Ad libitum
Publié le 29 Janvier 2024
Dans une vieille armoire, rue Chambon, au numéro 23, un étui de cuir râpé et craquelé somnolait.
A l’intérieur, son cuivre patiné par le temps passé, sevré de notes et moult farandoles mélodiques, un saxophone attendait sa nouvelle heure. Mais ce n’était pas n’importe lequel des saxophones, il avait appartenu jadis à « Bird », le grand Charlie Parker.
Ensemble, de Kansas-City à New-York, ils avaient connu la gloire et consécration. Leurs Notes propulsées dans les airs avaient côtoyé les plus grands jazzmans de cette époque bénie, John Coltrane, Miles Davis, Louis Armstrong.
L’usure du temps avait quelque peu rendu mat sa patine mais sa splendeur propulsée par le souffle de son compositeur mythique subsistait dans tout son corps.
Le jour où Bird partit jouer ailleurs, sous d’autres latitudes, plus célestes, il demeura, plusieurs jours abandonné dans le coin d’une chambre d’hôtel de Brooklyn.
Pour s’en débarrasser, le propriétaire ignorant tout de son histoire, le déposa chez un prêteur sur gage.
Nous étions presque en 1960, Central Park revêtait ses couleurs printanières et la porte de cette boutique grinça, un petit bout de femme, cheveux bouclés et roux, s’avança à sa hauteur d’une démarche leste avant de déposer son regard noisette sur ses touches serties d’ivoire.
Le sourire de Carla Bruni dessina une fine ciselure sur son visage, ses joues rosirent et, en passant délicatement le bout de ces doigts sur ses courbes, elle lui murmura :
« Bonjour Toi, tu ne te rappelles pas de moi mais moi oui ! »
Carla était de passage de nouveau dans cette Grande cité pour accompagner un défilé de mode Coco Chanel, pour qui elle travaillait. Au cours d’un précédent séjour, au cours d’une fin de soirée, elle avait échoué dans un Club de Manhattan où Bird et son saxo jouaient. De cette soirée mémorable elle en fut subjuguée ; bouleversée à jamais.
Jusqu’alors son univers se peuplait d’étoffes, de patrons, de fils et de points de coutures. Et soudain une sarabande d’arpèges, tierces et anatoles venait redessiner une nouvelle voûte céleste, impalpable et stratosphérique.
L’aube arriva et les mélopées sibyllines s’envolèrent définitivement.
Seule sur les trottoirs de la mégapole insomniaque, elle déambula l’âme feutrée.
Malgré son retour à Paris elle ne cessa de repenser à cette musique enchanteresse. Petit à petit elle acheta divers enregistrements à mesure de leurs parutions.
Quand Parker disparut en 1955, elle éprouva cette étrange sensation de vide, comme quand on perd un ami proche et qu’on sait qu’on n’aura plus jamais de ses nouvelles, juste des souvenirs fossilisés, figés pour toujours. Et elle repensa à ce saxophone devenu aphone et se mit en quête de le retrouver.
Elle mit des mois pour enfin le récupérer et accéder à une sorte de paix.
Aujourd’hui, à 90 ans, elle retourne rue Chambon, au numéro 23, elle re ouvre la vieille armoire et elle y re dépose à nouveau le vieil étui râpé et craquelé, avec le vieux saxophone.
Tout deux détiennent en eux une image, une âme qui les aura transportés au fil du temps.
En repartant, en refermant encore une fois la porte de l’armoire et puis celle de l’appartement, elle déposait en même temps la perspective d’une histoire nouvelle. Qu’une autre personne, le découvre, apprenne à en jouer et refaire battre le cœur qui bat au fond de son pavillon.
Le temps est précieux et lui, il joue de nous.