DIFFICULTÉ D’ÉLOCUTION
Publié le 19 Décembre 2023
Personnage :
Nom : Vagues
Prénom : Jean
40 ans, célibataire Niçois
Ouvrier à la compagnie de l’eau
Allure, mince de face, arrondi de profil
Beau gosse devant sa glace
A tendance à bégayer donc difficile à comprendre
Motivation de la croisière : aller à la rencontre des vagues dont il porte le nom et vérifier que Hokusai ne lui a pas menti.
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DIFFICULTÉ D’ÉLOCUTION
EMBARQUEMENT
Oh putain, me voila à Marseille loin de leur centre ville.
Je viens de garer ma voiture devant la gare maritime et je suis là, dans la queue pour embarquer. Le contrôle des billets fini je me retrouve devant cet énorme bateau haut de cinq étages « Le Comté de Provence ». La passerelle débouche dans un grand hall ou une multitude de personnes m’accueille comme si j’étais un ministre. Cabine 1808 4ème, étage par l’ascenseur de droite, m’indique une charmante hôtesse. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur un long couloir ; me voilà seul à la recherche de mon chez moi. 1808, j’ouvre et là, devant mes yeux éblouis, je contemple cet espace qui sera pour une semaine mon appartement.
Un grand lit tiré à quatre épingles, un coin télévision et surtout un balcon d’où je pourrai voir les vagues qui viendront jouer et mourir devant l’étrave du bateau.
Je fais le tour du propriétaire ; dans un placard bien rangé tout le matériel de sauvetage, gilet orange fluo, un sifflet tout est prévu en cas de naufrage, enfin, tout pour vous rassurer. C’est comme dans les avions quand l’hôtesse vous mime les gestes à faire en cas d’incident... à croire que les transports en commun sont dangereux.
Sur la table un dépliant plan du bateau, je vais prendre le temps de visiter cet immense paquebot.
LA TABLE DU COMMANDANT
Le bateau est impressionnant. Moi qui n’ai jamais quitté mon quartier, je découvre un monde que j’ignorais, salle de jeux, magasins de luxe où l’argent coule à flot il y a même des salles de sport, c’est plus grand que mon quartier.
De retour à ma cabine je découvre un mot, une invitation pour assister au repas du soir à la table du Commandant. Un vent de panique se mit à souffler dans ma tête.. comment vais-je m’habiller et surtout comment vais-je me comporter à table... ? Moi qui n’ai connu que la cantine de la Compagnie des Eaux heureusement je me plonge sur Google pour découvrir un tuto sur la bienséance de ce genre d’invitation.
Waouh ! Moi qui ne lis jamais, le menu à lui seul équivalait à un roman. Peuplé de mots et de phrases inconnus à mon vocabulaire. A la cantine le fromage n’était pas affiné, il était servi dans son emballage et l’entremet passion et crème fouettée chez nous il s’appelait Yaourt. Le repas fut succulent J’ai gardé dans ma bouche le gout de ce saumon poêlé sur son lit de lentilles arrosé d’une émulsion homardine. C’est dans cette ambiance de saveur, de parfum que je fis connaissance des différents passagers qui avaient embarqué au départ de Nice. Beaucoup de femmes que le commandant se fit un plaisir de nous présenter.
Ma timidité maladive due à mon handicap m’empêcha de prendre part à la discussion, mais je gardais en mémoire les noms, surtout des femmes, afin, je me le promettais comme dans le film Les Bronzés, de conclure avant la fin de la croisière.
J’écoutais Valentine parler de photo, de modèle de pose et qui me regardait comme si j’étais un top model.
A ses côtés, Julie, traductrice au tribunal de NICE, n’arrêtait pas de parler avec un petit homme qui semblait être un de ses collègues.
A mes côtés, Maya, discrète malgré la multitude de colliers et de bracelets multicolores qu’elle porte à ses poignets, ne me parle que de son ancien amour un certain Pablo.
Prés du commandant, Dominique, avec un fort accent parisien, montre ses tatouages qu’elle a aux poignets.
Me trouvant un peu éloigné de Marjolaine, je n’ai pu apprécier sa beauté qui lui valut un premier prix à un concours.
A ses côtés, Anne Sophie n’arrêtait pas de ranger ses couverts, signe de maniaquerie.
De retour dans ma cabine, je m’empressais de bien noter sur mon carnet pour ne pas oublier tous les noms de ces femmes, toutes belles à mes yeux, me promettant : demain j’attaque ! Je me mis devant la glace pour m’entrainer à les aborder :
- Bon bon bon jou jour, je je je m’ap appelle Je Je Jean.
Il fallait se rendre à l’évidence les femmes sont comme les vagues, je n’arriverais jamais à les maitriser.
L'ESCALE
Après une nuit de navigation, nous voila arrivés à Barcelone, capitale de la Catalogne, réputée pour son art et son architecture. Tous les passagers se pressèrent sur la passerelle pour aller prendre le bus qui devait nous emmener dans le centre ville. Me voila assis prés de Maya à l’avant du car, j’écoutais ma voisine qui n’arrêtait pas de me décrire le paysage qui s’offrait devant nous, elle avait l’air de bien connaitre la ville. On passa devant le jardin « Guell » célèbre parc avec ses bancs en mosaïque, le musée Picasso qui possède 4000 œuvres de l’artiste. Maya ne tarissait pas de renseignements, bien sûr elle n’oubliait pas de parler de son Pablo avec qui elle avait arpenté la célèbre rue « La Ramblas ». Moi j’étais admiratif devant tant de connaissances. N’osant pas l’interrompre, je haïssais mon handicap qui m’empêchait de lui parler. Mes mots, mes phrases restaient enfermés à l’abri de ma tête, le seul endroit où je me sentais comme les autres.
Comme toute les capitales, la circulation était dense et je profitais de ces moments pour prendre des photos des rues grouillantes de monde.
Maya me demanda ;
- Vous êtes bien silencieux, ça ne va pas ?
Je voulu lui répondre, mais elle était déjà entrain de décrire la « Sagra Famillia » devant laquelle le bus se gara.
Nous voilà à l’intérieur de cette cathédrale, monument inachevé du génie Antoine Gaudi. Nous étions devant la statue de la Vierge Marie et je ne sais pas ce qui se passa dans ma tête, je me mis à chanter l’Ave Maria de Gounod. Le groupe se retourna, Maya écarquilla les yeux, Valentine poussa un Oh ! en découvrant qu’en chantant, je ne bégayais pas ; ils m’écoutèrent en silence et me regardèrent avec des yeux nouveaux.
L’heure passa et nous regagnâmes notre bateau. Je retrouvais ma cabine avec un sentiment de joie.
Aujourd’hui j’avais pu me faire entendre en oubliant mon handicap. La soirée s’annonçait belle.
MESDAMES...
Je me remettais doucement de mes émotions de cette journée à Barcelone en regardant le bleu profond de la Méditerranée quand un bruit attira mon attention, comme si quelqu’un voulait rentrer dans ma cabine. Je quittais mon balcon et j’allais ouvrir, personne ! Je regardais dans le couloir, il était vide. Je me suis dis "tu entends des bruits" et je refermais ma porte ; le léger courant d’air fit s’envoler un petit bout de papier. Je le ramassais et j’allais le jeter dans la poubelle quand en le dépliant je pus lire : « Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux »
Texte écrit à la main, cette phrase me plongea dans des méandres de réflexions, par qui et pourquoi ?
Et si ce billet m’était destiné ? Je décidais alors de répondre, réponse que j’afficherai sur le tableau prévu à cet effet à l’entrée du restaurant.
Mais répondre à qui ? Là était le problème car le petit mot était, bien sûr, anonyme. Alors ma décision fut prise : j’allais écrire à toutes les femmes présentes sur ce bateau. Voila ce que fut ma réponse :
En réponse à votre petit mot que j’ai eu le plaisir de trouver glissé sous ma porte et qui m’a laissé pantois.
Ne sachant pas qui en est l’auteur et ne voulant pas faire d’impair, permettez que je m’adresse à vous mesdames, objets de mes tendres pensées. Vous qui m’avez écouté chanter en oubliant l’espace d’un instant mon handicap.
Lorsque je prononce vos prénoms, j’entends Rimbaud, Hugo, Verlaine et les autres, récitant des mots d’amour que j’aimerais pouvoir vous dire, mais, hélas, rien ne sort de ma bouche, tout est silence. Hier vous m’avez regardé avec, dans les yeux, des étincelles qui ont illuminé ma nuit.
Alors je peux bien vous l’avouer, je ne peux regarder une femme sans penser à l’amour, vous découvrir, vous parcourir comme un promeneur dans un merveilleux paysage. Venir juste un instant rêver sur le rivage de vos yeux.
Alors Valentine, Dominique, Maya, Marjolaine, Julie et Anne Sophie, je vous regarde. Vous êtes mes nouveaux paysages et pourtant je sais que je resterai le Jean, celui dont les mots se bousculent sans jamais s’arrêter.
Mais aujourd’hui à la Sagra Famillia, je me suis senti beau et heureux dans le reflet de vos yeux.
Signé
Jean Vagues
AU SALON
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Elle se laissa faire, me laissant jouer de son corps comme si elle devenait entre mes mains un violoncelle dont j’étais le musicien et je ne sais combien dura ma symphonie et combien de temps dura notre échange ; je ne pourrais le dire. Mais juste à un moment un voile passa dans ses yeux et d’un seul coup, elle fut submergée par une vague de plaisir qui la secoua, juste avant de s’endormir.
Je la laissais là, étendue sur le lit et doucement, je refermais la porte de sa cabine dont le numéro avait été effacé comme pour garder son anonymat.
Qui était-elle ? Valentine, Dominique, Maya, Marjolaine, Julie ou Anne Sophie, je ne le saurais jamais.
Car, soudain, on tapa à ma porte et quelqu’un cria :
« C’est l’heure Monsieur de votre rendez-vous pour votre massage »,
Qui, quoi, comment !
Je sortis de mon rêve, j’étais là, seul allongé sur mon lit. Entre mes mains, ma réponse au message mystérieux que j’avais écrit à toutes ces dames, je ne l’avais pas accrochée sur le tableau prévu à l’entrée du restaurant. Je n’avais pas osé leur dire ma vérité.
Mais une chose est sûre dans le silence de mes mots, je venais de comprendre en repensant à mon rêve et en relisant la légende qui accompagnait le tableau de Hokusai.
La Vague ? « Elle est le lien entre le ciel et la terre, la source unique de la vie, le symbole, là aussi, de la pureté et de la purification. Selon la tradition Chinoise et Taoïste, l'eau est Yin, tout comme le féminin, ce qui est souple, réceptif, patient, capable de porter et de faire naître la vie. »
Je suis une vague, je m’appelle Vagues, je suis la vie.
Juste avant de me rendre à ma séance de massage, je me rendis à la convocation du commandant nous invitant à nous rendre au salon situé à l’avant du bateau. J’arrivais, tout le monde était là, assis autour d’une grande table ovale une coupe de champagne posée devant chaque invité.
Le Commandant prit la parole :
" Bonjour soyez les bienvenues, si je vous ai convoqué aujourd’hui c’est pour vous parler de ce billet mystérieux qui circule sur mon navire. J’espère que cela ne perturbe en rien le plaisir de votre croisière.
Dans ce billet, il est dit le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais avoir de nouveaux yeux.
J’imagine que vous avez du vous poser mille questions. Je dois vous avouer que j’en suis l’auteur. Commandant d’un navire de croisière, c’est voir beaucoup de monde sans jamais les rencontrer, il en est de même pour l’ensemble des passagers.
On vit une semaine ensemble, d’escale en escale on se fabrique des souvenirs de paysages, de monuments et puis arrive le dernier jour, tout le monde débarque pour reprendre sa vie chacun de son coté.
C’est pour cela que je vous ai écrit ce billet, pour que vous puissiez vous interroger : QUI ?
Pourquoi ? Aujourd’hui il me semble que vous avez de nouveaux yeux, vous vous regardez les uns les autres et pour certains vous établissez de nouvelles relations.
Le monde, les paysages sont là, vous pourrez revenir les voir.
J’espère avoir réussi à vous faire rencontrer et à vous découvrir les uns les autres.
Je vous souhaite à toutes et à tous une excellente croisière pleine de rires et d’amitié. En vous souhaitant une bonne santé."
Un silence tomba sur le salon lorsque le commandant cessa de parler, quand Oolala brisa ce silence par un rire tonitruant, on s’est tous regardés et tous en chœur, en levant notre verre, nous avons remercié le commandant.
En moi-même je me suis dis : heureusement que je n’ai pas déposé ma réponse, et, en même temps; dans mon for antérieur je remerciais le Commandant, car grâce à lui et au mystère des rêves, je savais pourquoi je m’appelais Vagues ; en ce qui concerne mon bégaiement je suppose que cela vient du sac et du ressac sur les galets des plages de Nice...
SOIRÉE D'ADIEU
Voila la croisière s’achève et pour la dernière soirée, le commandant a invité tout le monde pour une boom comme on disait dans le temps.
La pièce était plongée dans une demi-obscurité, une boule à facette envoyé des éclats de lumière. Sur l’estrade un orchestre de jazz un orchestre s’évertuait à mettre l’ambiance en jouant des airs des années 70. Je remarquais le guitariste avec sa guitare rouge qui me rappela celle que l’on m’avait offert pour mes 20 ans. Je me dirigeais vers le bar ou je me commandais un Whisky avec glace pour me donner une contenance.
De mon poste d’observation je vis arriver Valentine, quelle femme sûre d’elle, de son charme, une robe moulante laissant imaginer le galbe de son corps. Puis arriva Anne Sophie ; j’aime son côté désinvolte qui tranche avec le côté un peu snob de Marjolaine. La soirée commençait doucement, j’en étais à mon deuxième whisky quand arriva Maya qui, de loin, me fit un sourire de connivence ; en repensant à mon rêve je me posais la question : est-ce que, ce n’était pas elle derrière le masque ?
Oolala vient s’asseoir, j’aimais bien ce personnage un peu fou ; il faut dire que c’est le seul prénom que je n’avais pas de difficulté à prononcer. Il nous a apporté une note d’exotisme pendant cette croisière. Mon complexe me faisait tenir à l’écart de tous les hommes, eux qui par leur éloquence charmaient toutes ces dames. Dominique et Julie jouaient les midinettes, quand le guitariste à la guitare rouge fit une annonce : « Qui veut venir chanter ? »
D’un coup je sentis sur moi le regard de toutes les dames qui m’invitait à dire Moi !
Me voila sur scène le micro à la main. Je commençais par « la maladie d’amour » un clin d’œil à mon handicap puis ce fut un récital des années 70, Johnny, Delpech, Michel Fugain et même pour terminer Hugues Aufray avec un « hissez haut » repris par toute la salle. La soirée se termina sous les applaudissements et les embrassades. Deux heures du matin me voila seul de retour dans ma cabine.
Epilogue
Cela fait maintenant cinq ans que je suis de retour chez moi. Et là, allongé sur les galets de la Promenade, j’écoute le bruit des vagues, le sac et le ressac qui me rappellent le temps où mes mots se heurtaient pour sortir. Suite à cette croisière, j’ai été voir un spécialiste pour les problèmes d’élocution, un orthophoniste ; aujourd’hui je vous en parle facilement, il y a cinq ans je n’aurais pu dire que le o. Je me suis marié avec une jeune femme au doux nom de Maya. La vie parfois s’amuse à nous jouer des tours Cette croisière fut pour moi une prise de confiance en moi en m’exprimant en quelques mots d’une manière fluide et non chaotique : aventure, joie, amour, tristesse et caresses, la réponse au pourquoi de ma vie.
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