Tante Lise
Publié le 3 Mars 2024
- Hélène ?
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Oui ! je suis dans le bureau
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Par ce temps ? Je pensais te trouver dehors. Tu devrais t’y installer, je viens te rejoindre avec deux tasses de ton arabica préféré
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Mais que faisais-tu tapie dans ce coin assombri ?
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Je voyageais tante. Mon esprit vagabondait au-delà des frontières et, empreinte de liberté, le monde m’appartenait. Mais dis-moi ma tante, toi qui as pas mal bourlingué, y-a-t-il une contrée qui t’a marquée plus qu’une autre ?
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Ho oui ! A cette époque, fascinée par les grands espaces j’avais opté pour le pays de l’Oncle Sam. Avec quelques années en moins, la fougue d’un pur-sang et l’audace de la jeunesse en plus, me voilà partie sac sur le dos pour vivre la grande aventure. Un voyage inoubliable tant par les beautés des paysages que par le côté mystique et irréel de ce périple !
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Raconte ma tante, je suis impatience et tout ouïe
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Mue par l’occasion de revivre un souvenir mémorable, elle bondit, s’engouffre dans l’entrée et en ressort, quelques secondes plus tard, armée de deux sous-verres format A5. Dans le premier, l’incontournable archétype d’une identité urbaine new-yorkaise, les fameux gratte-ciels. Dans la brume bleutée d’un soleil couchant, ces géants étirent leur svelte et élégante silhouette pour s’agripper à une lune naissante à peine perceptible.
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Sur le second, ce qui illustre le mieux la forêt canadienne. Il ne manque rien, la cabane en bois, un rideau de majestueux séquoias en arrière-plan et un sentier que l’on hésiterait à emprunter tant l’afforestation était dense. Je masque ma surprise en découvrant que sur les deux, en bas à droite, est gravé sur le verre « juillet 87 » ! Je n’en crois pas mes yeux. Le mystère s’épaissit et je crains de n’avoir aucun levier pour amorcer une discussion sur mes trouvailles de la boite qui m’était apparemment illicite. Devant mon air ahuri et inquisiteur, tante Lise, confortablement installée dans un transat, entame son histoire.
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Respirez à fond, me dit-il, ça va passer
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Faisant mine d’acquiescer, je décrochais un sourire poli mais plus que discret en espérant qu’il m’oublierait pendant la suite de notre périple. Par chance, dans les longs courriers, la diffusion de films permettait d’annihiler l’angoisse. Avec l’incontournable Harrison Ford dans « Indiana Jones et le temple perdu » et les « Incorruptibles », sorti le mois précédent, le temps de la traversée fut largement réduit. Alors qu’Elliot Ness et son équipe réussissaient presque à démanteler le réseau de contrebande d’Al Capone à Chicago, l’appareil amorçait la descente. A la sortie de l’aéroport je hélai un taxi. Il fila à la vitesse de l’éclair, longea une haie de maisons Victoriennes, traversa Larimer Square avant de me déposer devant l’hôtel. Au soleil couchant la ravoure embrasait le ciel de sa couleur flamboyante tandis que, par contraste, un voile opaque habillait de noir la silhouette élancée des édifices de la ville. Il était tard et, à la lueur des réverbères, je me hâtai en quête d’une taverne, histoire de me rassasier. Attablée au Roos Down, je dégustais, béatement, une de leurs spécialités en me réjouissant de ce qui m’attendait dès le lendemain. À Denver le 4 juillet, c’est la liesse. Depuis 1776 cette fête nationale commémore, en grande pompe, l’indépendance des États-Unis vis à vis de la Grande Bretagne et, ce jour-là, un festival de feux d’artifice m’attendait. Des étincelles aux nuances éclatantes déchiraient le ciel dans un vacarme assourdissant. Les déflagrations se succédaient à un rythme effréné. Les vibrations étaient perceptibles tandis qu’une fumée âcre inondait peu à peu les spectateurs. Une mise en scène bien synchronisée rehaussée d’une musique appropriée qui illustrait parfaitement chaque paysage de feu. Un spectacle pyrotechnique époustouflant qui valait vraiment le détour. Les jours suivants ont été marqués par des visites à travers la ville tout aussi intéressantes et par une excursion au Rocky Mountain National Park. Une incroyable randonnée dans une partie du parc national. Un décor grandiose où la nature est encore sauvage. La faune y est abondante et la flore luxuriante. J’ai même eu la chance d’observer un mouflon savourant à pleines dents une éclosion de fleurs sauvages. Mais je n’ose te raconter ce qui m’a le plus marquée.
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La promesse d’une aventure effrayante me fit réserver une excursion insolite. Une péripétie à vivre à Capitol Hill, l’un des plus anciens quartiers de Denver. Au programme, les sites hantés de Molly Brown House, Patterson Inn et le manoir Peabody-Whitehead. À dix-huit heures précises, prête pour le grand frisson, je rejoignais le guide et le petit groupe d’adeptes au paranormal. Craquements, courants d’air suspects, éclairage vacillant, le vécu de ces trois lieux mystiques nous propulsait inexorablement dans le fantasmagorique. Dans une lumière tamisée, nous avancions en cercle à l’affût de tout élément suspect, bruit, odeur. Nous étions pratiquement convaincus que ces étranges phénomènes émanaient d’une mise en scène parfaitement bien huilée. Malgré tout, nos regards balayaient craintivement le moindre interstice. Cela dit, le lieu qui me fit le plus vibrer fut la maison de Molly Brown, la survivante du Titanic. Cette ancienne demeure, coincée entre deux lignées d’arbres dépouillés, paraissait sinistre et suffocante. L’allée, étroite et raide, débouchait sur un perron soutenu par d’énormes poutres cramoisies. Un environnement poignant. Deux énormes lions de marbre, terni par le temps, encadraient l’entrée. Crocs saillants prêts à mordre, ces molosses agressifs m’auraient presque dissuadée d’entrer. Dès l’ouverture, un grincement sinistre dévoila l’ambiance traumatisante qui m’attendait. J’avançai prudemment dans le hall. Un mobilier d’époque imposant trônait dans le salon. Entretenus à la cire d’abeille, je reconnaissais cette douce odeur d’amande amère d’antan. Tableaux et bibelots occupaient l’espace et, là, posé sur le coin de la table, un masque. Je m’interrogeais sur sa provenance lorsque la porte se referma brusquement et me fit sursauter. Personne derrière moi, bizarre, sûrement un courant d’air ! Quelque peu impressionnée, j’accélérai le pas pour rejoindre notre accompagnateur. Il expliquait qu’une ancêtre de Molly, soupçonnée d’adultère, y aurait été emmurée par son époux. jusqu’à ce que mort s’en suive. Pour seule compagnie, il lui avait accordé une fiole de jasmin, parfum qu’elle affectionnait tout particulièrement et qui ne la quittait jamais. Depuis, elle hantait cet endroit lugubre. Des faits macabres qui, sur le champ, me glacèrent le sang. Tout en me persuadant que tout n’était que fiction et trucages pour rassasier des touristes en quête d’émotions fortes, je rasais les murs précipitamment pour regagner l’hôtel. Une douche bien chaude et une frugale collation plus tard, je m’abandonnais dans les bras de Morphée.
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Que se passe-t-il, ma tante ? Tu as, soudain, l’air déconfit
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Il était trois heures du matin lorsqu’une secousse hypnique me réveilla brutalement ! Une puissante senteur de jasmin se diffusait lentement dans la chambre. Incapable d’expliquer cet étrange phénomène, l’angoisse s’installait peu à peu. Ma gorge était serrée, mes membres rivés. Tout en scrutant minutieusement l’espace, je respirais à peine. L’impression de sentir sa présence m’oppressait. Les images d’une jeune femme en panique tournaient en boucle dans ma tête et m’empêchaient de réfléchir. Mon mental était en berne et j’essayais de contourner la peur en attribuant mon imagination débordante au récit funèbre de la veille. Le visage à demi enfoui sous les draps, je cherchais une logique mais, la fatigue aidant, je finis par m’endormir.
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Très excitant, cela dit inutile de tergiverser. Face à une telle violence, ton imagination a fantasmé.
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Attends, la suite est plus oppressante et mystérieuse que tu ne le crois… Te rappelles tu du masque déposé sur le coin de la table dans la maison de Molly ?
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De crainte de me retrouver à l‘asile, flanquée d’une étiquette de schizophrène, tu es la seule personne au courant de cette aventure et je te dispense de toute réflexion