DES ÂMES, DU VENT ET DE LA POUSSIÈRE
Publié le 13 Février 2023
De nouveau sur la route et encore une fois ma trajectoire en diagonale.
On a quitté Oaxaca au Mexique, le souvenir de mon séjour ne me lâche pas d’un pouce. Au départ j’étais juste en transit là-bas, à la recherche d’un moyen de transport pour me rendre au Pérou. J’avais trouvé une chambre dans une pension de famille, pour me reposer, chez Ana-Lucia. Toute la ville se préparait à El Dias del Muertos, la Fête des Morts. Chaque année, au début de Novembre, on invite l’âme des défunts à festoyer et danser avec les Vivants. Des costumes de squelettes envahissent les rues sur des rythmes endiablés. La Mort est moquée et tournée en dérision et les Âmes des Trépassés qui la côtoient depuis, sont accueillies à bras ouverts.
Chaque famille honore ses disparus, prépare des offrandes à leurs égards en confectionnant des plats et des pains spéciaux à la farine de maïs, décorés de figurines en terre. Ana-Lucia m’a convié à m’asseoir à sa table au côté de sa famille, pour partager leur festin destiné à saluer la mémoire de son mari, Fidel, qui venait de les quitter. Autour de moi, certains tapaient contre les murs ou avec un marteau sur des marmites, toutes les portes et fenêtres demeuraient grandes ouvertes, pour que l’Esprit des Disparus ne rentre pas la maison. On a mangé du Molé et des Tacos, on a bu de la Cerveza et du Mescal.
Tout autour de moi aucune tristesse, juste une allégresse ambiante de se retrouver à nouveau réunis entre vivants et présences invisibles. Tout ce monde chantait, riait, au son des mariachis. Ana-Lucia m’a regardé et m’a demandé, en buvant une gorgée de tequila :
– C’est Pour Fidel ! C’est ta première Fêtes des Morts ?
– Oui, chez moi, la Toussaint ça n’a rien a voir, j’ai répondu.
Et elle enchaîne :
– Pour nous ce sont des jours importants, on retrouve durant quelques heures celles et ceux qui voyagent ailleurs dans ce pays voisin transparent. On ne les voit pas mais ils sont là, crois-moi.
Elle a tourné les talons pour repartir en dansant vers la cuisine.
Près de moi, Miguel, son frère :
– Si tu avais connu Fidel, je pense que vous vous serez bien accordés. Vous avez la même attitude rêveuse. Si tu avais pu les voir ensemble, je leur disais toujours, toi et Ana-Lucia, Madre de Dios, à vous deux vous êtes la personne parfaite.
Puis, il ajoute :
– Je vais t’expliquer la véritable histoire de cette journée. Il faut remonter très loin dans le temps et l’espace. Dans les croyances précolombiennes, bien avant les Aztèques, quand on mourrait on effectuait un voyage qui durait quatre ans, au cours duquel l’Esprit du mort devaient traverser neuf mondes et surmonter de multiples épreuves, pour parvenir enfin au Mitlàn, le lieu du repos éternel, faire partie d’un tout. Et une fois l’an, ils reviennent nous saluer ; et nous avec tout ça on les salue en retour.
Le soir commençait à tomber, tout le monde s’est mis en route, on est parti vers le cimetière pour se retrouver sur la tombe de Fidel. De partout, des bougies, de la musique, la fumée odorante du copal, sorte d’encens à base de résine et sciure de bois, et des bouquets de cumpasuchil, ses fleurs orange, spécifiques pour cette célébration.
On est restés là, jusqu’au lever du jour, et on est rentrés.
La tête alourdie par la bière et trop de tequila, je buvais un café très fort pour me réveiller.
Ana-Lucia se tenait près de moi, en fumant une cigarette. Toujours son petit sourire au coin des lèvres, elle me demande :
– Pourquoi le Pérou ? Il y a une Chiquita, une femme qui t’ attends là-bas ?
– Oui, j’ai répondu, mais pas comme tu l’imagine !
Et comme les effluves de l’alcool ingurgité tout au long de la journée précédente stagnaient encore dans mes cellules et que la caféine n’agissait pas encore, en pleine désinhibition, je me suis mis à lui raconter ma vie, mon histoire obsédante avec les vieux cailloux de du cosmos, ma fascination pour les ruines du passé, la véritable raison de mon odyssée.
Et je lui parlais du Pérou, des géoglyphes mystérieux du désert de Nazca et de Maria.
Tous ces alliés complices qui ont, un soir, pris en otage ma curiosité maladive, expliquant ma position actuelle en temps et heures sur ce bout d’espace terrestre.
Voilà plusieurs mois, dans ma chambre d’auberge de jeunesse de Vik, en Islande, à quelques mètres d’une plage de sable et galets noirs, minuscules fragments de la lave basaltique qui recouvre la région, je ne trouvais pas le sommeil. Je passais d’une chaîne à l’autre sur ma télé sans savoir, d’un coup je tombe sur un vieux reportage en noir et blanc, le visage patiné par le temps de Maria Reiche la dame de Nasca, et son désert insolite inondèrent ma fenêtre cathodique.
Il y a plus de 2000 ans, au Sud du Pérou, le peuple Nazca, ancêtres des Incas, gravaient dans ce désert où il n’y a presque pas de vent, où il ne pleut presque jamais, des œuvres monumentales et, aussi incroyable que cela puisse paraître, cette relique humaine est demeurée secrète durant plusieurs siècles. A la fin des années 20, des archéologues grimpent une colline observent dans cette vallée de curieux sillons, ils n’y prêtent peu d’attention, pensent que ce sont justes d’anciens chemins d’irrigation. En fait ils ignorent encore qu’ils viennent de mettre à jour un trésor du monde, passé et actuel. Le reportage montra alors une vision aérienne en noir et blanc du site et les figures apparurent, un homme stylisé de plus de 30 mètres, un colibri, un singe, un poisson. Et Maria repris sa narration, elle avoua que depuis son arrivé, dans les années 40, elle avait répertorié plus de 800 lignes dont certaines s’étalent sur plusieurs kilomètres et des centaines de gravures titanesques, passant chaque jour à les dessiner, classer et à les balayer toutes ces lignes au fur et à mesure.
Imaginer, son corps voûté, courbé par l’âge, suivant chaque trace avec son balai, pour éloigner cette poussière du temps, figée sur ce morceau de monde…
Bien des théories, par la suite, furent échafaudées, des plus farfelues aux plus hypothétiques, mais c’est Maria qui, à force de les côtoyer, a révélé leurs véritables fonctions, un gigantesque horoscope céleste à destination des dieux.
La région était oubliée, voire juste un point sur la carte, mais tout son travail colossal accompli à remis à jour et rendu célèbre ce pays désertique. Son combat pour la préservation aboutit le jour elle réussit à le faire classer au patrimoine de l’humanité. Aujourd’hui, elle repose juste en face de ses lignes.
Trouvant ensuite une once d’évasion dans mon sommeil paradoxal, je fis des rêves peuplés de traits entremêlés et animaux au contours bizarroïdes. A mon réveil, l’aube pointait son museau, une évidence me pétrifia, il fallait que je parte, que je découvre par moi-même, ce fragment d’histoire démesuré. Après la traversée d’une mer, d’un océan et d’un continent, je touche presque qu’au but. Quand j’ai fini de lui parler de tout ça, Ana-Lucia a jeté sa cigarette, a fixé ses yeux dans les miens, elle a juste dit :
– En route je t’emmène là-bas.
Guatemala, Nicaragua, Équateur, Colombie, notre périple touche presque à son but.
On roule toujours, on a quitté Lima depuis six heures.
Le soleil se dandine tout en haut du vieux combi Volkswagen pour que la chaleur dans l’habitacle s’en donne à cœur joie. J’ai très soif, on a fini les dernières bouteilles d’eau et nos sodas qui, même tièdes et éventés, nous auront bien dépannés. Pas de station-service ou de drugstores en vue. La Pan Americana, long serpent de bitume, s’étale devant nous au milieu du sol aride et rien qui bouge.
Mon dos accuse le coup de ce voyage interminable, les amortisseurs du véhicule, s’ils existent encore et au vu du ressenti de mes lombaires, ils ne servent plus à rien. Sans doute aussi vieux et usés que cet espace au visage lunaire que nous parcourons.
A côté de moi, mains scotchées au volant, pied figé sur l’accélérateur pour mieux faire couiner les roulements à bille du moteur, Ana-Lucia, ma conductrice et guide imprévue, n’arrête pas de sourire et me regarde en fredonnant les paroles d’une chanson qui bourdonne dans la radio : Cuando el viaje acabe, tal vez sea feliz...
Avec mon espagnol sud-américain un peu bancal ça se traduit ainsi : quand le voyage sera terminé, peut être que je serai heureux. Devrais-je me sentir tout à coup concerné, moi qui parcourt notre monde depuis si longtemps ?
Et elle éclate de rire, comme pour me narguer. Le vent de la vitesse qui s’engouffre par la vitre absente de sa portière se joue de ses longs cheveux noirs grisonnants, comme les filaments désordonnés d’une comète espiègle.
Je m’assoupis quelques minutes. Un coup de frein, me secoue, je me cogne contre ma vitre.
Ana-Lucia se tient hors du fourgon. Je la rejoins.
– Regarde ! Sur le sol, m’intime-t-elle.
Et je regarde, de part et d’autre de la nationale, un long sillon coupé par le goudron. Sans un mot, nos pensées se rejoignent, et on suit l’une d’elle. Elle escalade la pente d’une colline, on adopte en parallèle cette même trajectoire, et on arrive, avec elle, tout au sommet. Les pierres roulent sous nos pas, il fait chaud, l’atmosphère ambiante est sèche. Et puis il y a ce petit sifflement, ce mince filet de vent qui flirte avec les rochers chauffés à blancs. Et puis je sens une main qui se met à serrer très fort mon avant-bras. Je regarde Ana-Lucia, elle pointe son doigt, mes yeux suivent cette direction et dans ce presque silence, comme figé dans une sorte d’Espace-Temps, je les parcours, les paupières grandes ouvertes, ébahi. Les Lignes de Maria, elles partent dans toutes les directions, de manières précises et mystérieuses. Inimaginable de songer un seul instant que des milliers d’années auparavant des personnes aient pu concevoir pareil ouvrage, le témoin silencieux d’une épopée humaine aujourd’hui disparue.
Tout à coup Ana-Lucia éclate de rire.
– Et ta Maria elle a balayé tout çà ?
On est restés là, jusqu’au coucher du soleil, on avait faim, soif, on avait besoin d’une bonne douche, on a repris la route jusqu’à la ville. On a laissé le soir venir, recouvrir une fois de plus le désert de ses secrets et sa légende. A mesure que la voiture s’éloignait, j’ai compris que, parfois, on passe son temps a chercher des réponses qu’on ne trouvera sans doute jamais, que certaines doivent restées ainsi, irrésolues et clandestines.
Il était temps pour moi, de rentrer.