voyant la gueule d'enterrement du vieux qui paraissait prêt à tout pour engager la conversation avec lui. Mal lui en prit. Le vieux faisait un truc qui avait à voir avec la psychologie, mais il appelait pas ça comme ça. Xavier ne s'en souvenait plus très bien mais le vieux parlait de psycholyse, ou d'un machin dans ce genre. Pendant plus d'une demi-heure il l'avait saoulé avec ses théories bizarroïdes comme quoi la psychologie c'était comme les icebergs, avec une partie visible, la partie émergée, et une partie invisible, de loin la plus importante, la partie immergée.
Les yeux pleins de fièvre, le vieux s'emballait en agitant ses mains dans tous les sens , lui expliquant que la conscience correspondait à la partie émergée de l'iceberg et l'inconscient à la partie immergée. Sur le coup, et même après en y repensant, ça avait paru particulièrement fumeux à Xavier : de deux choses l'une qu'il se disait, ou c'est de la psychologie et par définition ça concerne la conscience, ou alors, ça concerne plus la conscience et là ça peut pas être de la psychologie. Fallait choisir. C'était quand même simple, bon Dieu ! Qu'est-ce que ça venait foutre le bordel là-dedans cette histoire aberrante d'inconscient ? Mais comme au fond il n'en avait qu'à peu près rien à cirer de tout ce galimatias, Xavier avait hoché la tête en disant oui oui, pour faire plaisir au vieux, mais surtout en espérant que de la sorte ça se terminerait plus vite, parce que là, ça avait vraiment trop duré, ces capacités d'empathie avaient été largement dépassées. Mais, sacrebleu, plus Xavier acquiesçait, plus le vieux s'emballait !! Il devait s'imaginer commencer à conquérir le monde par sa persuasion et son éloquence. Il devenait intarissable ! C'est alors que la femme ibérique est venue se joindre au monologue. Il était clair qu'elle était tout à fait captivée par ce que racontait le vieux qui, en s'échauffant, s'était mis à parler assez fort pour qu'on l'entende de partout dans le compartiment.
Pour Xavier, ce fut une aubaine aussi inespérée que bienvenue. Sûr qu'il n'allait pas la laisser passer, lui qui était devenu depuis longtemps un expert dans l'art d'identifier puis d'exploiter la moindre opportunité que se présentait. Ça lui permettait de prendre de suite et poliment congé du vieux. C'est quand-même mieux que de l'envoyer valdinguer sans ménagement en lui faisant vertement comprendre qu'avec ses théories à la noix il le gonflait depuis déjà bien trop longtemps. Avec cordialité, il prit donc rapidement congé du vieux et de la femme, et rejoignit sans tarder sa cabine afin de se détendre un peu la tête, comme il lui arrivait parfois de dire.
Première scène dans l'Orient Express
Ça sentait pas bon. Pas bon du tout. Des deux côtés de l’Atlantique, les polices et les justices commençaient à collaborer. Et ce qu’elles découvraient, c’était pas de la bibine, c’était du lourd, du très lourd.
« Un nombre incalculable d’escroqueries - Xavier avait retenu cette phrase d’un des articles le concernant qui avait fait la une d’un journal en France - dont beaucoup ont entraîné la ruine de leurs victimes et, pour certaines d’entre elles, leur suicide. »
Et en Amérique, c’était du même tonneau. Y’avait plus le choix. Fallait partir. Et vite. Ça serait vraiment trop con, désormais si près du but, si près de la vie dont il avait toujours rêvé, de se faire coffrer pour passer ensuite le restant de son existence au trou.
Alors, dès qu’il fut informé du départ de l’Orient Express, il embarqua. Non qu’il eut quelque goût pour ce train de bourges, comme il disait. Non, le luxe et tout ces trucs, il n’en avait plus rien à foutre. Dans son ancienne vie, il avait baigné là-dedans, pas jusqu’au cou, non, mais jusque par dessus la tête. C’était simplement que les riches, on les suspecte beaucoup moins que les autres et donc, c’était plus sûr de passer par là. Et puis, ce putain de train partait vers l’Est, là où justement, il voulait aller. Ses amis n’avaient pourtant cessé de l’avertir : fais gaffe, tu sais, les cocos, ils aiment pas l’argent et ils aiment encore moins les riches, et puis là-bas, on t’estourbit comme toi tu écrases un cafard, fais vraiment gaffe, Xavier !
Ils arrêtaient pas de lui bourrer le mou avec ça. Et c’est vrai que c’était juste, tout ce qu’ils disaient.
C’était aussi beaucoup pour ça qu’il avait jeté son dévolu sur la Yougoslavie. Tito c’était un coco, mais pas un coco aligné, pas un pour et dur, un du genre qui te fait fusiller illico parce que t’as un début de commencement de désaccord avec lui. Et si la Yougoslavie c’était pas possible, y’avait toujours la Roumanie. Bon, Ceausescu avait l’air passablement chtarbé, c’est vrai, mais il avait pris ses distances avec les Soviets, puis avec les Chinois, ce qui atteste une certaine souplesse d’esprit. Et avec les gens comme ça, c’est toujours plus facile de négocier. Et puis, si rien ne marchait, il serait toujours temps de foutre le camp dans une république bananière, en Afrique ou ailleurs.
Xavier se promit de bientôt reprendre ses réflexions, mais ce dont il avait envie maintenant, c’était de se dégourdir les jambes et de prendre un peu l’air. Il avait entendu qu’une partie d’échec devait avoir lieu ce jour dans un compartiment attenant au sien. De plus, il était prévu qu’elle débute à seize heures, soit un quart d’heure de plus que l’heure qu’indiquait sa montre. Il décida donc à aller y voir de plus près.
La colère de Laurent
Xavier ne s'était pas fait que des amis durant le voyage. A la vérité, il s'y était plutôt fait des ennemis. Lui, le fis de manœuvre et de dame-pipi, il ne possédait pas les codes de la bourgeoisie. Avec ses victimes, c'était différent. Il n'était avec elles que pour le business. Ça, il connaissait sur le bout des doigts et, comme il n'y avait rien d'autre entre eux, tout se passait bien.
La première fois qu'il avait croisé le cinéaste, ça n'avait pas tard" à être plutôt rock'n'roll. Celui qu'en lui-même Xavier appelait le bellâtre du fait de sa mise impeccable et de son apparence avantageuse, s'était présenté chaleureusement à lui. Il lui avait parlé de ses films passés qui le laissaient encore sur sa faim et de son espoir d'en réaliser enfin un qui marquerait les esprits et le satisferait pleinement. Xavier avait répondu avec une de ses histoires habituelles : il était Jack Rozier, un Français émigré en Californie qui avait réussi dans l'industrie culturelle et il allait vers l'est, là où le soleil se lève (une de ses expressions rituelles dans ce genre de situations) à la conquête de nouveaux marchés. Mais il y avait un truc qui chiffonnait Xavier. Le gars disait être cinéaste. Or, à Paris, puis à Los Angeles, en passant par Montréal (où Xavier avait sévi un peu plus d'une année entre les deux), des gens du cinéma, il en connaissait une sacrée chiée. Mais ce nom, Laurent Delaplace, non, vraiment, ça ,ne lui disait rien. Pas plus qu'aucun des films qu'il disait avoir faits. Jamais entendu parler. C'était surprenant quand-même. Deux hypothèses avaient alors traversé l'esprit de Xavier : soit ce gars faisait des films de cul, soit c'était un réalisateur de films intellos.
Spontanément, sans penser à mal, Xavier testa la première.
"Vous ne feriez pas des films de cul par hasard ?"
Xavier ne tarda pas à se rendre compte que son interlocuteur venait de prendre un bazooka en pleine gueule à un moment où il ne s'y attendait pas du tout. Il tressaillit d'abord, puis s'immobilisa, yeux écarquillés, bouche grande ouverte, le souffle aussi court que saccadé. Après un bref moment d'hébétude, il contre-attaqua.
"Non mais ça va pas ? Vous êtes complètement fou ! Est-ce que je vous traite d'escroc, moi ?"
En lui-même Xavier sourit. Il pensa : "tu pourrais, coco, tu pourrais, que ça me serait difficile de te démentir."
L'autre reprit :
"Pour qui me prenez-vous ? Et pour qui vous vous prenez, vous ? Et d'abord, d'où vous venez ?"
"Moi, de la planète Terre, et vous ?"
Le visage du gars, déjà passablement empourpré, devint aussi rouge que le drapeau de feu l'Union Soviétique. C'en était trop pour lui. Il tourna brusquement les talons et partit précipitamment, à grands pas désordonnés, dans la direction opposée.Il vociférait presque des sortes d'onomatopées incompréhensibles. Tout juste Xavier crut-il pouvoir déchiffrer à un moment : "Quel con ! Mais quel con !".
Xavier haussa les épaules. Il n'y avait là rien de grave. Sans doute avait-il été trop spontané dans un milieu où il n'est pas forcément bon de l'être. De toute façon, la colère une fois passée, ils auraient l'occasion de se revoir, avec de bonnes chances que ça finisse par s'arranger d'une manière où d'une autre.
Deux choix possibles pour terminer les aventures de Xavier
"Qui sème le vent récolte la tempête" ou l'implacable loi du karma
Quelques mois après son élection triomphale, le président Zemmour avait, avec l'appui massif de l'opinion publique, rétabli la peine capitale en France. Au terme d'un procès retentissant, dont les rebondissements avaient tenu le pays en haleine, Xavier fut le premier accusé à y être condamné. Au fur et à mesure de leurs révélations, ses méfaits passés avaient stupéfait ses concitoyens, autant que leurs conséquences humaines, souvent dramatiques, parfois fatales, les avaient bouleversés. Dans le langage direct et percutant, non toujours empreint de nuances, qui lui est coutumier, le nouveau chef de l’État avait livré publiquement son sentiment à propos du verdict : "Ce type est un monstre, un nuisible, il ne mérite pas de vivre".
Une autre fois, en réaction à l'effarement d'une journaliste se demandant comment un être humain pouvait s'être comporté comme Xavier l'avait fait, le président avait parlé "d'erreur de la nature".
Seule, une actualité culturelle exceptionnelle distrayait encore l'attention des Français de cette affaire. Après avoir été unanimement salué par la critique comme un authentique chef-d’œuvre, le file Revanche avait suscité l'enthousiasme du public et venait franchir la barre des cinq millions d'entrées au box-office. A son sujet, le nouveau président avait évoqué dans la presse régionale "son immense bonheur de voir un film de cette qualité, fait par un Français de souche, un vrai Français, et célébrant l'esprit propre de la nation, rencontrer un tel succès dans la France enfin retrouvée".
La veille au soir de passer par les soins d'une exécutrice des hautes œuvres (le nouveau garde des Sceaux, Eric Ciotti, avait en effet veillé à ce qu'elle soit de sexe féminin - "par souci d'humanité" avait-il précisé), Xavier qui, tout absorbé qu'il avait été par la préparation, puis le déroulement de son procès, n'était plus au courant de rien d'autre depuis des mois, se décida à allumer une ultime fois la télévision. Il tomba sur le journal télévisé qui ouvrait sur l'actualité du jour. Après les éloges dithyrambiques des critiques, puis son triomphe populaire, Revanche venait de décrocher la Palme d'Or du Festival de Cannes. Le reportage montrait toute l'équipe du film foulant le tapis rouge sous le crépitement des flashes. Lorsque l(image zooma sur le réalisateur, Xavier le reconnut aussitôt. Son nom était Laurent Delaplace.
Champagne !
Un peu plus de quinze ans après leur lancement, les trois mandats d'arrêt internationaux à l'encontre de Xavier R. avaient été abandonnés. Il était en effet désormais évident, au-delà de tout doute raisonnable, que le célèbre escroc était décédé quelques années plus tôt d'une longue et cruelle maladie. Cancer primitif du foie, métastasé ensuite aux poumons puis au cerveau, avant de se généraliser complètement : la progression de l'affection avait été aussi impitoyable que fut pénible l'agonie. En apprenant la nouvelle et le déroulement de la fin de l'histoire, certaines des anciennes victimes de l'escroc ou de leurs proches sablèrent le champagne."
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