PAUL ET CHLOÉ

Publié le 20 Février 2024

 

La glycine

– Merci ! J’en avais bien besoin !

Paul lève son verre en souriant à madame Leroy. Vêtu d’un bleu de travail, il a passé la matinée à tailler, couper, élaguer, débroussailler. Ce verre d’eau est le bienvenu. D’autant que le plus dur reste à faire.

Jardinier indépendant, il accepte tous les boulots qu’on lui propose. Aujourd’hui, il a tiré le gros lot : madame Leroy, vieille dame aisée, lui a confié son domaine à remettre en état. Un gros travail, mais un gros chèque en perspective qui tombe au bon moment. Il est en plein divorce, sa femme lui réclame une pension exorbitante, il est en recherche d’un appartement assez grand pour y accueillir ses deux enfants ; cette rentrée d’argent va lui permettre de faire avancer les choses.

– Bon, je vais m’attaquer à la glycine, dit-il en rendant le verre vide à madame Leroy.

La glycine est monstrueuse. Elle n’a pas été taillée depuis des années, elle a envahi la façade, a grimpé jusqu’au second étage, s’est glissée sous la gouttière, a soulevé quelques tuiles. Elle s’agrippe, s’incruste partout.

– Va être coton pour la rabattre, murmure Paul en installant son échelle.

Il n’est pas équipé pour ce genre de travail. Pas de nacelle, juste une échelle, une vieille tronçonneuse asthmatique, des cisailles, un sécateur un peu rouillé. Avec précaution, in gravit les barreaux, atteint le sommet de la maison, passe sur le toit pour inspecter les dégâts. Il parvient à couper quelques branches, à libérer la gouttière et remet les tuiles en place.

C’est au moment de retourner du toit sur l’échelle que l’horreur l’assaille. Le vertige ! Incapable de bouger, il reste là, au bord du vide, terrorisé.

La rencontre
 
Madame Leroy comprend tout de suite le problème. D’un petite voix tremblante, elle chevrote :
– Reculez d’un pas et asseyez-vous…
Paul, tétanisé, en est bien incapable. Bloqué, suis bloqué…
Respirez calmement, comme moi, regar…
Paul tombe du toit. Chute quelque peu amortie par le tas de feuilles et branchages qu’il venait d’entasser devant la maison, mais pas assez pour s’en sortir indemne.
Sirène, ambulance, brancard, hôpital. Paul, perdu un temps entre deux mondes, revient dans le réel.
Peux pas bouger… Sa jambe plâtrée l’observe à l’autre bout du lit, son bassin est immobilisé, ses souvenirs remontent en désordre jusqu’à la chute. Madame Leroy… le vertige… je tombe…
La terreur dans ses yeux, puis l’angoisse. Paralysé.. ? Du calme, attends le toubib.. Respire…
Appliquant, un peu tard, les bons conseils de madame Leroy, Paul se détend au rythme de sa respiration. Du regard, il explore son environnement. Hyper clean, la chambre. La porte est restée entrouverte. Quelques blouses blanches passent, un chariot couine, des bribes de bavardage traversent, s’estompent.
 
Soudain, un bolide ! Une fillette sur un fauteuil roulant électrique déboule à toute vitesse dans le couloir. Il l’a juste aperçue. Un bruit de cavalcade accompagne le ronronnement du fauteuil ; un gamin court à côté d’elle. Quelques secondes plus tard, le tapage s’arrête net.
 
 
 
Un roulement doux revient vers lui. La petite en fauteuil passe une roue timide dans la chambre.
– Bonjour Monsieur, qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?

Cinq nounours

Paul attend la visite de Chloé.
Chloé, c’est la petite fille en fauteuil roulant qui a déboulé dans sa chambre lundi dernier. Il a d’abord été surpris de cette intrusion, puis ennuyé, mais la petite bavarde a vite fait de le séduire. Une joie de vivre intacte, malgré son handicap, l’anime. Une résilience admirable. Elle lui a raconté sa chute de cheval, colonne vertébrale brisée, fauteuil à vie, avec un naturel désarmant. Une leçon de vie et de courage qui l’a galvanisé. Après sa visite, il s’est senti plus fort, prêt à entendre le verdict des médecins. Un état que Chloé a entretenu en venant le voir tous les jours.
Hier, la bonne nouvelle est arrivée : il n’aura aucune séquelle, pourra remarcher. Cri de joie de Chloé ; il a eu l’impression qu’elle se réjouissait encore plus que lui. Généreuse Chloé !
 
Elle a douze ans aujourd’hui ; il s’est débrouillé pour lui faire une surprise. Dans sa chambre, il a fait installer, grâce à la complicité de cette bonne madame Leroy, cinq gigantesques ours en peluche de couleurs vives.
Dès qu’elle franchira sa porte, Chloé sera d’abord accueillie par Nounours rose, le nounours acrobate. Tête en bas, il s’est suspendu par une patte arrière à un anneau fixé au plafond. L’autre patte arrière part joyeusement à l’horizontale, en angle droit avec son gros ventre rond, tout douillet de peluche à longs poils roses vifs, et ses deux pattes avant, largement ouvertes en croix, semblent crier : Bienvenue Chloé !
 
A la droite de Nounours rose, Nounours orange, debout, de profil, est en attente. Ses pattes avant sont prêtes à s’ouvrir pour serrer tendrement contre son torse doux et dodu une Chloé émerveillée, du moins, Paul l’espère… et Nounours orange aussi. Il a l’air si vivant avec sa truffe noire qui semble frémir, son œil vigilant et son oreille aux aguets qui percevra sûrement l’arrivée de la fillette.
A gauche de Nounours rose, Nounours rouge fait le pont inversé. En équilibre sur la patte arrière droite et la patte avant gauche, son ventre rebondi, arrondi vers le plafond, il tend ses deux autres pattes à le verticale. Tout en souplesse ce gros bonhomme-nounours ! Au-dessus de lui vole un chapeau noir. Nounours rouge est un jongleur qui n’a pas peur de la difficulté !
Plus loin, Nounours mauve et Nounours vert, debout face à face, leurs corps légèrement inclinés, jouent à la mourra. Paul en a décidé ainsi. Il expliquera le jeu à Chloé et, si elle veut bien, ils y joueront ensemble. Ce sera une journée d’anniversaire mémorable pour la petite…
 
Il inspecte du regard l’installation, une dernière fois. Chloé lui a confié qu’elle adorait les peluches ; elle va être ravie… Vivement qu’elle arrive… Paul reste attentif aux bruits dans le couloir, surtout ne pas rater l’entrée de la petite, la tête qu’elle va faire… Il criera : Bon anniversaire ! dès qu’elle apparaîtra.
Le ronronnement du fauteuil électrique se fait entendre, il progresse, il approche, il est là, il se tait. Chloé, stoppée net sur le pas de la porte, ouvre des yeux stupéfaits, émerveillés.
Bon anniversaire !
Convalescence
 
L’anniversaire de Chloé a été une réussite ; la petite a adopté tous ses nounours, ravie. Ils ont trôné sur le lit, sur la chaise, contre le mur de sa chambre, jusqu’à son départ, deux jours plus tard. A cette occasion, Paul a fait la connaissance des parents de Chloé. Ils ont sympathisé et, à la demande de Chloé, Paul a été invité à faire sa convalescence chez eux, dans leur maison normande.
Quelques jours, gares, sandwiches SNCF, tortillard de banlieue plus tard, Paul embarque dans la voiture avec Chloé et son papa, direction la maison.
 
La route serpente mollement entre haies et forêts. Par moment, l’haleine fraîche de la campagne souffle dans l’habitacle sa bucolique odeur d’herbe coupée. Au sommet d’un butte verdoyante, la voiture s’arrête, les passagers descendent admirer le point de vue.
Tu vois, ma maison c’est celle-là, dit Chloé en pointant son doigt vers la vallée.
 
Vue d’en haut, c’est une maison de poupée blanche, au toit pentu d’ardoises grises, propice à un cocooning des plus douillets. Une maison réconfortante qui interdit sa porte aux ennuis, bobos et autres malheurs en tout genre. Elle s’est blottie entre deux bosquets vigoureux, gardiens de sa tranquillité. Devant elle, une prairie, comme une nappe de printemps vert, invite au pique-nique, ou à la course pieds nus dans l’herbe moelleuse, ou à la sieste dans la douceur du temps. De grands arbres déploient leurs feuillages épais pour arrêter le regard sur leurs mystères.
Alors, les yeux se lèvent vers le ciel mauve, ondulé de nuages blancs, roses, étalé jusqu’à l’horizon, sombre ligne rectiligne qui les renvoie se perdre sur le fleuve aux méandres calmes, lisses, mauves comme le ciel, bleus comme la mémoire du ciel.
Un paysage de silence coloré pour une convalescence comme une parenthèse précieuse, lovée dans une amitié qui l’est encore plus.
 
Mado
 
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Rédigé par Mado

Publié dans #Ecrire sur des photos

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