LE JARDIN DANS LA VILLE

Publié le 17 Juin 2024

 

Des citoyens, un environnement, les collines de Nice, voilà quelques ressentis sur une époque révolue

Pour un lecteur, ce récit

 

LE JARDIN DANS LA VILLE

 

 

ETE 1980

 

6 heures : Bêh.... Bêh résonne et réveille la vallée endormie et moi la famille ! ça me crispe les oreilles ce bêlement intempestif et acide, je m'étire et sors ; dehors, un matin frais nous saisit au saut du lit, une frange de brume transpire ras du sol annonçant une belle journée ; voilà les bêlantes Rani / Swami il manque Shunaam qui fugue pour retrouver Salomon son bouc dans le vallon.

— Quoi les filles ?

— Oh ce trait noir, oh ce regard jaune et goguenard ; cette barbiche frémissante me mâchouille sa gomme entre deux béguètements improbables... Bon, ces bêlantes sont diablement sottes.

— Puisqu'elle est en bas où tu vois un problème ?

— No problème, mes chéries, mais vaut mieux s'assurer de la chose... De toute façon, elle reviendra grosse !

 

Ces années-là sont perdues et jeunesse aussi ! Les collines, combien de fois les ai-je parcourues en marchant, sans jamais me lasser, par les sentiers odorants selon les saisons, elles sont toujours un enchantement ; l'hiver, s'aventurer sur la terre durcie pour l'installation des filets aux pieds des oliviers, c'est un peu de travail, mais le filet fait la cueillette avec efficacité ; au printemps les orchidées sauvages avoisinent les boutons d'or, les pâquerettes, les marguerites et les campanules et les ruisseaux chuchotent par éclats d'argent pour se rejoindre dans la vallée. Cheyenne, notre chienne, se vautre et s'ébroue dans la crotte et va aboyer après rongeurs et insectes, l'air est chargé de miel ! Les cerisiers vieux, mais blancs de fleurs bourdonnent d'abeilles et dans la saison d'été, on foule avec bonheur l'herbe mêlée de coquelicots afin d'atteindre, en grimpant sur l'arbre, les cerises noires et juteuses en hurlant les potins du jour ; les figues, petites et moelleuses, sont ramenées pour la confiture et, au potager, ce monstrueux compost recouvert de courgettes mignonnes et autres merveilles que l'on n'a jamais fini de goûter, croquer, cuisiner ; tout ça couronne un été en beauté ; la mousse en automne suintant son goutte-à-goutte dans le silence de cette voûte arborescente où l'écho de la ville semble si proche si lointain nous isole ; mille sons amortis en une paix qui me colle à la peau et me dilue et me lie à la terre, moi la famille.

Oui vraiment notre âme appartenait à cette terre, aux hivers de débroussaillage, aux feux, aux pommes de terre dans la braise... A l'effort et aux promenades ! s'oublier de soi était humilité et bonheur ! une qualité d'échanges qui n'a plus cours, car l'individu paupérisé trouve sa raison d'être autrement ; autre temps, autres mœurs... Revenons à nos chèvres :

 

Avec ses fugues, Shunaam nous habitue à fréquenter le vallon dans le sens Rimiez/St-André, nous serpentons sagement le long de petits murets de pierre recouverts de lichen jaune d'or et scellés de fougères de violettes de sedum acre ce raccourci qui nous descend en lacets sur la route vers le Paillon. Voilà les restanques aménagées par les paysans qui empruntaient à dos de mulet le sentier pour le transport des légumes. Sur ces plateformes se trouvent figuiers ronces sauvages délicieuses, mais aussi cerisiers, noisetiers noyers néfliers amandiers caroubiers arbousiers et la reine de Nice : l'Olivier ; des vestiges de vigne, dont quelques plants subsistent à travers la sauge et le romarin, donnent un raisin âpre et délicieux ; situé sur le versant à l'est, les matinées sont un spectacle renouvelé chaque matin comme un grand bonjour au voyageur...

 

Le sentier traverse ainsi un vieux rosier enivrant dont les pétales rouges sur le sol accompagnent notre avancée. Dans le matin calme, nous apercevons une silhouette de blanc vêtue, tel un piquet qui marque sa propriété, plantée là, dans l'herbe haute, serein, il attend ! La chienne le rejoint en dansant et autour de ce piquet, s'y frotte et s'étale sur le dos, joyeuse ; on s'approche :

 

- Jean-Baptiste... nous avons fait sa connaissance il y a des années déjà à cause de nos bêtes, mais pas que... Il est vieux à présent, ossu et robuste à la fois, peau tannée et visage buriné dans lequel l'intériorité du regard se devine incisif sous les plis des paupières, la cigarette a l'oreille qui tient par la grâce du... saint esprit, comme la dent qui lui reste, c'est Jean Ba ! comment il vit là tout seul entre son bouc et ses légumes, mystère ! En vérité, il passe l'hiver au village, la famille l'héberge moyennant quelques services. Ses activités me subjuguent tant elles semblent hors temps, mais justes et vitales ! Jean-Baptiste était peintre ouvrier et travaillait pour la commune ou autre commanditaire. A la retraite, il obtient le droit de résider là, veillant au bon fonctionnement des circuits de rando, en ces lieux un peu sombres et mystérieux ; en charrette, il a descendu ses outils et des affaires de chantier. Ici, il fait acte de présence, voilà la singularité de ce bonhomme terriblement souriant.

 

- Salut Jean-Baptiste, ben, tu imagines pourquoi on est là ?

- Salut la famille ! hum, la Shunaam est en résidence secondaire, elle a filé avec Salomon ; je les ai vus sur le versant en face... c'était pas la peine de descendre, elle remontera seulement à l'heure de son bon plaisir.

— Je te crois, Jean... ça nous fait plaisir de te revoir, tiens pour ton bouc : une pierre de sel.

— Vous voulez un verre d'eau ? Après la descente... on a soif !

– merci

Bonheur d'un échange, oh combien simple et gracieux.

 

La maison est un poème : le sentier de randonnée passe par sa cuisine, le ruisseau n'est pas très loin non plus et tout un chacun peut arriver là pendant qu'il fait la sieste ou la cuisine, pas de problème, on finit par s'asseoir dans les fauteuils en skaï rouge à discuter le bout de gras, à s'inquiéter du temps qui change si vite, des orages... à boire un coup, on finit par déjeuner d'un quignon et d'olives, à ne rien faire si ce n'est d'écouter les silences ! Ainsi le visiteur sait percevoir l'expression de l'artiste dans ces rideaux colorés aux fenêtres et murs ; il y a aussi des toiles brossées largement à la chaux qui hantent les lieux, enfin l'ensemble de l’œuvre est cohérent et lumineux et procure un bien-être stimulant ; et, bien assis, on médite carrément dans le mobilier refaçonné pour son confort ou celui d'un éventuel visiteur.

- Je me souviens, il y a longtemps, de ce chantier vers G... j'y suis resté neuf mois, dit-il en ébauchant un sourire, je ne pouvais pas le quitter, dormais et vivais sur place. Les équipes diverses se sont succédé et ont bougé pour ce lieu qui s'est monté doucement au fil de nos rêves et de notre fatigue, il a fallu ce temps de gestation pour le comprendre, l'amener au jour et l'aimer ; il en est sorti des espaces soyeux et lumineux, vibrants d'un confort total et minimaliste, je me suis quitté en lui il y a longtemps !

En ce moment, explique-t-il, je pense à un peintre des années 50, un néerlandais ! Je suis tracassé et le ressens particulièrement dans le corps ; ce chantier, dont je vous parle, se présente à ma mémoire tel un boomerang.

Jean-Baptiste fait une introspection, son fonctionnement habituel est dérangé !

 

Besoin de reprendre sa pratique du début ! Et ça date ! Alors, il travaille sur lui-même et sa souffrance ! Raviver les vieux gestes si familiers, dégrafer les vieilles toiles des châssis et les revêtir de lin de qualité trouvé dans son ménage. Il remet tout le processus d'enduction sur le tapis : la colle de peau de lapin au bain-marie, la surveillance des températures, l'encollage croisé au spalter, le respect des temps de séchage entre les couches, les ponçages, etc. jusqu'au rendu final de la toile qui est tendue comme une peau de tambour ! Puis, passer à l'impression avec sa recette personnelle à l'ancienne ; voilà ! de la musique pure ! son œuvre la plus aboutie sans contestation aucune, le reste étant superflu ! vide et action de grâce pour la plénitude de cette mission ; au fond, il n'a jamais arrêté d'être ce qu'il a toujours été puisque peindre est son affaire ici où là, le besoin, le désir, la pulsion, la rage l'amènent à l'essentiel... Il est très occupé et a beaucoup de choses à ne rien faire et les chèvres peuvent s'amuser tant que leur horloge biologique les convoque, nom d'un petit bonhomme !

 

Jean-Baptiste énigme attachante, troublante ! se quitter une fois de plus, telle est son aspiration ! en retournant toute la maison, il commence un ménage conséquent dans ce bordel ; dénombrement des outils disposés selon leurs catégories, inventorier ce qui reste, il tente d'y voir plus clair ; serein et radical, il prend son temps ; il peut durer des années ce voyage s'il en ressent du... plaisir, mais il nous confond : ce dépliement ou dé-froissement de matières accumulées dont il dévoile doucement les remugles du temps comme des bijoux, les traces de crasse dessinant le parcours des années imprimées à jamais sont plus révélateurs que tout témoignage... C'est à peine soutenable... Tout interroge sur ce personnage précieux que l'on remarque parce qu'il fait ses adieux par à-coups à son val tant aimé et une sorte de pitié dangereuse nous accable et nous refroidit le corps tant cette évidence impitoyable nous ramène à notre humanité balayée comme poussière ; un pressentiment et je deviens Jean-Baptiste ; je le perçois plus que je ne le vois ; ses gestes lumineux, brusquement, requièrent une autre dimension : le rituel de la vie, le désir et la joie, le rire et l'art de la joie et pleurer et avoir du plaisir me submergent en un chant d'amour que libèrent la Cheyenne et la suite familiale, Jean-Baptiste rythmant la cadence avec les pieds et les cadres bien tendus...

 

Mais nous sommes au XXIe siècle, et tout cela est suranné... Vogue la galère.

 

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Rédigé par Marie-Thérèse

Publié dans #Les concours

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