LES LOUPS

Publié le 4 Février 2023

 
Sous un soleil éclatant dans un ciel bleu sans nuage, la nature revenait à la vie et le printemps faisait honneur à son nom. Le périple de Bastian, que j'avais laissé au pied du mont Ararat et ses voyages, aussi interminables que lointains, m'avaient amené à m'intéresser, plutôt, à un patrimoine régional qui regorgeait de chapelles, d'oratoires et d'églises, toutes et tous témoins d'un passé de vieilles pierres abandonnées, bien souvent, par les hommes du présent.
Par cette belle journée, j'avais décidé de me rendre dans un village de moyenne montagne où des amis m'avaient signalé une collégiale très ancienne décorée de scènes de chasse et une église Saint-Antoine du XVe siècle qui méritaient la visite.
J'arrivais sur la place du village aux alentours de midi et, en sortant de ma voiture, je vis la terrasse d'un bar-restaurant-épicerie-tabac dont l'ardoise, accrochée à un arbre, vantait "les raviolis de Marie". Je m'approchais tranquillement. Les tables étaient presque toutes occupées et le bruit de fond des conversations allait bon train. Je trouvais, en bordure des arbres, une place où m'asseoir. A ma droite une table de six bûcherons qui parlaient des difficultés de leur métier et à ma gauche un homme seul, habillé d'une sorte d'uniforme bleu qui portait, en travers de la poitrine, un plastron en cuir que je connaissais bien car il comportait un logement pour deux baguettes de tambour. Le tambour était d'ailleurs par terre à côté de lui.
Mes souvenirs étaient en train de me ramener à l'époque de mon service militaire où je jouais du même instrument, quand le patron vint à moi pour prendre ma commande. Il était petit, gros et chauve. Son tablier, taché de je ne sais quoi, ne m'inspirait pas une confiance énorme mais les gargouillements de mon estomac l'emportèrent sur mes hésitations.
Et là : Le flop !
Je voulu la jouer citadin plein de morgue, celui à qui on ne la faisait pas, et posais une question, pour le moins maladroite... Je demandais si les raviolis étaient vraiment maison. Tous les clients se tournèrent vers moi. Un silence, presque mortel s'installa et je compris que j'avais été un peu trop loin.
Le patron se pencha vers moi et me souffla à l'oreille que Marie était un trésor local auquel il ne fallait pas toucher, surtout si on était un étranger. Inutile de vous préciser que le qualificatif "d'étranger" était lourd de menace. Je ne savais plus où me mettre, quand le monsieur en uniforme vint à mon secours et dit quelques mots au patron. Il se présenta ensuite à moi et je sus que j'avais affaire au garde-champêtre du village. Je profitais de l'occasion pour lui demander des renseignements concernant le but de ma visite.
On me servait enfin une bonne assiette de raviolis, qui je dois le reconnaître, avaient un air sympathique, quand des coups de feu éclatèrent et provoquèrent ma stupéfaction. D'abord espacés et tout de suite après en rafale comme dans une bataille rangée. Le patron, à mon air stressé vint à ma table et daigna me renseigner.
- Ce n'est qu'un mariage, ne vous affolez pas, regardez ! Personne ne s'en émeut. C'est une tradition chez nous. De la mairie à l'église, le cortège nuptial sillonne les rues et les habitants tirent, en leur honneur, des coups de fusil. Remarquez bien qu'ils tirent en l'air. Maintenant si un pigeon passe par hasard....
- Mais, pourquoi des coups de fusil ? Cela peut être dangereux.
Le patron me regarda avec un regard, à la fois amusé et agacé.
- Depuis la nuit des temps, le bruit des tambours ou des fusils est destiné à éloigner le diable et le mauvais sort du chemin des Novis.
- C'est très bien, mais des tambours seraient moins dangereux que des fusils.
- Sans doute, mais chez nous il y a beaucoup plus de fusils… et autres... que de tambours. Ceci explique cela. Mais tenez regardez, ils arrivent.
En effet, je vis déboucher sur la place une joyeuse procession, précédée de deux tambours, deux fifres et une grosse caisse qui jouaient avec entrain "l'Offerte", morceau de fête des villages de la vallée.
Soulagé, je pris le parti de m'intéresser à mon assiette en disant au patron :
- Figurez-vous que j'ai eu peur qu'il s'agisse d'un accident de chasse.
J'ai cru le voir craquer et se mettre à pleurer devant autant de bêtise. En me regardant droit dans les yeux et en faisant preuve d'une patience que l'on n'accorde qu'à l’élève le plus ignare de la classe, il consentit à me répondre.
- Vous devez savoir une chose. Il est écrit dans notre patrimoine génétique qu'il n'y a jamais d'accident de chasse dans ce village. Jamais ! Tout au plus, une légère divergence d'opinion à vocation villageoise, qui doit entraîner une réponse rapide afin que le problème ne s'éternise pas. C'est aussi une tradition à laquelle nous tenons par dessus tout. Un usage local qui n'est pas sensé intéresser un quelconque quidam égaré sur la départementale qui longe la commune. Nos traditions sont des trésors inestimables et nous ne permettons à personne de les mettre en doute.
Pas encore vraiment assuré de rester en vie… J'osais :
- Je respecte vos coutumes, mais ça n'est peut être pas très légal....
Il me regarda, comme on regarde un condamné et il me demanda d'une voix grave :
- Savez-vous comment on nous appelle dans la région ?
- Non, répondis-je d'une voix qui avait perdu de sa superbe.
- Nous sommes "Les loups" et ce n'est pas usurpé.
Je compris, enfin, qu'il était urgent que je m'intéresse à Marie et surtout que je me taise. Je me promis d'aller allumer un cierge à saint Antoine pour le remercier de m'en sortir entier... Et aussi pour les raviolis qui méritaient, vraiment, le détour.
 

Rédigé par Fernand

Publié dans #Trésors du monde

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