LE TANGO ARGENTIN
Publié le 3 Février 2023
Ce soir dans le seizième arrondissement, non loin du Trocadéro, l’ancienne école de danse créée en 1929 par Mathilde Kschessinka, mon aïeule, dont la plaque est gravée à l’entrée, reçoit le tout Paris pour un spectacle de tango argentin.
Ce lieu mythique des années Trente est devenu aujourd’hui le Cabaret Nikita, un des joyaux de l’aristocratie russe. Il a gardé l’image des fastes d’antan, avec ses dorures, ses miroirs, ses fauteuils rouges. Selon les soirées, un traiteur renommé adapte les saveurs en fonction du pays.
Ce spectacle a une résonance particulière pour ma famille. Danseuse réputée, Babuska avait eu, lors d’un de ses voyages, le coup de foudre pour le tango argentin. De nombreuses photos témoignent de cet engouement pour cette danse, interdite à l’époque, jugée trop érotique.
Cette musique a bercé mon enfance. J’ai écourté mon voyage en Turquie pour assister à cet événement. Dans une heure, la troupe de danseurs de Buenos Aires nous entraînera dans ce pays où le tango est le flambeau d’un patrimoine conservé intact.
Privilège familial, j’ai la chance de me trouver assise au bar lors de l’ultime répétition. Je suis envoûtée par ce défilé de danseurs qui développent des qualités insoupçonnables. La posture, l’équilibre, le lâcher-prise, la grâce et la sensualité particulièrement chez l’un d’entre eux qui accapare mon regard. L’homme est grand, mince, ses yeux sont noirs, une barbe naissante, sa chevelure luisante attachée en une fine queue de cheval. Vêtu, comme les autres danseurs, d’un costume sombre, d’une chemise à fines rayures, rehaussé d’une cravate jaune vif, il est fascinant.
La musique s’arrête, les danseurs se dispersent sauf ce bel hidalgo qui s’approche de moi.
- Mis respetos Senora !
Me baisant la main,
- Hablas Espanol ?
Surprise, intimidée je réponds un non de la tête.
Il lance la suite de la conversation en français avec un accent envoûtant.
- Désolée Madame, j’adore votre langue mais elle est difficile. Juan-Carlos Copes ! dit-il en s’inclinant, puis ajoutant :
- Je sais que vous êtes la petite fille de la célèbre danseuse Mathilda, grand amour de mon grand-père Juan.
La conversation s’engage, je l’écoute, ébahie par ces révélations.
- Vous dansez le tango Senora ?
Rougissante je réponds :
- Oui, mais pas le tango argentin !
- Je vous laisse à regret, je vous retrouve après le spectacle.
Il me baise la main à nouveau, sourit malicieusement.
Je suis sur un nuage ! Les projecteurs multicolores sillonnent la salle, les invités prennent place, je rejoins ma table au bord de la piste.
L’orchestre s’installe : bandonéon, cordes, piano, guitare. Costumes et cravates blanc cassé, chemises noires, chaussures deux tons, les musiciens ont fière allure.
Dès les premières notes tout mon corps frissonne. Les danseurs évoluent sous mes yeux. Je ressens leurs plaisirs, leurs sensations, leurs émotions liées à la musique. Un mélange d’amour, de mélancolie, de joie, de contrariété, une certaine violence aussi, grâce à une intense fusion corporelle qui se dégage des partenaires.
Les femmes sont de toute beauté. Robes à bretelles, en lamé ou soyeuses, fendues sur un côté laissant deviner les délices féminins. Le tango argentin est une danse de glisse, sensuelle. Les pas sont courts, doux, les jambes se frôlent en harmonie par des mouvements intimes.
Dans la salle les hommes sont éblouis, émoustillés, les femmes soupirent …
Un tonnerre d’applaudissements récompense les danseurs pour ces deux heures de séduction.
Le champagne coule à flots, le buffet aux saveurs exotiques ensorcelle nos papilles. Retour de l’orchestre, la soirée continue, place aux danses de salon. Les couples se forment pour une valse, un slow fox-trot, une rumba, un paso-doble. Aux premières notes de la Cumparsita, Juan Carlos, habillé de blanc, me prend la main, m’enlace la taille. Il m’entraîne sur la piste pour un inoubliable tango.