SACREE TANTE LISE

Publié le 3 Mars 2024

Mais qui est-il ?

Mais qui est-il ? D’où vient-il ? Affublé d’un accoutrement hors du commun, son attitude porte à confusion. Agressif ? Prêt à se défendre, je m’interroge car cet individu mystérieux m’interpelle.  Cette photo, trouvée parmi celles de famille ne peut pas être un personnage de fiction. Au dos, une date « juillet 87 » ! En examinant plus attentivement, les traits de son visage ne me paraissent pas totalement inconnus.  J’ai l’impression d’avoir déjà vu ce regard sombre et dur à la fois.  Quant à ses vêtements, en parti déchirés, dévoilent un corps assez musclé. Dans cette boite remplie à ras bord, je fouille, je retourne tous les documents pour chercher un indice mais rien…..

 

Cinéma

Une nouvelle photo m’interpelle ! Une tout autre époque ! Sûrement les années 30 du temps d’Al Capone. Messieurs et dames sont affublés d’un chapeau, beaucoup plus élégant tout de même. Néanmoins j’avoue ne pas trouver le point commun entre ces deux images datées du même jour. Je flotte dans le flou artistique le plus total. Réveille-toi et cherche, ne dit-on pas qui cherche trouve ? Comment accéder à des archives sur les évènements passés ? Internet au secours. L’écran défile année par année pour s’immobiliser sur 1987. Quelle chance ! Parmi les animations de juillet s’affiche « la semaine du cinéma » à tarif réduit. Deux séances dans la même journée. Mais oui bien sûr, suis-je bête ça ne pouvait n’être que ça !

Le masque

Intriguée par les raisons qui ont pu motiver à conserver ces photos aussi longtemps, je poursuis mes recherches. Sur l’étagère, juste derrière moi, un carton, plus volumineux, sur lequel on peut lire « ne pas toucher ». Bien évidemment je suis troublée mais surtout curieuse. Après tout je suis seule, allons y. Et me voilà debout sur une chaise brinquebalante les bras en l’air essayant de braver l’interdit. Visiblement perché bien plus haut que ce que je ne pensais, j’ai du mal à atteindre le colis. Je me hisse sur la pointe des pieds en étirant mon bras à en faire craquer mes os. Mes doigts gesticulent nerveusement dans tous les sens, cherchant un angle d’attaque pour le faire basculer. Quand j’arrive enfin à l’empoigner, des effluves de poussière ancienne me chatouillent les narines et me font éternuer. Sûrement emballé depuis le siècle dernier ! A l’intérieur, quelques petits paquets soigneusement enveloppés d’un papier de soie. D’une main j’entrouvre fébrilement le premier et, sous le bruissement soyeux de l’emballage, l’objet se dévoile.

Un masque ! Bizarre ! Aurait-il un lien quelconque avec l’un des deux films ou serait-ce seulement le souvenir d’un voyage lointain ? J’effleure ce mystérieux visage aux contours vieillis par le temps.  Un ovale presque parfait qui semble raconter une histoire vécue. Je m’approche comme s’il devait me susurrer quelques secrets. Je savoure cette découverte et je me surprends à caresser ce visage orné d’éclats de céramique vernis disposés en quinconce. Cette mosaïque, qui évoque les créations artistiques du parc GUËL à Barcelone, me fascine.  Diapré de vert et de jaune en contrastes, ces couleurs reflètent l’intensité de la lumière naturelle. Au travers de ses yeux béants, surlignés de sourcils affinés, je perçois une certaine tristesse.

 

Mon index frôle l’arrête de ce nez aquilin paré de deux demi-sphères qui lui confèrent un modelé plus harmonieux. Son sourire, figé, me téléporte à Rome devant la « Bocca della Verità », masque de marbre qui trône dans le pronaos de la Basilique de Santa Maria in Cosmedin depuis 1632. Selon la légende cette bouche pouvait mordre la main des menteurs !

Je me souviens de mon hésitation avant d’y insérer craintivement la mienne et le frisson ressenti le long de mon échine, j’en trésaille encore. Les images de mon escapade romaine défilent lorsque, perdue dans mes pensées, je discerne soudain le faible cliquetis d’une clé dans la serrure.  Je sursaute au grincement de la porte qui s’ouvre et, d’un bond, je m’active pour éclipser toute trace de mon infraction. L’aventure se termine mais, ce n’est que partie remise, il me faudra poursuivre mes investigations rocambolesques.

Tante Lise

De retour plus vite que prévu de sa virée urbaine, les pas de tante Lise résonnent dans le hall. Les fines aiguilles de ses talons hauts martèlent le sol. Sûrement de nouveaux escarpins ! Soudain le timbre dynamique de sa voix m’interpelle.
  • Hélène ?
De crainte qu’elle ne me devine, je frémis et, de ma voix peu audible, je m’efforce de lui répondre en essayant de rester naturelle.
  • Oui ! je suis dans le bureau
  • Par ce temps ? Je pensais te trouver dehors. Tu devrais t’y installer, je viens te rejoindre avec deux tasses de ton arabica préféré
L’intonation employée dévoile, à coup sûr, que sa chasse aux trésors citadine a été fructueuse. Sa jovialité me met toutefois mal à l’aise et, ne souhaitant nullement la contrarier, je m’exécute en hâte.
 
Éblouie par la clarté qui me gifle violemment, le contraste saisissant me fait cligner des yeux. Une imposante glycine, envahit pompeusement la pergola. Ses lourdes grappes gorgées de lumière retombent en cascades. Du mauve au pourpre, les pétales exhibent leur camaïeu à la manière d’un peintre impressionniste. Au travers de son treillis feuillu, le soleil, retenu prisonnier, filtre quelques faisceaux de feu. Véritable havre de paix, où il fait bon lézarder, cette tonnelle est propice au farniente.
 
Je m’abandonne doucement lorsque, visiblement réjouie par son lèche vitrines, tante Lise surgit, souriante et détendue. Elle dépose, sur la table en fer forgé, quelques friandises et deux tasses d’un nectar liquoreux dont la note épicée nous enveloppe de son arôme.
  • Mais que faisais-tu tapie dans ce coin assombri ?
Quelque peu troublée, je rétorque :
  • Je voyageais tante. Mon esprit vagabondait au-delà des frontières et, empreinte de liberté, le monde m’appartenait. Mais dis-moi ma tante, toi qui as pas mal bourlingué, y-a-t-il une contrée qui t’a marquée plus qu’une autre ?
  • Ho oui ! A cette époque, fascinée par les grands espaces j’avais opté pour le pays de l’Oncle Sam. Avec quelques années en moins, la fougue d’un pur-sang et l’audace de la jeunesse en plus, me voilà partie sac sur le dos pour vivre la grande aventure. Un voyage inoubliable tant par les beautés des paysages que par le côté mystique et irréel de ce périple !
  • Raconte ma tante, je suis impatience et tout ouïe

Mue par l’occasion de revivre un souvenir mémorable, elle bondit, s’engouffre dans l’entrée et en ressort, quelques secondes plus tard, armée de deux sous-verres format A5. Dans le premier, l’incontournable archétype d’une identité urbaine new-yorkaise, les fameux gratte-ciels. Dans la brume bleutée d’un soleil couchant, ces géants étirent leur svelte et élégante silhouette pour s’agripper à une lune naissante à peine perceptible.

 

Sur le second, ce qui illustre le mieux la forêt canadienne. Il ne manque rien, la cabane en bois, un rideau de majestueux séquoias en arrière-plan et un sentier que l’on hésiterait à emprunter tant l’afforestation était dense. Je masque ma surprise en découvrant que sur les deux, en bas à droite, est gravé sur le verre « juillet 87 » ! Je n’en crois pas mes yeux. Le mystère s’épaissit et je crains de n’avoir aucun levier pour amorcer une discussion sur mes trouvailles de la boite qui m’était apparemment illicite. Devant mon air ahuri et inquisiteur, tante Lise, confortablement installée dans un transat, entame son histoire.

 
Tout a commencé l’été de l’année 1987. Trois semaines de congé pour réaliser mon rêve, celui de fouler le sol du pays le plus convoité au monde, les États-Unis. Passeport, VISA et billet d’embarquement en main, me voilà dans l’avion direction Denver. J ‘appréhendais quelque peu les dix heures de vol qui m’attendaient ce qui n’échappa pas à mon voisin de siège. L’homme, d’une trentaine d’années, avait de grands yeux noirs, le sourcil en bataille et un nez tombant sur la fameuse moustache Chevron popularisée par Tom Selleck dans la série Magnum. D’apparence posée, il avait néanmoins un je ne sais quoi qui me gênait.
  • Respirez à fond, me dit-il, ça va passer
Qu’est-ce qui allait passer ? Ma claustrophobie ? Certes pas. Mais de quoi se mêlait-il ? Encore quelqu’un qui violait mon espace intime.
  • Faisant mine d’acquiescer, je décrochais un sourire poli mais plus que discret en espérant qu’il m’oublierait pendant la suite de notre périple. Par chance, dans les longs courriers, la diffusion de films permettait d’annihiler l’angoisse. Avec l’incontournable Harrison Ford dans « Indiana Jones et le temple perdu » et les « Incorruptibles », sorti le mois précédent, le temps de la traversée fut largement réduit. Alors qu’Elliot Ness et son équipe réussissaient presque à démanteler le réseau de contrebande d’Al Capone à Chicago, l’appareil amorçait la descente. A la sortie de l’aéroport je hélai un taxi. Il fila à la vitesse de l’éclair, longea une haie de maisons Victoriennes, traversa Larimer Square avant de me déposer devant l’hôtel. Au soleil couchant la ravoure embrasait le ciel de sa couleur flamboyante tandis que, par contraste, un voile opaque habillait de noir la silhouette élancée des édifices de la ville. Il était tard et, à la lueur des réverbères, je me hâtai en quête d’une taverne, histoire de me rassasier. Attablée au Roos Down, je dégustais, béatement, une de leurs spécialités en me réjouissant de ce qui m’attendait dès le lendemain. À Denver le 4 juillet, c’est la liesse. Depuis 1776 cette fête nationale commémore, en grande pompe, l’indépendance des États-Unis vis à vis de la Grande Bretagne et, ce jour-là, un festival de feux d’artifice m’attendait. Des étincelles aux nuances éclatantes déchiraient le ciel dans un vacarme assourdissant. Les déflagrations se succédaient à un rythme effréné. Les vibrations étaient perceptibles tandis qu’une fumée âcre inondait peu à peu les spectateurs. Une mise en scène bien synchronisée rehaussée d’une musique appropriée qui illustrait parfaitement chaque paysage de feu. Un spectacle pyrotechnique époustouflant qui valait vraiment le détour. Les jours suivants ont été marqués par des visites à travers la ville tout aussi intéressantes et par une excursion au Rocky Mountain National Park. Une incroyable randonnée dans une partie du parc national. Un décor grandiose où la nature est encore sauvage. La faune y est abondante et la flore luxuriante. J’ai même eu la chance d’observer un mouflon savourant à pleines dents une éclosion de fleurs sauvages. Mais je n’ose te raconter ce qui m’a le plus marquée.
Devant mon expression quémandant la suite des évènements, tante Lise reprend son souffle et poursuit le récit de son épopée :
  • La promesse d’une aventure effrayante me fit réserver une excursion insolite. Une péripétie à vivre à Capitol Hill, l’un des plus anciens quartiers de Denver. Au programme, les sites hantés de Molly Brown House, Patterson Inn et le manoir Peabody-Whitehead. À dix-huit heures précises, prête pour le grand frisson, je rejoignais le guide et le petit groupe d’adeptes au paranormal. Craquements, courants d’air suspects, éclairage vacillant, le vécu de ces trois lieux mystiques nous propulsait inexorablement dans le fantasmagorique. Dans une lumière tamisée, nous avancions en cercle à l’affût de tout élément suspect, bruit, odeur. Nous étions pratiquement convaincus que ces étranges phénomènes émanaient d’une mise en scène parfaitement bien huilée. Malgré tout, nos regards balayaient craintivement le moindre interstice. Cela dit, le lieu qui me fit le plus vibrer fut la maison de Molly Brown, la survivante du Titanic. Cette ancienne demeure, coincée entre deux lignées d’arbres dépouillés, paraissait sinistre et suffocante. L’allée, étroite et raide, débouchait sur un perron soutenu par d’énormes poutres cramoisies. Un environnement poignant. Deux énormes lions de marbre, terni par le temps, encadraient l’entrée. Crocs saillants prêts à mordre, ces molosses agressifs m’auraient presque dissuadée d’entrer. Dès l’ouverture, un grincement sinistre dévoila l’ambiance traumatisante qui m’attendait. J’avançai prudemment dans le hall. Un mobilier d’époque imposant trônait dans le salon. Entretenus à la cire d’abeille, je reconnaissais cette douce odeur d’amande amère d’antan. Tableaux et bibelots occupaient l’espace et, là, posé sur le coin de la table, un masque. Je m’interrogeais sur sa provenance lorsque la porte se referma brusquement et me fit sursauter. Personne derrière moi, bizarre, sûrement un courant d’air ! Quelque peu impressionnée, j’accélérai le pas pour rejoindre notre accompagnateur. Il expliquait qu’une ancêtre de Molly, soupçonnée d’adultère, y aurait été emmurée par son époux. jusqu’à ce que mort s’en suive. Pour seule compagnie, il lui avait accordé une fiole de jasmin, parfum qu’elle affectionnait tout particulièrement et qui ne la quittait jamais. Depuis, elle hantait cet endroit lugubre. Des faits macabres qui, sur le champ, me glacèrent le sang. Tout en me persuadant que tout n’était que fiction et trucages pour rassasier des touristes en quête d’émotions fortes, je rasais les murs précipitamment pour regagner l’hôtel. Une douche bien chaude et une frugale collation plus tard, je m’abandonnais dans les bras de Morphée.
  • Que se passe-t-il, ma tante ? Tu as, soudain, l’air déconfit
Malgré la pâleur de son visage qui traduisait un mal être, tante Lise poursuivit :
  • Il était trois heures du matin lorsqu’une secousse hypnique me réveilla brutalement ! Une puissante senteur de jasmin se diffusait lentement dans la chambre. Incapable d’expliquer cet étrange phénomène, l’angoisse s’installait peu à peu. Ma gorge était serrée, mes membres rivés. Tout en scrutant minutieusement l’espace, je respirais à peine. L’impression de sentir sa présence m’oppressait. Les images d’une jeune femme en panique tournaient en boucle dans ma tête et m’empêchaient de réfléchir. Mon mental était en berne et j’essayais de contourner la peur en attribuant mon imagination débordante au récit funèbre de la veille. Le visage à demi enfoui sous les draps, je cherchais une logique mais, la fatigue aidant, je finis par m’endormir.
  • Très excitant, cela dit inutile de tergiverser. Face à une telle violence, ton imagination a fantasmé.
  • Attends, la suite est plus oppressante et mystérieuse que tu ne le crois… Te rappelles tu du masque déposé sur le coin de la table dans la maison de Molly ?
Je n’osais imaginer une quelconque relation entre le masque présent dans la maison de Molly et celui, ici, emballé dans le carton. Avant que je ne lui réponde, tante Lise se hisse, disparait précipitamment pour réapparaitre, quelques minutes plus tard, le fameux masque à la main en argumentant :
  • De crainte de me retrouver à l‘asile, flanquée d’une étiquette de schizophrène, tu es la seule personne au courant de cette aventure et je te dispense de toute réflexion
Un malaise pesant s’installe et me laisse bouche bée. Est-ce une fiction montée de toute pièce pour me faire comprendre à sa manière qu’elle a deviné mes exploits pendant son absence ? J’en doute. A-t-elle réellement vécu une expérience paranormale ? Difficile à croire. Pourtant les articles traitant de ce sujet sont nombreux. Télépathies, communiquer avec les défunts, sorties de corps, ovnis, esprits de l’au-delà autant de points cabalistiques qui restent inexpliqués. Le surnaturel passionne universitaires et chercheurs de fantômes tandis que les psychiatres ne jugent pas mais écoutent. Bouleversée, j’évoque un rendez-vous oublié pour prendre congé en promettant néanmoins de revenir le week-end prochain. Un affectueux baiser puis, debout dans l’entrée, je jette un dernier regard sur les deux cadres que tante Lise avait remis en place lorsque je flaire une odeur que je reconnais. Du jasmin !
 
Christiane
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Rédigé par Christiane

Publié dans #Ecrire sur des photos

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