La fleur d'oranger

Publié le 26 Octobre 2024

Un vent frais s'est levé, chassant les nuages. J'ai posé une chaise longue sur ma terrasse et un châle sur mes épaules. Mai tarde à m'offrir un printemps désiré. J'ai vécu cet hiver comme un exil sans fin. Je ne m'habitue pas à cette campagne pluvieuse où je vis.

« J'oublie le temps qui passe

dans les volutes d'un thé

où flotte une feuille de menthe »

Un joli livre de poésie offert par ma fille « Loin des bains chauds »

Un rayon de soleil éclaire le pot bleu majorelle où j'ai planté l'an dernier un oranger. L'air embaume du parfum apaisant de ses fleurs. Une poésie, un thé à la menthe, une fleur d'oranger, me voilà en pays d'enfance, en Tunisie

Je revois l'impasse du Carrefour où vivaient mamie Berthe et tata Raymonde, sa fille cadette. Aux beaux jours, l'impasse s'animait : toutes les femmes s'installaient, qui sur des chaises, qui sur un banc ou sur les marches de leur maison. Ça riait, ça chantait, ça parlait haut et fort dans un sabir, mélange de français et de judéo-tunisien, émaillé de temps à autre de mots italiens. Seuls les Granas, l'aristocratie des juifs tunisiens venus de Livourne, parlaient ce dernier.

Je ne comprenais pas tout mais la musique des langues m'enchantait.

Toutes attendaient, en mangeant des glibettes de courge et de tournesol, l'arrivée des degazah. Ces bédouines, venues du désert avec le chergui, ce vent chaud du Sahara chargé de sable, emportaient avec elles leur précieuse marchandise, les eaux de fleurs d'oranger. Leur odeur enfermée dans de petites bonbonnes ne demandait qu'à s'échapper et chatouiller nos narines déjà conquises.

Mamie Berthe ne se séparait jamais d'une petite fiole de ce liquide précieux mélangé à de l'eau et du sucre que nous nommions mazahr. La vertu souveraine sur son cœur, qui s'affolait à la moindre contrariété, n'était plus à démontrer. Et un rien contrariait notre mamie. On ne savait jamais vraiment la cause de ses multiples et éruptives irritations.

Berthe, dite mamie de l'Ariana, son lieu de résidence, aimait à s'asseoir dans sa courette intérieure où fleurissaient un oranger ainsi que des roses qui faisaient la réputation de ce coin de campagne tunisienne. Boire son mazarh à l'ombre de son oranger décuplait les pouvoirs miraculeux de cette médecine.

Elle m'avait offert pour mon passage en classe de troisième une petite fiasque transparente ornée d'une main de fatma,- signe de protection certifié-, contenant le délicat élixir.

« Pour conjurer les affres du futur examen du B.E.P.C, ya benti ! ». C'est à dire ma fille.

Elle me savait émotive. Je redoutais les examens de passage et je les redoute encore aujourd'hui, tant je doute de moi-même.

Ces jours paralysants, je serrais très fort le flacon dans mes mains, comme pour extraire la quintessence de ses propriétés. Je récitais une petite prière sans queue ni tête, inventée pour la circonstance afin d'en renforcer la magie. Le charme n'opérait pas toujours. J'avais du repasser mon baccalauréat.

Petite, la nuit qui tombait réveillait mes peurs enfantines. Papa venait dans ma chambre que je partageais avec ma petite sœur nous raconter une histoire. Avant de sortir, papa était sommé de chasser le bouchadia* qui s'incarnait pour moi dans la crémone. Fenêtre fermée, bouchadia envolé !Si la peur persistait, maman imbibait un morceau de tulle avec la fameuse eau de fleur d'oranger sucrée. J'alternais la succion du tulle avec la succion de mon pouce gauche. Effet quasi immédiat.

J'ai continué ce rituel avec la naissance de ma fille. Un morceau de tulle imprégné de mazarh chassait l'angoisse du crépuscule.

Le soleil n'a pas gagné la partie, le ciel s'est obscurci, je frissonne. Il est temps de rentrer. Je souris, mon cœur rempli de la chaleur du pays où je suis née

 

*Le boussadia ou bouchadia était un danseur ambulant de type griot rattaché aux folklores algérien et tunisien

Il évoque par son allure et ses gestes un sorcier africain. En effet, les hommes interprétant ce rôle étaient généralement noirs car originaires du Soudan voire maquillés en noir. Islamisés et poussés à émigrer vers le Maghreb, certains sorciers auraient choisi volontairement de se transformer en personnages ridicules pour exprimer leur désarroi et perpétuer de manière déguisée leurs traditions réprimées par un islam conquérant.

Généralement sans domicile fixe et vivant d'une sorte de mendicité déguisée il parcourait naguère les routes du pays en passant de villes en villages. L'amusement par le ridicule et le déplacement d'un lieu à un autre constitue un aspect essentiel de sa personnalité. Amusant les adultes et terrorisant les enfants, il participait à l'animation des rues et des marchés en effectuant sa représentation seul au milieu de la foule rassemblée sur une place publique ou au milieu d'un souk.

 

 

Rédigé par Odile

Publié dans #Les objets

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