Eve reste !

Publié le 19 Juin 2024

Prix littéraire Marie-Anne Rouan

Prix littéraire Marie-Anne Rouan

L'association des amis de la bibliothèque, à Châteauneuf-de-Grasse, a organisé un concours d'écriture ouvert aux adultes.

Pour l'édition 2024, le thème était : PLUS LOIN, PLUS HAUT : AU-DELÀ DE SOI
 
Jean-Michel a eu le 6eme prix ex aequo !
 
Voici son texte :
 
Eve reste !
 
Un intrus s’est invité à l’intérieur de mon organisme, un petit Poucet sournois, qui n’a pas trouver mieux que de semer des petits cailloux partout dans mes artères. L’un d’eux, plus gros que les autres, est venu obstruer un vaisseau de mon cerveau.
 
C’est la fin de ma soirée tango. Ma parenthèse de la semaine juste à moi, où pendant que je me balance, que je me cambre en marchant à contretemps tout en faisant claquer les talons sur des rythmes sensuels, je m’évade, j’oublie les petits tracas hebdomadaires. On vient de terminer notre prestation, on partage nos ressentis avec mon amie Suzie, quand un long frisson me traverse, ma vision se trouble et je me mets à voir tout en double. Ensuite, le flux sanguin cogne dans mes tempes et une pression énorme assaille ma tête, comme si on compressait mon crâne entre les mâchoires d’un étau. Et dans mes tympans, un vacarme démesuré, pareil au boucan d’un moteur d’avion à réaction. L’air vient à me manquer, ma poitrine halète violemment.
Mes jambes, qui venaient de me faire virevolter avec grâce, soudain elles se dérobent sous moi. Lente, désordonnée, ma chute vers le sol entame sa course molle. Suzie et les autres se jettent vers moi, à mon secours, mais ce ne sont que des ombres troubles. Je me sens mise sur le côté, un coussin sous ma tête.
Tout devient un mélange de silhouettes et de brouhaha affolé, ponctué de :
« Eve reste avec nous ! Accroches-toi Eve !  »
 
Très vite les secours arrivent pour me prendre en charge de mon accident vasculaire ischémique.
Je me réveille aux soins intensifs, au bout de deux jours, après un léger coma. Je le saurai plus tard, les chirurgiens ont pratiqué une thrombolyse pour ôter le maudit caillou qui en attentait à ma vie.
Un rayon de soleil me chauffe la joue, à droite, je veux le chasser d’un revers de main, mais mon bras ne me suit pas dans cette démarche. Deuxième, troisième essai, toujours un échec. L’angoisse s’empare de moi, je ressens un étrange rictus à la commissure de ma bouche, toujours à droite. En fait tout cet hémisphère de mon corps est paralysé. Et mes jambes aussi sont impactées.
Je suis sous l’emprise d’un knock-out monumental, comme si un bloc de béton de mille tonnes venait de m’envoyer au tapis. Une lueur sur ma gauche je réussis à tourner ma tête, la porte de la chambre s’ouvre et Gabriel avance vers moi. Son regard est embué, il m’embrasse, passe ses doigts dans mes cheveux. Il dit qu’il a eu peur pour moi, pour lui, de me perdre, de se retrouver seul tout à coup.
Il me rassure, les enfants vont bien et s’impatientent de me revoir. Je voudrais parler, lui répondre une foule de « idem », mais mes lèvres ne s’entrouvrent pas, mes mots restent scotchés dans ma bouche à cause de ce foutu AVC. Les jours qui suivent me plongent dans un désarroi extrême, une fatalité sordide.
Je cherche une explication à ma condition, je culpabilise. Même les visites de mes parents, amis, de mes mômes ne parviennent pas à m’extraire de cette grisaille.
 
Ce matin ma noirceur est aussi épaisse que la lave pétrifiée d’un volcan éteint à jamais. Gabriel se tient tout à côté et je ne peux contenir une larme sur ma joue droite, le seul truc qui marche encore sur ce versant-là. Je suis une naufragée dans un corps qui ne m’appartient plus, une prisonnière, jetée au fond d’un cachot d’os, de chair et de sang. Le film de mon existence d’avant, tout ce qui en faisait partie intégrante et qui s’est retrouvé pulvérisé dans ma chute vers le sol juste après ma thrombose, défile en boucle au son de la musique plaintive d’un bandonéon argentin sonnant mon hallali. Une question évidente s’impose : continuer à vivre ainsi ou rester juste vivante ?
 
Gabriel est à côté de moi. Il plonge son chagrin dans la lecture tourmentée d’un roman. Le responsable du service arrive dans la chambre pour nous affranchir des résultats des dernières analyses. Malgré ma prise en charge rapide, mon attaque cérébrale a provoqué de mauvaises séquelles.
Gabriel reste aphasique, il me regarde avec un voile de tristesse, il se retourne vers le médecin et il pose la question, il le fait pour moi, il est ma voix, mon ombre mouvante.
« Vous pensez que Eve va vite pouvoir retrouver l’usage de la parole, son bras, ses jambes ? »
Un silence s’installe. Le médecin nous dévisage tour à tour, avant de se livrer.
« Je ne vais pas vous mentir, les lésions observées au dernier scanner démontrent l’étendue de la gravité. Le traitement sera long et fastidieux, mais pour le moment je ne peux me prononcer ou vous garantir un rétablissement complet et rapide. »
Il me fixe.
«  Eve, je vous dois la plus grande franchise. Il n’y a presque aucune chance que vous remarchiez un jour. 
Désolé pour cette nouvelle pourrie. Je vais vous laisser. »
Et il part. Nous deux, on reste là, en statues de glace. Gelés sur place. Gabriel se lève et sort brusquement.
Je crois qu’il veut crier, mais pas devant moi, sans doute, le faire pour moi aussi.
Je reste seule avec le double plafond comme ligne d’horizon. Je rembobine la cassette de la bande sonore des termes qui viennent d’être échangés.
 
Et puis, au cœur de la chape de plomb qui vient de s’abattre sur moi, une fêlure apparait, un filament lumineux se faufile et danse face à moi. Un mot entendu se positionne en lettres majuscules et néon phosphorescent dans mon esprit : PRESQUE
PRESQUE. PRESQUE aucune chance. ! PRESQUE, c’est juste avant jamais. C’est mieux. Mille fois mieux, voire des millions de fois.
Je me noie, emportée par le courant tumultueux d’un torrent violent et lugubre, tout à coup, ce mot « PRESQUE » surgit en plein milieu, comme un rocher salvateur, pour que je m’accroche à lui, pour pas finir engloutie, au fond de l’eau glaciale. Ce mot, cette pierre, ce bloc, je l’enlace, avec la main encore en état de marche. Ce sera ma montagne à gravir.
 
Gabriel revient, je vois qu’ il a pleuré, je lui souris, enfin, j’essaie du mieux que je peux.
Jusqu’à ce jour, ma vie se la coulait douce, partagée avec mon travail, ma famille. Rien de plus, rien de moins.
Et en une fraction de seconde, tout bascule, se précipite. Je me retrouve à flirter avec l’issue fatale.
Jusqu’alors je n’avais jamais appris à me battre, je n’en avais encore, PRESQUE, jamais eu l’occasion.
Les semaines passent, les mois. Les séances de rééducations neurologiques se suivent. Je bosse de toutes mes forces mes exercices d’orthophonie. Depuis quelques jours mon rictus labial, s’estompe. PRESQUE disparue la grimace, je souris. Des mots recommencent à sortir de ma bouche. Certes ils sont syncopés, mais je parviens à faire des bouts de phrases en mode télégraphe. Le plus dur, ce sont mes séances de kiné. Les muscles du bras, de ma jambe, d’être restés longtemps immobiles, de devoir doucement se remettre à fonctionner, me font un mal PRESQUE intolérable. J’occulte cette douleur, je pactise avec. On réussit à trouver un terrain d’entente.
Je fête la première année de cette nouvelle existence, celle de mon AVC. Gabriel achète un gâteau pour l’occasion. Je souffle la bougie posée dessus, PRESQUE du premier coup. Nous en plaisantons ensemble.
Je suis heureuse d’avoir trouver le trousseau de clés qui m’aura permis d’ouvrir la porte pour quitter cette geôle, à l’intérieur de laquelle, j’ai cru un moment, que j’y finirais mes jours.
 
Six mois passent encore. Ma diction se peaufine, elle retrouve de mieux en mieux sa clarté.
Mais j’ai souvent de longs moments d’épuisement, des problèmes de concentration, des bugs mémoriels. Dans mon cerveau, les mises à jour se poursuivent, mais lentement. Je ne le dis pas à Gabriel, je suis parfois sujette à des coups de blues, d’une grande déprime. Je le sais bien, que je ne serai plus jamais comme avant. Rien ne sera plus comme avant. Je vais devoir faire ami- ami avec cette d’épée de Damoclès au-dessus de mon crâne cabossé, cette crainte de la possibilité que cela m’arrive de nouveau. Que le fameux petit Poucet sournois revienne sur ses pas. Mais tout ça je le garde pour moi.
 
Un nouveau mois défile, enfin depuis cet après-midi, je marche. Seule. Sans béquille. Une superbe ligne droite. D’une traite. Chaque pas effectué, c’était une colline de plus d’enjambée
D’accord cette course, ce n’est pas du genre : « un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité. »
Ce ne sont que quelques pas mais pour moi, c’est comme si je venais PRESQUE de traverser toute la chaîne de l’Himalaya à moi toute seule, L’Everest en point de mire.
Gabriel et les enfants, Mes Echelles de Jacob, se trouvaient juste en face.
C’est juste le petit bout d’un nouveau chemin que j’aborde.
Je ne suis pas guérie, je ne suis pas remise, la route est longue encore. Mais j’ai du temps, mon temps. Même si c’est encore à cloche-pied, je vais mieux, je vais bien . Je réapprends enfin à être heureuse. Enfin…. PRESQUE.
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Rédigé par Jean-Michel

Publié dans #Les concours

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