LES DIX ANS à CHAMP-BORNE
Publié le 15 Mai 2024
Cette grande case au milieu de la jungle est un exutoire où toute la fatigue du voyage se déverse en une reconnaissante bienvenue ! Pourtant c'est si bon de se traîner dans l'accueil des cocotiers géants qui, se déployant comme des parasols musicaux, vous caressent et font ainsi sécher les corps trempés, épuisés.
Le verger, immensité verte et variée, est traversé d'ondes lancinantes, invisibles, qui frôlent les fruits mûrs et les font s'écraser au sol ponctuant ainsi le souffle inlassable des alizées et le balayage vigoureux des branches assourdit ou accentue ces accords insolites et néfastes des pétrels rassasiés et des fruits qui se lâchent...
Les dix ans, le corps endormi par le ronron de la dauphine, s'en échappent d'un seul mouvement et retrouvent leur grâce sur le terre-plein de la varangue ; l'accueil est souverain pour ces petites âmes si joyeuses ; du lait de coco, des bonbons au coco, des bananes et autres gâteries, et ça se met a courir comme des cafards sans plus de recommandations, ce qui du reste n'auraient servi à rien.
A inspecter les lieux, toute fatigue s'évapore. C'est assurément la maison des dix ans, pas de portes, de larges fenêtres sans rideaux, pas de mobilier embarrassant et les pièces se rejoignent, se retrouvent et se perdent sur le sol lissé et rouge du tadelack où l'invitation à la glisse est une provocation sauvage et unanimement consentie ! C'est de cette manière que les dix ans acceptent la bienvenue de l'indigène… quatre fois cet âge ou à peu près... nous sommes une force imparable.
Alors, repus de tant de bonheurs, ils s'écrasent pour une sieste réparatrice sur les nattes posées ça et là sur le sol, sans plus de conformité.
Par ici toute âme a dix ans, l'enfance égotiste ne voit pas autrement et l' adulte, cette autre engeance, s'aligne d'instinct ou avec bon sens à ce principe de bon fonctionnement environnemental : nous avons dix ans c'est simplement merveilleux d'en arriver là.
Le jour crie et la chaleur s'installe pour quelques heures, les fruits tombent et leur maturation excessivement odorante rappelle une armée d'insectes de tous ordres : mouches, taons, moucherons, fourmis, gendarmes, cloportes, vers, guêpes et autres nécrophores et coléoptères, plus petits encore, dans un vacarme informel mais réel, une petite ondée là-dessus et l'univers semble rafraîchi, reposé et silencieux, à part l'omniprésence du ressac sur la roche que la ligne bleue de l'océan, là-bas, surligne.
Et les jours cèdent à l'Obscurité complète et subite, c'est ainsi sous les tropiques ! Les nuits remplies de déchirements mélancoliques et bruitages, chutes, feulements, miaulements, jacassements mystérieux, mais les enfants n'ont pas d'oreille, ils dorment d'un sommeil égal, brutal et absolu sous les toiles d'araignées géantes des moustiquaires indispensables et les jeunes corps assoupis voyagent avec leurs songes pour rejoindre l'inconscient fondamental : c'est ainsi qu'ils grandissent...
Le jour, comme celui d'avant, on refait le monde en oubliant carrément la veille ; le jour transforme en décor merveilleux leur grâce exquise, auréolée d'un désir inconnu, la voix tintinnabule et cascade et les réponses s'enchaînent en un concert improvisé, mais, j'ai faim est un leitmotiv et comme par magie une main inconnue a dressé la table si attirante que l'on s'y rue pour honorer cette flatterie ainsi qu'un essaim de pétrels noirs sur la ligne du pêcheur, plus rien ne subsiste si ce n'est une peinture à la Spoerri, la curée après la ventrée de ces ogres déchaînés qui se contentent d'en fuir les lieux en riant pour remerciement au désordre provoqué ; ainsi, parés tel un moteur qui ronronne bien, ils s'éparpillent comme un vol de papangues rassasiés et criards.
Tout est créatif pour les dix ans ; un jour la grosse pluie, les voilà confinés ; ils ont démonté la bibliothèque pour l'installation de cabanes avec les draps arrachés, les moustiquaires décrochées, les chaises investies en tunnels se rejoignant dans une architecture insolite où l'histoire s'invente encore plus facilement que dans les livres, car, selon le projet qu'ils ont en tête, ils s'égarent dans leurs mots et oublient le sujet traité, d'ailleurs eux-même un peu perdus, finissent par tout abandonner ; encore une chance que les bouquins soient épargnés du cyclone en cours, mais le soleil revient et, après avoir éventré les lieux, ils s'envolent dans l'air frais tel le pétillement d'une coupe de champagne.
Le jour ils se chamaillent dans l'herbe sèche, se provoquant, se pinçant… mordillent une poésie musicale en roulades ensommeillées, englués qu'ils se trouvent dans la moiteur et la chaleur de leur chair, et, parfois, l'un ou l'une déclame sans raison : tu vois ?.. je serais une sirène de turquoise et de jade et les autres de se prosterner faisant allégeance à cette beauté... jusqu’à ce qu'un autre argumente : et moi je serais le requin qui est très très fort et mes dents seraient des scies... Là, d'un seul corps, la horde rapplique et répond : il est le plus fort, le plus fort…,Le plus FO... l'un se lève car le vent l'assourdit et l'invite à bouger et la meute, les oreilles plaquées dans le vent, le cheveu collé par l'air salé, débouche sur la plage de galets noirs, attrape à la baguette les oursins accrochés et les moules scellées aux roches vermoulues, les déloge et poursuit les crabes jusqu’au bord de l'océan où elle, la horde, ne peut pas se baigner car la mer est violente, méchante, violette, vorace et bruyante, elle s'abat froidement sur le basalte où les pêcheurs, seuls en scène, ramassent le poisson en le partageant avec les pétrels affamés.
Mais les dix ans se lassent d'une conquête qui n'est pas leur conquête et le vent les ramène en un seul mouvement, comme les oiseaux qu'ils sont, les ramènent ailleurs, hors-d'eux-même et heureux.
La faim rappelle ces enfants-là, la grande pièce au foyer géant fait son office, la table n'est qu'un van de riz coloré et odorant et les voici carrément les mains dans la masse, sans honte et sans conscience... le van nettoyé par cette horde de vampires qui dévale dans la lande, le corps content ! Ils jouent, se chamaillent, se tirent les cheveux et s'écroulent d'un bloc, attirés par la force centripète que dégage la grande fille plongée dans sa lecture ; le temps s'égraine autant que les scènes d'enfant d'un Schubert méditatif jusqu’au prochain réveil de ces âmes demandeuses… Le silence du ressac règle la marche du temps.
Il arrive que les dix ans ne se contrôlent, plus exaspérés malgré eux par ce vent obstiné qui girouette les cocotiers et accentue les blasphèmes des grands oiseaux. La horde, prise d'une démangeaison incontrôlable, se saisit des palmes tombées au sol et, prise de panique, elle se déploie en une chorégraphie menaçante et superbe dans la cacophonie générale, au grand risque de se blesser, alors, la grande fille se lève et s'empare du tuyau d'arrosage et, d'un jet conséquent, elle asperge copieusement le quatuor exalté, ramenant à quelques bémols en-dessous, les trémolos pour le coup assourdis, considérant que ces individus sales et transpirants, ainsi rafraîchis, seraient plus enclins à une ouverture d'esprit ou une négociation... ?
… Les enfants sont confondus et arrêtés dans leurs gestes ; ils se regardent et se voient individuellement… hébétés comme s'ils se découvraient à l'instant, cependant investis par leur complicité, ces enfants se tournent du côté de la grande fille qui, ayant rangé son tuyau, les considère, sarcastique, deux minutes silencieuse, puis éclate en un rire irrépressible et joyeux ! Les enfants, un rien figés, se prennent doucement par la main et rondement entame une rengaine qui, prenant du volume, les tourbillonne et les isole dans ce monde qu'ils revendiquent : leur enfance si précieuse… si éphémère.